CHAPITRE XIV

Les Indiens avaient repris le chemin de leur vallée étroite et oubliée, les trois guérilleros se reposaient, enroulés dans leur couverture, près du petit feu que Kovask et Marcus entretenaient. La route était dégagée, mais à quel prix ! Ils n’avaient pu parvenir à la grotte qu’à la tombée de la nuit.

— Nous ne repartirons pas avant demain, déclara Caracas. De toute façon, nous ne pouvons franchir le rio Meta que la nuit. C’est la règle.

— Le coin est surveillé ?

— Non, dit Caracas, la voix encore marquée par l’effort qu’il avait fourni au long de la journée. Mais nous avons reçu des instructions spéciales au sujet du passage du rio.

Le coin pourrait être surveillé de très haut. Par un avion-espion, par exemple.

Kovask et Marcus Clark eurent la même pensée. Les Cubains avaient dû alerter l’organisation terroriste au sujet de la trouvaille de Harvard.

— On va en profiter pour réviser le bahut, dit alors Kovask. Il a bien souffert, ces temps.

Caracas était trop épuisé pour les surveiller constamment. D’ailleurs, le G.M.C. se trouvait dans une grotte voisine, enfin, un trou suffisamment large pour le cacher à tout observateur aérien. La ligne Bogota-Caracas passant au-dessus de leurs têtes, mieux valait se méfier.

Dès que les deux hommes furent seuls, Marcus s’attaqua au longeron, tandis que Kovask, allongé sous le moteur, surveillait l’extérieur. En quelques coups de burin, le lieutenant démasqua la cache, prit quelques balises radio qu’il fourra dans sa poche et reboucha le trou avec un gros chiffon.

— Ça tiendra ce que ça tiendra, dit-il en allemand, mais pour l’instant je ne peux faire autrement. Je vais le mastiquer de graisse. Ce qu’il ne faudrait pas, c’est qu’un de nos compagnons vienne y fourrer le nez, ou un mécanicien travaillant pour eux.

— Enterre la plaque de fermeture. Marcus le fit sur place, puis rampa à l’air libre.

— On colle une balise ici ?

— Dans n’importe quel trou de rocher, pourvu qu’elle ait de l’air libre au-dessus.

Le garçon la coinça dans une fente de la roche, à quelques mètres de là.

— Le plus important sera le passage sur le rio Meta. On ne peut l’immerger et l’endroit est certainement très fourni en végétation.

— Nous verrons sur place, dit Kovask. Je vais allez voir nos amis.

Ils dormaient tous les trois et le feu crevait doucement. Kovask ramassa du bois mort pour le ranimer, mit de l’eau à chauffer. S’ils l’avaient voulu, ils se seraient débarrassés d’eux sans aucune difficulté, mais le moment n’était pas encore arrivé.

Rejoignant Marcus, il vérifia le moteur, les bougies, fit une vidange.

— Ils ont bougrement confiance, remarqua son compagnon. Je m’étonne qu’ils nous aient fauché la carte.

— A croire qu’ils n’y sont pour rien.

La nuit tombait lorsque Caracas se dressa, assez éberlué d’avoir dormi aussi longtemps.

— Un peu de café ? Il est encore chaud.

Le guérillero but en silence, contemplant ses compagnons.

— Vous avez inspecté votre camion ?

— A part quelques bricoles, il est en bon état. Nous pourrons repartir quand vous le voudrez.

— Pas avant demain. Il nous faudrait attendre la nuit non loin du rio Meta, autant rester ici. Nous pourrons récupérer totalement pour la dernière partie du voyage que nous ferons ensemble.

Kovask releva cette dernière phrase.

— Nous allons nous quitter ?

— Sur les plateaux. Dans deux jours environ. Nous attendrons un camion remontant vers le nord. Une nouvelle équipe vous prendra en charge jusqu’au Pérou. Qui sait ? Peut-être qu’au retour, nous vous attendrons pour vous reconduire à San Antonio. Ce n’est pas impossible.

Les deux hommes endormis s’éveillèrent, burent du café. Puis, ils préparèrent le repas avec les provisions que les Indiens leur avaient données. Un peu de farine de maïs, un peu de carne seca, mais les guérilleros étaient d’habiles cuisiniers.

Après le repas, chacun s’endormit dans son coin, mais le froid très vif réveilla Kovask dans la nuit. Il sortit et aperçut Caracas dans la brume qui recouvrait toute la montagne. Il s’immobilisa et l’observa. L’homme marchait lentement vers le sud.

Au bout de quelques minutes, Kovask fit du bruit en ramassant son bois mort et Caracas revint vers lui.

