Chapitre III LES VEILLEURS

La façon que ces deux jeunes femmes eurent de se regarder me frappa. Je suppose que j'ai tellement l'habitude de peser dans mon esprit la personnalité des témoins et de les juger d'après leurs gestes inconscients et leur comportement, que cette attitude s'étend à la vie courante, même lorsque je ne suis pas devant le tribunal. À ce moment de ma vie, tout ce qui intéressait Miss Trelawny m'intéressait; et comme elle avait été impressionnée par la nouvelle arrivée, je fus instinctivement porté à la juger également. En les comparant l'une à l'autre, il me semblait acquérir une meilleure connaissance de Miss Trelawny. Les deux femmes offraient certainement un contraste marqué. Miss Trelawny avait une ravissante silhouette; elle était brune, avec des traits réguliers. Elle avait des yeux merveilleux, grands, largement ouverts, d'un noir velouté, d'une mystérieuse profondeur. Les sourcils étaient caractéristiques. Délicatement dessinés, très fournis, ils semblaient constituer le cadre idéal pour ces yeux profonds et splendides. Ses cheveux étaient également noirs, fins comme de la soie. Toute sa personne semblait d'une harmonie parfaite: port, silhouette, cheveux, yeux; la bouche mobile et pleine, avec des lèvres écarlates et des dents éblouissantes qui semblaient éclairer la partie inférieure du visage – tandis que les yeux en éclairaient la partie supérieure; la large courbe de la mâchoire, depuis le menton jusqu'à l'oreille; les longs doigts effilés; la main qui donnait l'impression de se mouvoir à partir du poignet comme si elle avait eu une existence propre. Toutes ces perfections contribuaient à faire une personnalité qui s'imposait par sa grâce, son harmonie, sa beauté, ou son charme.


D'autre part, Nurse Kennedy était plutôt d'une taille inférieure à la normale. Elle était solidement bâtie, avec des membres vigoureux, des mains larges, fortes et capables. Dans l'ensemble, elle était de la couleur des feuilles d'automne. Après avoir examiné le lit qui venait d'être fait et avoir secoué les oreillers, elle s'adressa au docteur, qui lui donna ses instructions. Peu après, à nous quatre, nous soulevions du sofa le malade inconscient.


Au début de l'après-midi, quand le sergent Daw fut revenu, je me rendis à mes bureaux de Jermyn Street et fis envoyer vêtements, livres et papiers dont j'étais susceptible d'avoir besoin dans les prochains jours. Puis, j'allai accomplir mes fonctions juridiques.


Ce jour-là, la Cour siégea jusqu'à une heure avancée car une affaire importante se terminait; il était six heures tapant quand je m'arrêtai devant la porte de Kensington Palace Road. Je vis qu'on m'avait installé dans une grande chambre voisine de celle du malade.


Ce soir-là, le docteur nous dit:


– Je suis réellement et absolument incapable de trouver aucune raison valable à cet état de stupeur. J'ai procédé à un examen aussi complet que je suis capable de le faire; et j'ai la certitude qu'il n'y a aucune blessure du cerveau, c'est-à-dire externe. À dire vrai, tous les organes vitaux paraissent intacts. J'ai fait prendre, comme vous le savez, des aliments au malade à plusieurs reprises, et cela lui a manifestement fait du bien. Sa respiration est forte et régulière, son pouls est plus lent et plus vigoureux que ce matin. Je ne peux trouver la trace d'aucune drogue connue, et cet état d'inconscience ne ressemble à aucun des nombreux cas de sommeil hypnotique que j'ai pu observer à l'hôpital Charcot, de Paris. Quant à ces blessures – tout en parlant, il posait doucement le doigt sur le poignet bandé qui reposait sur la couverture -, je ne sais qu'en penser. Elles auraient pu être faites par une machine à carder; mais cette supposition est insoutenable. C'est dans le domaine du possible qu'elles aient été faites par un animal sauvage qui aurait voulu se faire les griffes. D'après ce qu'on me dit, cela est également impossible. À propos, avez-vous ici dans la maison des animaux de compagnie un peu étranges; quelque chose d'exceptionnel, comme un chat-tigre ou quelque chose de peu commun?


Miss Trelawny eut un sourire triste qui me fendit le cœur:


– Oh non! répondit-elle. Mon père n'aime pas qu'il y ait des animaux dans la maison, sauf quand ils sont morts et momifiés.


Cela fut dit avec une certaine amertume – ou une pointe de jalousie, je ne pourrais dire.


– Même mon pauvre chat n'a été admis à rester que par tolérance. Bien qu'il soit le plus charmant et le mieux élevé des chats, il est en quelque sorte banni et il n'est pas admis dans cette chambre.


