CHAPITRE XIII

Le rire de Caracas les stupéfia tous. De la main, il écarta le Magnum, fit signe à Kovask.

— Ne vous inquiétez pas. Nos amis Guavara commettent une lourde erreur.

L’aîné des deux frères tapa du poing sur la table sans lâcher son gros pistolet.

— Je ne me trompe pas. Quand on l’a vu une fois, on le reconnaît, non ? Avec ses cheveux presque blancs et ses yeux clairs. Il était à la Marginale et a failli nous ensevelir sous tout un camion de terre. Ensuite, il nous a pris notre fusil mitrailleur et a tenté de nous descendre.

Caracas retenait difficilement son hilarité.

— Et alors ? Pourquoi l’attaquiez-vous ? Il n’a fait que se défendre, cet homme.

— Nous en avions reçu l’ordre. Le grand Américain nous avait dit qu’on pouvait les tuer tous les deux…

— Suffît, dit le chef des guérilleros. On ne vous en demande pas tant. Je suis au courant de cette affaire. Vous avez voulu les tuer, ils ont été les plus forts. Il n’y a rien de mal à cela. Pourtant, ils ne sont pas des ennemis, et si tu as reçu une blessure d’amour-propre, tâche de l’oublier maintenant.

Guavara aîné regarda son cadet. Les deux hommes paraissaient mal convaincus. Kovask s’approcha lentement de la table.

— Je suis à la disposition du senior s’il estime que je n’ai pas combattu loyalement.

L’homme se leva d’un bond, mais Caracas fut encore plus rapide.

— Suffit. Je suis votre chef à tous et je n’admets pas de telles sottises. Kovask, vous êtes fatigué. La nuit prochaine sera très dure. Vous devriez aller vous coucher.

Kovask sourit.

— Votre ami Guavara sait bien que nous ne sommes pas des lâches. Ils étaient trois, armés, et nous, deux seulement dans notre camion. Mais je serai toujours à sa disposition. Bonsoir.

Dans le couloir, il se heurta à Marcus qui guettait l’issue de cette confrontation. Ils attendirent d’avoir refermé la porte de leur chambre pour parler.

— Ça a failli craquer, dit le lieutenant, à voix basse et en allemand.

— Preuve que nous ne sommes pas loin de la Marginale et que les guérilleros qui paralysent les travaux ont leur base dans ce pueblo. Ces gars connaissent bien la montagne et peuvent tenir en échec toutes les forces de police lancées à leurs trousses. Mais ce n’est pas tout. Tu as entendu la réflexion de Guavara ?

— Roy avait ordonné de nous attaquer ?

— Oui. Caracas était au courant. Et on nous a embauchés pour ce travail de camionneurs. Comme si Roy nous avait recommandés.

Marcus gratta ses cheveux noirs et un peu longs pour un lieutenant de vaisseau.

— Une épreuve ? Roy teste les bons camionneurs capables d’en découdre avant de les envoyer à Huchi ?

— Mais ce n’est pas lui qui nous a envoyés à l’Indien.

— Rowood ! … Tu crois qu’il y a complicité entre les deux ? Mais Rowood a été attaqué, lui aussi.

— Il lui fallait justifier son immobilisation. Ainsi, il peut fureter. Il a dû fouiller dans nos bagages pour se faire une idée plus précise sur nous.

Ils dormirent profondément jusqu’à ce que Maria frappe à leur porte.

— Le café est prêt ! leur cria-t-elle.

Dans la cuisine, Caracas et ses deux hommes étaient déjà prêts.

— Pas le temps de se raser ? demanda Marcus.

— Non, il faut partir maintenant. Et puis, nous allons de plus en plus rencontrer des barbus.

Ce qui fit rire tout le monde. Ce n’était qu’une plaisanterie, les effectifs des Castristes étant le plus souvent d’origine indienne et imberbes la plupart du temps.

— Mangez confortablement, car il faudra rouler toute la nuit sans s’arrêter. La partie la plus dangereuse du trajet peut-être, car nous roulerons à proximité de villes importantes. Dans une demi-heure, nous allons traverser la route de frontière. Les frères de Maria sont partis en éclaireurs.

Tout en buvant du café, ils engloutirent des tranches d’un jambon écarlate, qui devait sa couleur à la composition de son assaisonnement, du maïs baignant dans du beurre fondu et des beignets au miel.

— Il faut partir, maintenant, dit Caracas en jetant son cigare noir.

