Chapitre VII PERTE SUBIE PAR LE VOYAGEUR

Cette nuit-là, tout se passa bien. Sachant que Miss Trelawny n'était pas de garde, nous avons redoublé de vigilance, le Dr Winchester et moi-même. Avec l'arrivée de l'aube, toute la maison sembla se reposer. Le Dr Winchester rentra chez lui lorsque sœur Doris vint relever Mrs. Grant. Il était, je crois, un peu désappointé et chagriné de constater que rien d'exceptionnel ne s'était passé pendant sa longue nuit de veille.


À huit heures, Miss Trelawny vint nous rejoindre; je fus étonné et en même temps ravi de voir tout le bien que cette nuit de sommeil avait pu lui faire. Elle était vraiment rayonnante; exactement comme je l'avais vue à notre première entrevue et au cours du pique-nique. Il y avait même comme une légère coloration sur ses joues, qui continuaient, à paraître étonnamment blanches, par contraste avec ses sourcils noirs et ses lèvres écarlates. Avec le retour de ses forces, semblait se développer une tendresse pour son père malade encore plus marquée que celle dont elle avait fait montre jusque-là. Je ne pouvais qu'être ému par ses gestes caressants quand elle arrangeait ses oreillers ou écartait les cheveux de son front.


J'étais moi-même fatigué par ma longue veille; et maintenant qu'elle avait pris ma suite, j'allai me mettre au lit. Mes yeux fatigués clignotaient à la pleine lumière et j'éprouvai immédiatement la lassitude consécutive à une nuit sans sommeil.


Je fis un bon somme et après le déjeuner je m'apprêtais à me rendre à pied à Jermyn Street, quand je remarquai à la porte d'entrée un importun. Le domestique de service était celui qu'on appelait Morris, antérieurement «homme toutes mains», mais depuis le départ des serviteurs, promu maître d'hôtel à titre temporaire. L'étranger parlait à voix assez haute, si bien qu'il n'y avait pas de difficulté à comprendre ses griefs. Le domestique était respectueux dans ses paroles et son attitude; mais il se tenait carrément devant la grande porte à deux battants de manière à empêcher l'autre d'entrer. Les premiers mots que j'entendis prononcer par le visiteur expliquaient suffisamment la situation.


– Tout cela est bel et bon, mais je vous dis que je dois voir Mr. Trelawny! À quoi cela sert-il de me dire que je ne peux pas quand je vous affirme, moi, que je dois le voir. Vous me renvoyez sans cesse, sans cesse. Je suis arrivé à neuf heures; vous m'avez dit alors qu'il n'était pas levé, qu'il n'était pas bien, et qu'on ne devait pas le déranger. Je suis revenu à midi; vous m'avez dit encore une fois qu'il n'était pas levé. J'ai demandé à voir quelqu'un de la maison; vous m'avez dit que Miss Trelawny n'était pas levée. Je reviens à présent à trois heures, et vous me dites que Mr. Trelawny est encore au lit, et qu'il n'est pas réveillé. Où est Miss Trelawny? «Elle est occupée et elle ne doit pas être dérangée!» Eh bien, elle doit être dérangée. Ou quelqu'un d'autre doit l'être. Je suis venu voir Mr. Trelawny pour une affaire spéciale; et je suis venu d'un endroit où les domestiques commencent toujours par dire «non». «Non» je ne m'en contenterai pas cette fois. J'ai connu cela pendant trois ans, attendre devant les portes et devant les tentes alors qu'il était plus long d'y entrer que de pénétrer dans les tombeaux; et à vous entendre, on dirait qu'à l'intérieur de cette maison tous les habitants sont transformés en momies. J'en ai eu assez comme ça, je vous le dis. Et quand je rentre chez moi et qu'on me défend la porte de l'homme pour qui j'ai travaillé, juste de la même façon et avec les mêmes réponses usées, cela me met en boule. Est-ce que Mr. Trelawny a laissé des ordres d'après lesquels il ne voulait pas me voir quand je viendrais?


Il s'arrêta un instant; très énervé, il s'épongea le front. Le domestique répondit très respectueusement:


– Je suis désolé, monsieur, si, en faisant mon devoir, je vous ai offensé d'une façon quelconque. Mais j'ai des ordres et je dois y obéir. Si vous voulez bien laisser un message, je le remettrai à Miss Trelawny; si vous laissez votre adresse, elle pourra communiquer avec vous au cas où elle le désirerait.