Tandis qu'elle parlait on entendit un léger grattement sur le bouton de la porte. Le visage de Miss Trelawny, s'illumina aussitôt. Elle se précipita à la porte en disant:


– Le voici! C'est mon Silvio. Quand il veut entrer dans une pièce, il se dresse sur ses pattes de derrière et il gratte le bouton de la porte.


Elle ouvrit et s'adressa au chat comme à un bébé.


– Il voulait voir sa maman? Entre, alors, mais tu dois rester avec elle.


Elle souleva le chat et revint en le portant dans ses bras. C'était certainement un magnifique animal. Un persan gris chinchilla aux longs poils soyeux; un animal vraiment princier, avec une expression hautaine en dépit de sa douceur; et avec de grosses pattes qui s'étalaient quand il les posait par terre. Tandis qu'elle le caressait, il se tortilla soudain comme une anguille et s'échappa de ses bras. Il traversa la chambre en courant et se planta devant une table basse sur laquelle se trouvait la momie d'un animal et se mit à miauler et à gronder. Miss Trelawny bondit sur lui, et le souleva dans ses bras bien qu'il ait lutté et se soit débattu pour lui échapper; il ne mordait ni ne griffait cependant, car il adorait évidemment sa belle maîtresse. Dès qu'il fut dans ses bras, il cessa de faire du bruit; elle le réprimanda à mi-voix:


– Vilain Silvio! Tu as manqué à la parole que ta mère avait donnée en ton nom. À présent, dis bonsoir à ces messieurs, et viens dans la chambre de ta maman!


En même temps, elle me tendait la patte du chat pour que je la serre. Ce faisant je ne pus m'empêcher d'admirer sa taille et sa beauté.


– Mais, dis-je, sa patte à l'air d'un petit gant de boxe plein de griffes.


– Cela doit être ainsi, dit-elle en souriant. N'avez-vous pas remarqué que mon Sylvio a sept doigts? Regardez!


Elle lui ouvrit la patte, et il y avait en effet sept griffes distinctes, recouvertes chacune d'une gaine fine et délicate. Tandis que je caressais doucement la patte les griffes sortirent et accidentellement – le chat n'était pas en colère et ronronnait – l'une vint me griffer la main. En retirant cette main, je dis instinctivement:


– Eh bien! ses griffes coupent comme des rasoirs!


Le Dr Winchester s'était approché de nous et se penchait pour examiner les griffes du chat. Tandis que je parlais il fit entendre une interjection «Eh!» En même temps, il reprenait rapidement sa respiration. Tandis que je caressais le chat à présent calmé, le docteur alla jusqu'à la table pour arracher une feuille de buvard au sous-main et revint. Il étendit le buvard sur la paume de sa main et avec un simple «Excusez-moi!» destiné à Miss Trelawny. Il posa dessus la patte du chat et fit pression avec son autre main. Le chat hautain ne parut pas apprécier cette familiarité, et il essaya de dégager sa patte. C'était visiblement ce que le docteur souhaitait, car, ce faisant, le chat ouvrit les gaines de ses griffes et fit plusieurs éraflures sur le papier souple. Alors Miss Trelawny emporta son animal favori. Elle revint au bout de deux minutes et dit en rentrant:


– Il y a quelque chose de vraiment étrange avec cette momie! Quand Silvio est entré pour la première fois dans cette chambre – je l'avais apporté alors qu'il était tout bébé pour le montrer à père – il s'est comporté exactement de la même façon. Il a sauté sur la table, il a essayé de griffer et de mordre la momie. C'est ce qui a tellement mis mon père en colère et provoqué la sentence de bannissement dont a été victime le pauvre Silvio.


Pendant qu'elle était absente, le docteur Winchester avait ôté le bandage du poignet de son père. La blessure était à présent tout à fait nette, et les différentes coupures apparaissaient sous forme de lignes d'un rouge vif. Le docteur plia le papier buvard en travers de la ligne de piqûres faites par les griffes du chat et l'appliqua contre la blessure. En même temps, il leva les yeux en prenant un air triomphant et nous fit signe d'approcher.


Les coupures faites dans le papier correspondaient aux blessures du poignet! Il n'était besoin d'aucune explication, et il dit:


– Il aurait mieux valu que maître Silvio ne trahisse pas la parole donnée!


Nous sommes tous restés silencieux un instant. Miss Trelawny dit soudain:


– Mais Silvio n'était pas ici hier au soir!


– En êtes-vous sûre? Pourriez-vous en donner la preuve si cela était nécessaire?