— J’allais en faire autant, dit-il en désignant les branches. Mais je cherchais aussi ma route pour demain.

« En plein brouillard ! », faillit s’étonner Kovask. Mais il fit celui qui n’avait pas très bien compris et rentra dans la grotte. Bientôt, les flammes réchauffèrent l’air. Il s’enroula de nouveau dans sa couverture, ne put retrouver facilement le sommeil.

Le lendemain matin, ils attendirent patiemment que le brouillard soit totalement dispersé.

— Quelle heure est-il ? demanda Caracas à l’un de ses hommes.

— Huit heures.

— Nous avons le temps. Quatre heures de route jusqu’au rio.

— Pourquoi ne pas attendre là-bas ? demanda Marcus.

— Señor, c’est la jungle et vous le regretteriez. Il faut franchir très vite la zone de végétation du rio, car la température, le climat et les insectes la rendent invivable. Il y a de nombreuses lagunes.

— Dans ce cas, on est bien ici, dit Marcus en sortant de la grotte pour regarder le paysage magnifique qui s’étendait à leurs pieds. Kovask le rejoignit peu après.

— Deux trucs. On se sépare de Caracas, dans deux jours. Les autres risquent d’être plus emm… Ensuite, plus le temps passe, plus nous avons des chances d’être découverts. Huchi a pu très bien faire une enquête sur nous. Ou même Roy. Il peut y avoir des fuites.

— L’autre chose ? demanda Marcus en surveillant la grotte et sans bouger les lèvres.

— Tu as remarqué la belle montre que Caracas porte au poignet ?

— Oui. Un superbe chrono.

— Et il demande l’heure plusieurs fois par jour !

— C’est vrai… Nom d’une pipe, tu crois que cette montre est factice ?

— J’en suis sûr. La montre contient un récepteur gonio et les aiguilles s’orientent vers de petits émetteurs disposés tout au long de la piste. C’est-à-dire une aiguille, car l’autre doit servir de repère et indiquer le nord magnétique.

— Mais alors ? … Notre mission est pratiquement couverte ?

— Doucement. Nous continuons jusqu’au rio Meta pour avoir une certitude. Tu balanceras une balise radio dans le coin. Attachée à un fil nylon imputrescible, lui-même fixé à un lest en matière plastique, par exemple.

— Une assiette ? Je perce un trou, et pour la faire filer vers le haut des arbres, facile ! Mais ça ne veut pas dire qu’elle y reste bien longtemps.

— De toute façon, nous passerons à l’attaque tout de suite après.

— Dans ce cas, pourquoi prendre des risques pour la balise ?

— On ne sait jamais. Si les trois autres avaient le dessus ?

Marcus fit la moue :

— En agissant par surprise…

— Nous pouvons être gagnés de court par Huchi ou Roy. On attaque après le rio Meta parce que nous ne sommes pas très loin de Bogota. Là-bas, nous louerons une Land Rover ou une jeep, et nous remonterons la piste pour repérer les balises, celles des terroristes. Du moins sur une courte distance.

— Et puis ?

— Retour à la Marginale pour demander des explications à Rowood et à Roy.

Le lieutenant de vaisseau hocha la tête :

— Joli programme. Je vois que la guerre n’est pas encore finie pour nous. Ce qui me fait mal au ventre, c’est la pensée de liquider nos trois copains. Ils ne sont pas mauvais diables.

— Eux, tu crois qu’ils hésiteront si Huchi leur en donne l’ordre ?

— Je ne pense pas. Le camion ?

— Exactement ce que tu penses.

Ils allumèrent des cigarettes et, quelques instants plus tard, Caracas les rejoignit.

— Vous prenez votre mal en patience ? Après le rio, dans les plateaux, ça ira beaucoup plus vite. Jusqu’aux Amazonas.

— Rien que le nom promet déjà beaucoup, dit Marcus.

— La piste y est admirable, car l’endroit est pratiquement inexploré. Vous serez au Pérou en un temps record.

— Après ? Caracas s’esclaffa :

— Fini, vous rentrerez. La piste ne va pas plus loin.

— Mais le Brésil, les autres pays ?

— Il y a une bretelle sur les plateaux. Vous verrez. Le camion que nous escorterons viendra d’Amazonie.

Au moment de partir, Kovask fit semblant de chercher dans son vide-poche.

— Tiens, j’ai perdu ma carte routière de Colombie, dit-il.

Caracas sauta sur le camion, fouilla dans son sac.

— C’est moi qui l’ai. Ici, vous n’en aviez pas besoin, n’est-ce pas ?

— Pas du tout, en effet. Si elle vous fait plaisir, vous pouvez la garder, j’en achèterai une autre au retour.