La réponse qui lui fut faite montra que l'homme qui parlait était bon et juste.


– Mon garçon, je n'ai rien à vous reprocher; je suis navré si je vous ai heurté dans vos sentiments. Je dois être juste, même si je suis en colère. Mais se trouver dans ma situation, cela suffirait à mettre quelqu'un hors de soi. Le temps presse. Il n'y a pas une heure – pas une minute – à perdre! Et je suis là, à piétiner depuis six heures; et sachant que votre maître va être cent fois plus en colère que moi quand il apprendra tout le temps qui a été perdu. Il serait préférable pour lui d'être réveillé mille fois plutôt que de ne pas me voir en ce moment précis – et avant qu'il ne soit trop tard. Mon Dieu! C'est simplement terrible, et après tout par quoi, j'ai passé, voir mon travail gâché au dernier moment, échouer sur le seuil par la faute d'un larbin stupide! Il n'y a donc personne dans cette maison qui ait un peu de sens commun; ou d'autorité, à défaut? Je pourrais très rapidement le convaincre que votre maître doit être réveillé. Même s'il dort comme les Sept Dormeurs…


Il n'y avait pas à se méprendre sur la sincérité de cet homme, ni sur l'urgence et l'importance de l'affaire qui l'amenait.; de son point de vue, en tout cas. Je m'avançai.


– Morris, dis-je, vous feriez mieux de dire à Miss Trelawny que ce monsieur désire la voir en particulier. Si elle est occupée, faites-le lui dire par Mrs. Grant.


– Très bien, monsieur, répondit-il, soulagé, et il se hâta.


Je conduisis l'étranger dans le petit boudoir situé de l'autre côté du vestibule. Il me demanda en chemin:


– Êtes-vous le secrétaire?


– Non. Je suis un ami de Miss Trelawny. Mon nom est Ross.


– Merci beaucoup de votre amabilité, Mr. Ross. Je m'appelle Corbeck. J'aurais voulu vous donner ma carte; mais on n'emploie pas de cartes dans l'endroit d'où je viens. Et si j'en avais eu, je suppose que je les aurais toutes utilisées hier au soir…


Il s'arrêta subitement, comme s'il s'était rendu compte qu'il en avait trop dit. Nous nous tûmes l'un et l'autre; pendant que nous attendions, je l'examinai. Un homme petit et râblé, brun comme un grain de café, ayant peut-être une tendance à engraisser, mais pour le moment excessivement mince. Les rides profondes de son visage et de son cou n'étaient pas seulement dues aux années et aux intempéries: elles indiquaient à ne pas s'y tromper les endroits où la chair ou la graisse avait fondu et où la peau s'était détendue. Le cou était simplement une surface où s'entrecroisaient les sillons et les rides et portait les traces laissées par le soleil brûlant du désert. L'Extrême-Orient, les Tropiques, le désert, chaque région laissait sa marque colorée. Mais toutes les trois différentes; et un œil qui avait su une fois pouvait ainsi les distinguer aisément. La pâleur bistrée pour le premier; le brun rouge et violent pour les secondes; et pour le troisième, le hâle sombre et profond qui avait pris, semblait-il, le caractère d'une coloration permanente. Mr. Corbeck avait une grosse tête pleine et massive; avec des cheveux en désordre, d'un brun rouge foncé, dégarnis sur les tempes. Son front était beau, haut et large; et pour employer les termes de la physiognomonie, le sinus frontal était hardiment marqué. Sa forme carrée traduisait l'esprit raisonneur; et la plénitude sous les yeux le don des langues. Il avait le nez court et large qui dénote l'énergie; le menton carré – qu'on discernait malgré la barbe épaisse et non soignée – et la mâchoire massive qui montre l'esprit de décision.


– Un homme pas mal pour le désert! me disais-je en le regardant.