De sa poche, il sortit quelques billets qu’il tendit à Maria. Elle les déposa sur le coin d’un buffet, les accompagna jusqu’à la grange. Kovask s’installa au volant tandis que Marcus le guidait pour sortir. Ils sourirent une dernière fois à la jeune fille, puis se lancèrent dans la rue étroite du village, si étroite qu’ils auraient pu toucher les façades de chaque côté. Les guérilleros avaient sauté en marche. Il n’y avait qu’à descendre en direction de la route de frontière. Caracas ne tarda pas à prendre place sur le marchepied.

— Tenez-vous prêt à obéir aux lumières que vous apercevrez. Une verte et une rouge. Si elles brillent toutes les deux, vous vous arrêtez. Seulement la verte, vous foncez. La rouge, vous ralentissez sans vous arrêter. Cette route est très fréquentée et les moments de rupture dans la circulation sont très rares. Il faut en profiter. Ne vous inquiétez pas pour les buissons que vous apercevrez devant vos roues. Ils ont été plantés par les guérilleros, une sorte de plante caoutchouteuse qui se redresse après et masque le passage.

Bientôt, il aperçut une lumière verte, puis une rouge, et s’arrêta brutalement.

— Une patrouille militaire, certainement, dit nerveusement Caracas. Les deux pays s’entendent très bien pour surveiller le coin. Ils savent bien qu’il y a des passages et donneraient cher pour en connaître l’endroit précis.

La lumière verte s’éteignit et Kovask appuya doucement sur l’accélérateur. Puis, ce fut la rouge qui disparut et la verte qui s’alluma.

— Foncez, maintenant !

Il fut quelque peu interdit en découvrant la hauteur et l’étendue des buissons annoncés.

— Allez-y, vous pouvez y aller sans crainte. Il n’y eut même pas de choc et les arbustes se couchaient sous le camion dont les roues patinaient légèrement. Marcus se pencha au-dehors et vit les buissons se redresser sans mal.

— Formidable ! admira-t-il.

La route, quelques mètres d’asphalte, les deux silhouettes des frères Guavara, et de nouveau les buissons sur une cinquantaine de mètres, puis la savane.

— Voilà, dit Caracas en essuyant son front.

Il y a des années que les deux frangins ont préparé le passage. Ils ont planté des buissons de ce genre le long de la route sur des centaines de mètres. Pas régulièrement. Des étendues espacées. Les policiers et l’armée ne se doutent de rien.

— Nous sommes en Colombie ?

— Dans quelques instants. Ensuite, c’est la route de montagne, mais vous pourrez allumer vos phares en toute tranquillité. Tout ce territoire appartient aux bandes armées. Bogota n’a jamais pu en venir à bout malgré le napalm et les bombardements massifs des pueblos. Nous serons vraiment chez nous.

Kovask réfléchissait tout en conduisant.

— En somme, si les gouvernementaux bloquaient la piste, toute cette région serait en difficulté et les bandes armées obligées de capituler ?

Caracas engagea sa tête dans la portière.

— Vous ne manquez pas de jugement. Encore faudrait-il que quelqu’un trahisse le secret, et ce n’est jamais arrivé jusqu’à ce jour.

Il y avait une menace manifeste dans ses paroles. Kovask quitta la route des yeux pour le regarder tranquillement.

— Pensez-vous que nous en serions capables ?

— Je n’ai rien dit de tel, mais vous n’êtes que des gringos pour nous, même si vous avez fait vos preuves. Vous ne travaillez que pour de l’argent. Malheureusement, le recrutement de bons chauffeurs est impossible avant plusieurs années parmi les guérilleros. Ce serait beaucoup plus sûr pour tout le monde.

Puis, Caracas rejoignit ses compagnons à l’arrière et les deux officiers de marine échangèrent un regard éloquent. Plus tard, Caracas revint s’installer sur le capot pour guider le camion dans un terrain assez difficile. On quittait les moyennes altitudes pour les hauteurs. Bientôt, ils connurent le premier col interminable, avec des raidillons de quinze à vingt pour cent. Le G.M.C., peinait énormément, roulait à dix à l’heure.

— Il faudra de l’eau, bientôt ! cria Kovask à Caracas.

— C’est prévu plus loin.

Marcus s’était endormi. Il devait prendre le volant tout de suite après le col. Brusquement, la brume tomba et Caracas marcha devant le camion, une lampe à la main. Kovask allumait cigarette sur cigarette, écarquillait ses yeux rougis par le manque de sommeil et la fatigue.

Soudain, devant lui, la lampe fortement agitée forma une sorte d’arc-en-ciel. Il sentit que le moteur peinait moins. Le col était atteint.

— Pour l’eau, il y a une source, mais pour se réchauffer, il y a une thermos de café.

Ils en burent chacun un gobelet en attendant que le moteur refroidisse.