— Je vous la rendrai à San Antonio. Nous aurons certainement le plaisir de nous y voir.

Ils démarrèrent. Pour l’instant, c’était facile et la piste était matérialisée par des rochers. Aucune difficulté jusque dans la plaine, avait annoncé Caracas. Après, c’était la jungle jusqu’au rio. Marcus conduisait.

— On sait où est la carte, murmura-t-il entre les dents. On n’a pas tout perdu.

— J’ai aussi une assiette, dit Kovask.

La sortant de sa chemise, il la troua avec son couteau, passa un fil de nylon qu’il attacha.

— Une balise.

— Maintenant ?

— Profitons qu’il se trouve à l’arrière.

Marcus Clark la sortit de sa poche. Elles comportaient toutes une sorte d’oreille trouée dans laquelle il passa son fil et l’attacha. Puis, il la coinça, par mesure de précaution, au trou central de l’assiette.

— Jeune, j’adorais lancer des couvercles et les faire planer le plus longtemps possible, dit Marcus. Je me charge de l’opération pour projeter le tout en haut des arbres. Tu prendras le manche pour la traversée du rio.

Ils pénétrèrent dans la forêt épaisse et tropicale en fin d’après-midi, mais eurent l’impression de plonger en pleine nuit.

— Vous pouvez allumer vos phares ! cria Caracas.

Pour la première fois, il les rejoignit dans la cabine, s’installa sur le siège de Kovask.

— Il y a des tribus à demi sauvages chargées d’entretenir la piste. Nous ne les apercevrons pas. En échange, elles reçoivent du tabac, un peu d’alcool et de la nourriture. Avouez que c’est du beau travail, quand on songe à la rapidité avec laquelle tout repousse en quelques heures.

— Drôle d’endroit ! rouspéta Marcus en écrasant un moustique énorme sur sa joue.

— Vous comprenez pourquoi mieux vaut ne pas s’y attarder trop longtemps ? La traversée du rio est toujours difficile. Il s’agit d’un radier en bonne maçonnerie qui est construit à trente centimètres de la surface. Théoriquement, car il peut y avoir des crues, mais on a été obligé surtout de tenir compte du niveau le plus bas. Sinon, le radier formerait barrage et cela intriguerait un poste militaire situé quelques kilomètres en amont. Mais comptez près d’un mètre d’eau aujourd’hui. Le radier est glissant, malgré les rainures que l’on y a creusées. Des coquillages d’eau s’y fixent constamment.

— Joli programme, dit Marcus. C’est de plus en plus folichon, votre piste.

— Nous avons des cordes pour tirer le camion depuis la berge d’en face. A quatre, nous ne serons pas de trop. Qui prendra le volant ?

— Moi, dit Kovask.

— Très bien. Il ne faut pas hésiter une seule seconde. A partir du moment où nous tirerons, vous accélérerez le plus possible, mais en évitant de patiner. Le mieux, c’est encore la troisième si vous pouvez la garder. Jusqu’ici, tout s’est bien passé avec les autres.

Vous êtes d’excellents chauffeurs. Il n’y a pas de raison que vous échouiez.

Un quart d’heure plus tard, ils s’immobilisaient au bord du rio grossi par les eaux de pluie. Les trois guérilleros traversèrent en déroulant deux cordes fixées aux barres protégeant le radiateur.

— J’y vais ! cria Marcus. Puis, doucement, à Kovask :

— J’en profite pour envoyer l’assiette, puisqu’ils sont bien occupés à se dépatouiller dans la flotte.

Il sauta à terre et, sans hésiter une seconde, envoya l’assiette vers la cime des arbres. Elle échappa à la lueur des phares, parut s’envoler parfaitement vers les hautes branches. Marcus se déchaussa pour traverser le radier, se rattrapa in extremis à une corde tant le courant était violent. Lorsqu’il aborda de l’autre côté, il était mouillé jusqu’à la taille.

— Maintenant ! hurla Caracas, arc-bouté avec un des siens sur une corde, tandis que le lieutenant de vaisseau et le troisième guérillero tiraient sur l’autre.

Kovask engagea ses roues avant, accéléra ensuite doucement. En plein milieu, il sentit son arrière se déporter sur le radier immergé, mais les autres tiraient de toutes leurs forces et rétablirent la situation. Il pensa que lorsque l’U2 avait pris les photographies qui étaient à l’origine de la mission, le niveau était suffisamment bas pour que le camion traverse sans même ralentir.

La remontée sur la berge immergée et glissante fut le plus difficile. Mais, après un dernier effort, le G.M.C. se trouva de nouveau sur la terre ferme.

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