Miss Trelawny arriva très vite. Quand Mr. Corbeck la vit, il parut plus ou moins surpris. Mais ses préoccupations et son énervement n'avaient pas disparu; il en subsistait assez pour dissimuler tout sentiment de surprise secondaire et d'une origine différente. Mais tandis qu'elle parlait, il ne la quitta pas des yeux; et je notai en moi-même qu'il me faudrait profiter de la première occasion qui se présenterait pour essayer de découvrir la cause de cette surprise. Elle commença par s'excuser, ce qui le calma entièrement:


– Naturellement, si mon père avait été bien portant, on ne vous aurait pas fait attendre un seul instant. À dire vrai, si je n'avais pas été de garde dans la chambre du malade lors de votre première visite, je vous aurais reçu immédiatement. Maintenant, auriez-vous la bonté de me dire quelle est l'affaire qui présente un tel degré d'urgence?


Il me regarda et parut hésiter. Elle reprit aussitôt:


– Vous pouvez dire devant Mr. Ross tout ce que vous pouvez me dire à moi. Il jouit de toute ma confiance, et il me vient en aide dans mes ennuis. Je ne crois pas que vous compreniez très bien à quel point l'état de mon père est sérieux. Il ne s'est pas réveillé depuis trois jours, il n'a donné aucun signe de conscience, et je suis bouleversée à son sujet. Malheureusement j'ignore tout de mon père et de sa vie. Je ne suis venue vivre avec lui que depuis un an; et je ne sais rien de ses affaires. Je ne sais même pas qui vous êtes, ni de quelle façon vos affaires se trouvent liées aux siennes.


Elle disait cela avec un petit sourire modeste, tout à fait conventionnel, mais cependant charmant; comme si elle avait voulu exprimer de la façon la plus convaincante son ignorance absurde. Il la regarda sans broncher pendant peut-être le quart d'une minute, puis il se mit à parler, et commençant sur-le-champ comme si sa décision était prise et les termes de sa confidence établis:


– Mon nom est Eugène Corbeck. Je suis licencié ès lettres, docteur en Droit et diplômé de chirurgie de Cambridge; docteur ès Lettes d'Oxford; docteur ès Sciences et en langues étrangères de l'université de Londres; docteur en philosophie de Berlin; docteur en langues orientales de Paris. J'ai quelques autres titres, honoraires ou autres, mais je ne veux pas vous importuner avec cela. Ceux que je viens de vous énumérer vous montreront que je suis suffisamment muni de diplômes pour pénétrer même dans la chambre d'un malade. Au début de ma vie – heureusement pour l'intérêt que j'y ai trouvé et les plaisirs que cela m'a valus, mais malheureusement pour ma bourse -, j'ai été pris de la passion de l'égyptologie. J'ai dû être mordu par quelque scarabée puissant, car j'ai été atteint d'une forme grave. Je me suis mis à faire la chasse aux tombeaux; et j'ai trouvé moyen d'en vivre et d'apprendre des choses qui ne se trouvent pas dans les livres. Les fonds étaient assez bas quand j'ai fait la connaissance de votre père, qui faisait pour son propre compte, quelques explorations. Et, depuis ce moment, je n'ai plus éprouvé de désirs qui ne soient comblés. C'est vraiment un mécène; aucun fanatique d'égyptologie ne peut espérer avoir un meilleur chef!


Il parlait avec sincérité; et j'étais heureux de voir que Miss Trelawny reprenait des couleurs en entendant faire l'éloge de son père. Je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer cependant, que Mr. Corbeck parlait comme s'il voulait rattraper le temps perdu. Je compris qu'il désirait, tout en parlant, étudier son terrain, pour voir jusqu'à quel point il serait justifié à faire confiance aux deux étrangers qui se trouvaient en face de lui. À mesure qu'il avançait dans son exposé, je pouvais le voir, sa confiance ne cessait d'augmenter. Quand j'y ai repensé par la suite, et lorsque je me suis remémoré ce qu'il avait dit, je me suis rendu compte que l'étendue des renseignements qu'il nous donnait prouvait qu'il se sentait de plus en plus en confiance.


– J'ai fait plusieurs expéditions en Égypte pour votre père; et j'ai toujours été charmé de travailler pour lui. Un grand nombre de ses trésors – et il en a quelques-uns de rares, permettez-moi de vous le dire – lui ont été procurés par moi, à la suite d'une exploration, d'un achat… ou… ou autrement. Votre père, Miss Trelawny, est d'un rare savoir. Il lui arrive de décider qu'il lui faut une chose particulière, dont il a appris l'existence, et à condition qu'elle existe encore. Et il la cherchera dans le monde entier jusqu'à ce qu'il la trouve. J'étais depuis quelque temps en train de procéder à une recherche de cette nature.


