Chapitre VI SOUPÇONS

La première à reprendre ses esprits fut Miss Trelawny. Elle dit avec une dignité pleine de hauteur:


– Très bien, Mrs. Grant. Qu'ils s'en aillent! Payez leur dû jusqu'à ce jour, plus un mois de gages. Jusqu'à présent, ils ont été d'excellents serviteurs; et l'occasion qu'ils prennent pour partir n'est pas ordinaire. Nous ne devons pas attendre une grande fidélité de quiconque est paralysé par la terreur. Ceux qui restent toucheront désormais des gages doubles; et envoyez-les moi, je vous prie, dès que je vous préviendrai.


Mrs. Grant était étouffée d'indignation. La gouvernante qu'il y avait en elle était outragée par un traitement aussi généreux réservé à des domestiques qui s'étaient mis d'accord pour donner leur congé.


Miss Trelawny fut très douce avec elle, et calma sa dignité offensée; si bien que lorsqu'elle se retira elle éprouvait, à sa façon, une hostilité moins marquée pour ceux qui servaient sous ses ordres. Dans un tout autre état d'esprit, elle ne tarda pas à revenir pour demander à sa maîtresse si celle-ci désirait qu'on engage un nouveau personnel complet, ou, tout au moins, qu'on essaie.


– Je pense, Mrs. Grant, que nous ferions mieux de nous en tirer avec les domestiques que nous avons. Tant que mon cher père sera malade, nous n'aurons pas d'invités, nous ne serons que trois dans la maison à avoir besoin d'être servis. Si ces domestiques qui sont disposés à rester ne suffisent pas, je prendrai seulement le personnel indispensable pour les aider. Il ne sera pas difficile, je pense, d'engager quelques femmes de chambre; certaines que vous connaissez peut-être déjà. Et ne perdez pas de vue ceci: les domestiques que vous engagerez, à condition qu'ils fassent l'affaire et qu'ils restent, recevront dès maintenant les mêmes gages que ceux qui n'ont pas quitté la maison. Vous comprendrez, naturellement, Mrs. Grant, que bien que je ne vous comprenne en aucune façon au nombre des domestiques, la règle du salaire double s'applique aussi à vous.


Tout en parlant, elle tendait sa longue main fine. L'autre la prit et la porta à ses lèvres avec émotion, dans un geste naturel de la part d'une femme âgée à l'égard d'une jeune. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer la façon généreuse dont elle traitait ses domestiques. Je faisais mienne en moi-même la remarque que Mrs. Grant exprimait sotto voce en quittant la chambre:


– Rien d'étonnant à ce que cette maison ressemble au palais d'un roi, quand la patronne est une princesse!


Miss Trelawny resta assise un moment, à prendre des notes. Puis elle mit ses papiers de côté et envoya chercher les domestiques restés fidèles. Je pensai qu'elle préférait être seule, si bien que je la laissai. Quand je revins, elle avait encore les larmes aux yeux.


L'épisode auquel j'eus ensuite à participer était encore plus bouleversant, et infiniment plus pénible. Vers la fin de l'après-midi, le sergent Daw entra dans le bureau où je me trouvais. Après avoir soigneusement fermé la porte et avoir vérifié dans toute la pièce que nous étions seuls, il vint tout près de moi.


– Qu'y a-t-il? lui demandai-je. Je vois que vous désirez m'entretenir en particulier.


– Tout à fait, monsieur! Puis-je vous parler en toute confiance?


– Bien sûr que vous le pouvez. Dans tout ce qui concerne le bien de Miss Trelawny – et naturellement de Mr. Trelawny – vous pouvez être tout à fait franc. J'admets que nous désirons tous les deux les servir de notre mieux.


Il hésita avant de répondre:


– J'ai retourné cette affaire en tous sens, monsieur, jusqu'à en avoir le vertige; mais je ne peux y trouver aucune solution ordinaire. Au moment de chacune des tentatives personne n'est, semble-t-il, entré dans la maison; et personne n'en est certainement sorti. Vous n'êtes pas frappé par ce que cela implique?