— Il y a un mois, un camion y a laissé son moteur, expliqua Caracas. Nous avons dû le démonter sur place, le charger à dos de mulets en pièce détachées. Il nous a fallu quatre bêtes, le descendre jusqu’à un village d’où il a été transporté chez le mécanicien le plus proche qui a travaillé deux jours dessus. Plus d’une semaine d’immobilisation.

Marcus, frigorifié, faisait les cent pas en se battant les flancs avec ses bras.

— Nous allons redescendre un peu, puis escalader une série de cols dont l’un est plus élevé que celui-ci. Nous roulerons également une partie de la journée pour nous rapprocher d’un autre point critique dans l’Etat de Boyaca. Nous avons le fleuve Meta à traverser, un rio assez important que les pluies ont dû gonfler ces derniers jours. Peut-être serons-nous obligés d’attendre la décrue.

— Rouler en plein jour ? Mais les avions ?

— Il y a des planques et on les entend venir de loin. Les hélicoptères également.

Il oubliait de citer les avions pouvant voler à très haute altitude, tous moteurs coupés, comme l’U2 qui avait pris les remarquables photographies que Harvard, le géographe, avait voulu négocier. Il semblait à Kovask que cette première partie de leur mission se situait plusieurs années en arrière tant le dépaysement était total. Il songea au commodore Gary Rice, sans nouvelles d’eux depuis plus d’une semaine et qui devait s’inquiéter follement.

— Nous passerons la fin de la journée dans une grotte. Pas très confortable, mais, enfin, ça ira.

Marcus s’installa au volant et le voyage se poursuivit à travers les montagnes. Les cols se succédaient, tous aussi difficiles, périlleux parfois. L’aube vint dans un brouillard si épais qu’ils furent surpris de découvrir qu’il faisait grand jour au fond d’une vallée étroite qu’habitaient des Indiens misérables, vêtus de loques mais arborant des armes assez modernes.

— Ceux-là, le gouvernement les a abandonnés depuis près de trente ans et, sans nous, ils crèveraient de faim. Nous allons leur laisser quelques médicaments et des conserves.

L’échange s’effectua au bord de la piste. Puis, Caracas discuta longuement avec celui qui semblait être le chef de la communauté, en une langue inconnue.

— L’aviation colombienne a bombardé le col que nous devrions franchir. Ils ont essayé de déblayer les rochers, mais ils manquaient de moyens. Nous devrons utiliser quelques explosifs parmi ceux que nous transportons. L’ennui, c’est que la grotte se trouve de l’autre côté. Vous pourrez dormir dans le camion pendant que nous ouvrirons un passage.

Les bombes de deux cent cinquante kilos avaient fait un travail énorme, ils le constatèrent en arrivant devant la passe en partie obstruée.

— Nous sommes là pour deux jours, dit Marcus.

Les Indiens que Caracas avait réquisitionnés sautèrent du camion, suivis par les guérilleros armés de barres à mine et de cartouches de dynamite.

— Conduisez le camion là-bas, dit Caracas.

Bientôt, les explosions se succédèrent durant des heures. Entre-temps, les Indiens faisaient la chaîne pour transporter les rochers, faisaient rouler les plus gros en unissant leurs forces.

— J’ai la dent, bâilla Marcus, mais ce n’est peut-être pas le moment d’y songer. Et il n’y a même plus de café dans la thermos.

— Fume un cigare, ça te passera le temps.

Le soleil devint bientôt insupportable à cette altitude et dans ce désert. Mais le travail n’arrêtait pas pour autant, et les Indiens, aidés des guérilleros, besognaient sans se reposer. Les deux hommes les trouvaient admirables.

— Si on les a abandonnés depuis trente ans, je comprends parfaitement qu’ils acceptent les pires conditions pour lutter contre les gars de Bogota.

— N’oublie pas qu’ils n’ont certainement pas la conscience tranquille et que, depuis la fin de la guerre, il y a eu deux cent mille victimes dans la Colombie tout entière. Chiffre officiel qu’il faut peut-être multiplier par deux ou par trois.

— Si j’allais tracer la route sur la carte routière ? J’ai effectué de beaux relèvements, cette nuit.

— File, je surveille.

Marcus grimpa dans la cabine, sortit son stylo à encre sympathique et voulut prendre la carte routière. Il ne la trouva pas à sa place et appela Kovask.

— Tu l’as planquée ailleurs ?

— Je n’y ai pas touché.

Ils cherchèrent sans grand espoir dans la cabine, ne la trouvèrent pas.

— Ou nous l’avons perdue en route, ou bien Caracas nous l’a fauchée parce qu’il a des soupçons.

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