Il s'arrêta subitement, comme si sa bouche s'était trouvée refermée sous l'action d'un ressort. Nous attendîmes; quand il se remit à parler ce fut avec des précautions nouvelles pour lui, comme s'il avait voulu aller au-devant des questions que nous pourrions poser.


– Je n'ai pas la liberté de faire aucunement mention de ma mission; de dire où elle se déroulait, son but, ni quoi que ce soit. Ces questions sont confidentielles entre Mr. Trelawny et moi; je suis fondamentalement lié par le secret.


Il marqua un temps et il prit un air embarrassé. Il dit soudain:


– Vous êtes sûre, Miss Trelawny, que votre père n'est pas assez bien pour me voir aujourd'hui?


Son visage prenait par moment un air étonné. Mais il s'éclaircit sur-le-champ; elle se leva et lui dit sur un ton où se mêlaient la dignité et l'amabilité:


– Venez voir par vous-même. Elle se dirigea vers la chambre de son père; il la suivit, et je fermai la marche.


Mr. Corbeck entra dans la chambre du malade comme quelqu'un qui la connaît. Il y a une attitude inconsciente, un comportement des gens dans un environnement inconnu qui ne trompent pas. Même dans la hâte où il était de voir son puissant ami, il passa un moment à inspecter la chambre, comme un endroit familier. Puis toute son attention se fixa sur le lit. Je le surveillais de près, car j'avais plus ou moins l'impression que nous avions beaucoup à attendre de cet homme pour l'éclaircissement de l'étrange affaire dans laquelle nous étions engagés. Le visage de Mr. Corbeck devint sévère. Toute pitié en disparut; elle fut remplacée par une expression dure et sinistre qui ne laissait rien présager de bon pour ce qui avait été la cause de cet énorme effondrement. Puis, cette expression fut remplacée par un air de décision; l'énergie volcanique de cet homme travaillait en vue d'un but bien précis. Il regarda autour de nous; quand ses yeux se portèrent sur Nurse Kennedy ses sourcils se dressèrent un peu. Elle remarqua ce coup d'œil, lança un regard interrogateur à Miss Trelawny, qui lui répondit aussitôt de même. Elle sortit sans bruit de la chambre, et referma la porte derrière elle. Mr. Corbeck me regarda le premier, dans un mouvement naturel de la part d'un homme fort d'essayer d'en apprendre plus d'un homme que d'une femme; puis Miss Trelawny car il se rappelait les devoirs de la courtoisie. Et il dit:


– Parlez-m'en. Quand cela a-t-il commencé et comment?


Miss Trelawny me regarda d'un air suppliant; et je lui dis tout ce que je savais. Pendant tout le temps de mon exposé il resta immobile; mais, insensiblement, le visage de bronze se transforma en acier. Quand, finalement, je lui parlai de la visite de Mr. Marvin et de son mandat, son regard parut devenir plus brillant. Et quand, voyant l'intérêt qu'il portait à l'affaire, j'entrai dans les détails des conditions de ce mandat, il prit la parole:


– Bon! À présent, je sais où est mon devoir!


Je perdis tout courage en l'entendant. Une telle phrase, arrivant en un tel moment, semblait fermer la porte à mes espoirs d'éclaircissements.


– Que voulez-vous dire? demandai-je, sachant que ma question était bien faible.


Sa réponse aggrava mes craintes:


– Trelawny sait ce qu'il fait. Il y avait un but bien déterminé dans tout ce qu'il a fait; et nous ne devons pas le contrecarrer. Il attendait évidemment que quelque chose arrive, et il se tenait sur ses gardes à tous points de vue.


– Non pas à tous points de vue! dis-je sous le coup d'une impulsion. Il doit y avoir un point faible quelque part, sinon il ne serait pas couché là où il est!


Son air impassible me surprit plus ou moins. Je m'étais attendu à ce qu'il trouve un argument valable dans ma phrase; mais elle ne l'émut point, du moins dans le sens que je croyais. Quelque chose qui ressemblait à un sourire erra sur son visage basané au moment où il me répondait:


– Ceci n'est pas la fin. Trelawny ne se tenait pas sur ses gardes dans un but déterminé. Sans aucun doute, il attendait également cela; ou, en tout cas, cette possibilité.