Elle hésita avant de répondre:


– J'en suis certaine; mais je crains que ce ne soit difficile à prouver. Silvio dort dans ma chambre, couché dans un panier. Je l'ai certainement mis au lit hier au soir; je me rappelle nettement avoir étendu sur lui sa petite couverture, et l'avoir bordé. Ce matin, je l'ai sorti moi-même du panier. Je n'ai certainement remarqué sa présence ici à aucun moment; cependant, cela ne signifierait pas grand-chose, car j'étais trop préoccupée au sujet de mon pauvre père, et trop absorbée par lui pour avoir même remarqué Silvio.


Le docteur secoua la tête et dit avec une certaine tristesse:


– Bon, en tout cas, il est inutile d'essayer de prouver quelque chose dès à présent. N'importe quel chat aurait nettoyé les traces de sang sur ses pattes – s'il en avait eu – dans un laps de temps cent fois plus bref que celui qui s'est écoulé.


Nous nous sommes tous tus et de nouveau le silence fut rompu par Miss Trelawny:


– Mais maintenant que j'y pense, cela n'aurait pas pu être ce pauvre Silvio qui aurait blessé mon père. Ma porte était fermée quand j'ai entendu du bruit pour la première fois; et celle de mon père était fermée quand j'ai prêté l'oreille. Quand je suis entrée, la blessure avait été faite; elle n'a donc pu être faite qu'avant que Silvio ait eu la possibilité d'entrer.


Ce raisonnement allait de soi, spécialement pour moi qui suis avocat, car c'était une preuve capable de donner satisfaction à un jury. J'éprouvai un net plaisir à voir Silvio acquitté de ce crime – probablement parce que c'était le chat de Miss Trelawny, et qu'elle l'adorait. Heureux chat! Sa maîtresse était visiblement heureuse de m'entendre dire:


– Verdict: non coupable!


Après un silence, le Dr Winchester fit observer:


– Sur ce point, mes excuses à maître Silvio, mais je reste curieux de savoir pourquoi il en veut tellement à cette momie. A-t-il la même attitude à l'égard des autres momies de la maison? Il y en a, je suppose, une quantité. En entrant, j'en ai vu trois dans le vestibule.


– Il y en a des quantités, répondit-elle. Il y a des moments où je me demande si je suis dans une maison privée ou au British Museum. Mais Silvio, à part celle-ci, ne s'intéresse jamais à aucune d'elles. C'est, je suppose, parce que c'est la momie d'un animal et non pas d'un homme ou d'une femme.


– C'est peut-être celle d'un chat! dit le docteur en se levant et en traversant la pièce pour aller examiner la momie de plus près. Oui, poursuivit-il, c'est la momie d'un chat; et d'un très beau chat, de plus. Il n'aurait jamais été l'objet d'un tel honneur s'il n'avait pas été l'animal favori de quelque personne très particulière. Regardez! Une boîte peinte, des yeux d'obsidienne – exactement comme une momie humaine. C'est une chose extraordinaire cette connaissance qu'un animal peut avoir d'un représentant de son espèce. Il y a ici un chat mort – c'est tout; et il est peut-être vieux de quatre ou cinq mille ans – et un chat différent d'une race différente, dans un monde qui est pratiquement un autre monde, est prêt à sauter dessus, exactement comme s'il n'était pas mort. J'aimerais faire quelques expériences avec ce chat, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Miss Trelawny.


Elle hésita avant de répondre:


– Bien entendu, faites tout ce que vous jugerez nécessaire ou sage de faire; mais j'espère qu'il n'y aura rien qui puisse faire du mal ou ennuyer mon pauvre Silvio.


– Oh! pour Silvio tout ira bien; c'est à l'autre chat que mes sympathies seront réservées.


– Que voulez-vous dire?


– Maître Silvio attaquera; l'autre subira ses attaques.


– Subira? Il y avait comme une expression de souffrance dans sa voix. Le sourire du docteur s'élargit.


– Oh! je vous en prie, rassurez-vous. L'autre chat ne souffrira pas dans le sens où nous l'entendons; sauf peut-être dans sa structure et sa parure.


– Que diable voulez-vous dire?


– Simplement ceci, ma chère jeune dame: l'adversaire sera un chat momifié comme celui-ci. Il y en a, d'après ce qu'on m'a dit, tant qu'on veut à Museum Street. Je vais aller en chercher un et le mettre à la place de celui-ci. N'allez pas imaginer, je l'espère, que ce changement temporaire va violer les instructions de votre père. Nous déterminerons, pour commencer, si Silvio est contre tous les chats momifiés, ou seulement contre celui-ci en particulier.