– Savez-vous ce qu'il attendait, et de quelle source?


C'était Miss Trelawny qui avait posé cette question.


La réponse fut immédiate:


– Non! Je ne sais rien, ni sur un point, ni sur l'autre. Je peux deviner…


Il s'arrêta soudain.


– Deviner quoi? L'énervement contenu que trahissait la voix de la jeune fille s'apparentait à l'angoisse. Le regard d'acier apparut de nouveau sur le visage basané; mais, quand il répondit, il y avait de la douceur et de la courtoisie dans sa voix et ses manières.


– Croyez-moi, je ferais tout ce qui m'est honnêtement possible de faire pour calmer votre anxiété. Mais sur ce point j'ai un devoir d'ordre plus élevé.


– Quel devoir?


– Le silence! Tandis qu'il prononçait ce nom, la vigoureuse bouche d'acier se referma comme une trappe d'acier.


Nous restâmes silencieux quelques minutes. Dans l'intensité de nos réflexions, le silence prenait une valeur positive; les petits bruits de la vie qui se produisaient à l'extérieur et à l'intérieur de la maison, paraissaient indiscrets. La première à rompre ce silence fut Miss Trelawny.


J'avais vu une idée – un espoir – briller dans ses yeux; mais elle se ressaisit avant de parler:


– Quel était le sujet urgent pour lequel vous vouliez me voir, sachant que mon père n'était pas… disponible?


La pause qu'elle avait faite montrait combien elle était maîtresse de ses pensées.


Le changement instantané qui s'opéra chez Mr. Corbeck fut presque risible. Son air surpris, venant si vite après son air d'impassibilité d'acier, ressemblait à un changement d'expression dans une pantomime. Mais toute idée de comédie disparaissait devant le sérieux tragique avec lequel il rappelait son objectif d'origine.


– Mon Dieu! dit-il en levant la main du dossier de la chaise sur lequel elle était posée, et en la laissant retomber avec une violence qui aurait suffi à attirer l'attention. Ses sourcils se froncèrent tandis qu'il poursuivait: J'ai complètement oublié! Quelle perte! Il a fallu que ce soit maintenant! Juste au moment du succès! Lui couché là sans rien pouvoir faire, et moi obligé de me taire! Incapable de lever la main ou de faire un pas dans mon ignorance de ses désirs!


– Qu'est-ce que c'est? Oh! dites-le-nous! Je suis si inquiète pour mon pauvre père! Est-ce un nouvel ennui? J'espère que non! Oh! j'espère bien que non! J'ai déjà connu tant d'inquiétudes et de tracas! Mes alarmes renaissent quand je vous entends parler ainsi. Ne nous direz-vous pas quelque chose qui calme cette terrible anxiété et cette incertitude?


Il redressa de toute sa hauteur son corps vigoureux pour répondre:


– Hélas, je ne peux rien vous dire, je n'en ai pas le droit. C'est son secret! Et il désignait le lit. Et cependant… et cependant, je suis venu ici pour avoir son avis, ses conseils, son assistance. Et il est couché là, réduit à l'impuissance… Et le temps s'enfuit! Il sera bientôt trop tard!


– Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? demanda en l'interrompant, folle d'anxiété, le visage tiré par la douleur, Miss Trelawny. Oh! parlez! Dites quelque chose! Cette anxiété, cette horreur, ce mystère me tuent!


Mr. Corbeck fit un grand effort pour se calmer.


– Je ne peux pas vous donner de détails; mais j'ai subi une grande perte. Ma mission à l'accomplissement de laquelle j'avais passé trois ans, était couronnée de succès. J'avais découvert tout ce que je recherchais… et davantage; je le rapportais chez moi en sécurité. Des trésors, précieux en eux-mêmes, mais doublement précieux pour lui, sur les désirs et les instructions de qui je les avais recherchés. Je suis arrivé seulement à Londres hier soir; et ce matin, à mon réveil, mon précieux chargement m'avait été dérobé. D'une façon mystérieuse. Personne à Londres n'était au courant de mon arrivée. J'étais le seul à savoir ce que contenait la vieille valise que je portais avec moi. Ma chambre n'avait qu'une porte, que j'avais fermée à clef et au verrou. Elle se trouvait à un étage élevé, au cinquième, si bien qu'il aurait été impossible d'y pénétrer par la fenêtre. À dire vrai, j'avais fermé la fenêtre moi-même et mis le crochet, car je désirais être en sécurité à tous points de vue. Ce matin la fermeture de la porte était intacte… Et cependant, ma valise était vide. Les lampes étaient parties!… J'étais allé en Égypte pour chercher une série de lampes antiques que Mr. Trelawny désirait retrouver. J'ai retrouvé leur trace en affrontant maints dangers; au prix d'un effort incroyable. Je les rapportais intactes dans notre pays… Et maintenant…!


Il se détourna, bouleversé. Même son tempérament d'acier flanchait en pensant à cette perte.


Miss Trelawny fit un bond en avant et posa une main sur son bras. Je la regardai avec stupéfaction. Tous ses élans passionnés, tout son chagrin semblaient avoir pris la forme d'une résolution. Elle se tenait toute droite, ses yeux étincelaient; l'énergie se traduisait dans chaque nerf, chaque fibre de son être. Même sa voix était riche de force nerveuse. Il apparaissait qu'elle était une femme merveilleusement énergique, et que son dynamisme pouvait se manifester en cas de besoin.


– Nous devons agir immédiatement. Les désirs de mon père doivent être exaucés, si cela nous est possible. Mr. Ross, vous êtes avocat. Nous avons actuellement à la maison un homme que vous tenez pour l'un des meilleurs détectives de Londres. Nous pouvons sûrement faire quelque chose. Nous pouvons commencer immédiatement!


Son enthousiasme insufflait à Mr. Corbeck une vie nouvelle.


– Bon! Vous êtes bien la fille de votre père! Ce fut tout ce qu'il dit. Mais son admiration pour son énergie se traduisit dans sa façon de lui prendre la main. Je me dirigeai vers la porte. J'allais chercher le sergent Daw; d'après son air approbateur, je savais que Margaret – Miss Trelawny – comprenait. J'étais parvenu à la porte quand Mr. Corbeck me rappela.


– Un moment, dit-il, avant que nous fassions intervenir un étranger. Il faut avoir bien présent à l'esprit le fait qu'il ne doit pas savoir ce que vous savez désormais, c'est-à-dire, que les lampes étaient l'objet d'une longue recherche, difficile et périlleuse. Tout ce que je peux lui dire, tout ce qu'il doit apprendre d'une source quelle qu'elle soit, c'est qu'on m'a volé des objets m'appartenant. Je dois décrire certaines de ces lampes, spécialement l'une d'elles, parce qu'elle est en or; mais ce que je crains, c'est que le voleur dans l'ignorance de sa valeur historique, et pour dissimuler son méfait, ne la fasse fondre. Je paierais volontiers dix fois, cent fois, mille fois sa valeur intrinsèque plutôt que de la savoir détruite. Je ne lui dirai que l'indispensable. Laissez-moi donc, je vous prie, répondre moi-même à toutes les questions qu'il pourra poser. À moins, naturellement, que je ne me réfère à l'un de vous ou lui demande de répondre.


Nous fîmes tous les deux un signe d'approbation. Alors je fus frappé par une pensée et je lui dis:


– Au fait, s'il est nécessaire de garder cette affaire secrète il sera préférable de charger le détective de cette mission à titre privé. Si la chose arrive à Scotland Yard, il sera hors de notre pouvoir de la faire rester confidentielle. Je vais sonder le sergent Daw avant qu'il ne vienne. Si je ne dis rien, cela voudra dire qu'il accepte la mission et l'accomplira à titre privé.


Mr. Corbeck répondit aussitôt:


– Le secret est essentiel. La seule chose que je craigne, c'est que les lampes, ou certaines d'entre elles, ne soient détruites.


À mon grand étonnement, Miss Trelawny répondit aussitôt, d'une voix calme, mais décidée:


– Elles ne seront pas détruites; aucune d'entre elles!


Mr. Corbeck eut un véritable sourire d'étonnement.


– Comment diable pouvez-vous le savoir? demanda-t-il. Sa réponse fut encore plus incompréhensible:


– Je ne sais pas comment je le sais; mais je le sais. Je le sens en moi; comme si c'était une conviction qui a été en moi pendant toute ma vie!

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