– Je ne sais pas, dit-elle en hésitant. Les instructions de mon père semblent très inflexibles. Puis, après un temps de réflexion, elle poursuivit: Mais dans les circonstances actuelles tout ce qui doit être finalement pour son bien doit être fait. Je pense qu'il ne peut rien avoir de très particulier dans le cas d'une momie de chat.


J'eus à ce moment une pensée qui ressemblait à une inspiration. Si j'étais ainsi influencé par l'odeur, n'était-il pas possible que le malade, qui passait dans cette atmosphère la moitié de son existence ou même davantage, ait progressivement, par un processus lent mais sûr, absorbé dans son organisme quelque principe qui se serait trouvé en telle quantité que de cette concentration aurait résulté une action renforcée…


Je commençais à me perdre dans une rêverie. Ça n'allait pas. Je devais rester vigilant, exempt de pensées obsédantes. Je n'avais dormi que la moitié de la nuit dernière; et cette nuit-ci, j'allais devoir rester éveillé. Sans dire mon intention, car je craignais d'aggraver le trouble et le malaise de Miss Trelawny, je descendis l'escalier et sortis de la maison. Je ne tardai pas à trouver une pharmacie et j'en sortis après avoir fait l'acquisition d'un masque respiratoire. Quand je revins, il était dix heures. Le docteur rentrait coucher chez lui. L'infirmière l'accompagna jusqu'à la porte de la chambre du malade, pour prendre ses dernières instructions. Miss Trelawny était toujours assise à côté du lit. Le sergent Daw, qui était entré au moment où le docteur sortait, se tenait un peu à l'écart.


Quand Nurse Kennedy nous eut rejoints nous nous arrangeâmes pour qu'elle puisse veiller jusqu'à deux heures et, à ce moment-là, Miss Trelawny prendrait la relève. Ainsi, conformément aux instructions de Mr. Trelawny, il y aurait toujours un homme et une femme dans la chambre; et chacun de nous les doublerait, si bien qu'une nouvelle équipe de veilleurs ne prendrait jamais son service sans qu'il y ait quelqu'un pour leur dire, le cas échéant, ce qui s'était passé. Je m'étendis sur un sofa dans ma propre chambre, après avoir chargé l'un des domestiques de me réveiller un peu avant minuit. Quelques instants après, je dormais.


Quand on m'éveilla, il me fallut plusieurs secondes pour reprendre mes esprits, retrouver mon identité et reconnaître mon entourage. Cependant, ces quelques instants de sommeil m'avaient fait du bien, et j'étais en mesure de considérer les choses qui m'entouraient sous un jour plus pratique que je ne pouvais le faire plus tôt dans la soirée. Je me bassinai le visage, ce qui me rafraîchit, et j'entrai dans la chambre du malade. Je marchais très doucement. L'infirmière était assise près du lit, calme et alerte. Le détective était assis dans un fauteuil, plongé dans l'ombre, à l'autre extrémité de la chambre. Je m'approchai de lui et il ne bougea pas tant que je ne fus pas tout près. Il me dit alors à voix basse:


– Tout va bien. Je n'ai pas dormi!


Ce qui, me semblait-il n'était pas nécessaire à dire. Il en est toujours ainsi, à moins que ce ne soit foncièrement faux. Quand je lui dis que sa garde était terminée, qu'il pouvait aller se coucher et rester au lit jusqu'à ce que je le réveille à six heures, il parut soulagé et partit avec empressement. Une fois à la porte, il se retourna, revint vers moi et me dit à voix basse:


– J'ai le sommeil léger et j'aurai mes pistolets avec moi. J'aurai la tête moins lourde quand je serai sorti de cette odeur de momie.


Il avait éprouvé la même impression de somnolence que moi!


Pendant un temps qui me parut fort long, je restai assis à enchaîner pensées sur pensées. Elles formaient un mélange désordonné, comme on pouvait s'y attendre en raison des événements de la journée et de la nuit précédentes. Je me surpris de nouveau à songer à cette odeur égyptienne – et je me rappelle avoir éprouvé une délicieuse satisfaction à ne pas l'avoir sentie comme auparavant. Le masque respiratoire remplissait son office.


Je repris instantanément l'usage complet de mes sens. Un cri aigu résonnait encore dans mes oreilles. La chambre était soudain illuminée. Il y eut des coups de pistolet un, deux. Et une fumée blanche dans la chambre.


Quand, m'étant bien réveillé, je repris le plein usage de mes yeux, j'aurais pu hurler moi-même en face du spectacle que j'avais devant moi.

Загрузка...