– Cela implique que le quelqu'un – ou le quelque chose – se trouvait déjà dans la maison, répondis-je en souriant malgré moi.


– C'est exactement ce que je pense, dit-il, en poussant un soupir de soulagement. Très bien! Qui peut être ce quelqu'un?


– Quelqu'un, ou quelque chose, c'est cela que je disais, répondis-je.


– Tenons-nous en à «quelqu'un», Mr. Ross! Ce chat, bien qu'il ait pu griffer ou mordre, n'aurait jamais tiré ce vieux monsieur hors de son lit et n'aurait pas essayé de lui détacher du bras le bracelet auquel est fixée la clef.


– Alors disons en tout cas «les gens», sergent.


– Nous parlions de «quelqu'un» monsieur.


– Très bien. Quelqu'un, admettons!


– Est-ce que cela ne vous a pas frappé, monsieur, que chaque fois qu'une blessure a été infligée, ou qu'on a essayé d'en infliger une, une seule et même personne s'est trouvée la première sur place pour donner l'alarme?


– Voyons voir! Miss Trelawny, je crois, a donné l'alarme la première fois. J'étais présent moi-même, bien qu'assoupi, la deuxième fois; de même que Nurse Kennedy. Quand je me suis réveillé, il y avait plusieurs personnes dans la chambre; vous étiez du nombre. Je crois savoir qu'à cette occasion aussi Miss Trelawny s'était trouvée là avant vous. À la dernière tentative, je me trouvais dans la chambre au moment où Miss Trelawny s'est évanouie. Je l'ai emportée en dehors de la chambre et je suis revenu. En revenant, j'étais le premier; et je crois que vous m'avez suivi de peu.


Le sergent Daw réfléchit un moment avant de répondre:


– Elle était présente, ou elle est entrée la première, dans la chambre dans toutes les occasions; il n'y a eu blessure que la première et la seconde fois!


La conclusion était de celles auxquelles, en ma qualité d'avocat, je ne pouvais me tromper. Je pensais que la meilleure chose était de faire la moitié du chemin. Je me suis toujours aperçu que le meilleur moyen de combattre une conclusion, c'est de lui donner la forme d'une déclaration.


– Vous voulez dire, dis-je, que dans les seules occasions où il y a eu vraiment blessure, le fait que Miss Trelawny ait été la première à le découvrir est la preuve que c'est elle qui l'a fait; ou bien était d'une façon quelconque liée à la tentative, aussi bien qu'à la découverte de celle-ci?


– Je n'ai pas été jusqu'à dire cela d'une manière aussi nette; mais c'est à cette conclusion que conduit le doute que j'éprouvais.


Le sergent Daw était un homme courageux; il ne reculait évidemment pas devant une conclusion quelle qu'elle soit, à laquelle aboutit le raisonnement qu'il faisait en partant des faits.


– Vous ferez naturellement votre devoir, je le sais, dis-je, et sans avoir peur. Quelle mesure avez-vous l'intention de prendre?


– Je ne sais pas encore, monsieur. Vous voyez, jusqu'à présent, ce n'est même pas pour moi un soupçon. Si quelqu'un d'autre me disait que cette charmante jeune dame a joué un rôle quelconque dans une telle affaire, je le traiterais d'idiot; mais je suis obligé d'aller jusqu'au bout de mes propres conclusions. Je sais parfaitement que des personnes aussi loin de tout soupçon ont été reconnues coupables, quand un tribunal tout entier – tout le monde sauf l'accusation qui connaissait les faits, et le juge qui avait habitué son esprit à attendre – aurait juré de leur innocence. Je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, faire le moindre tort à une jeune femme comme elle; encore plus du fait qu'elle a à supporter des choses pénibles. Et vous pouvez être sûr que je ne dirai pas un mot susceptible d'inciter qui que ce soit à formuler une telle accusation. C'est pourquoi je vous parle en toute confiance, d'homme à homme. Vous êtes familiarisé avec la question des preuves; c'est votre profession. La mienne ne va pas plus loin que les soupçons, et ce que nous appelons nos preuves à nous – et qui ne sont rien d'autre, après tout, qu'un témoignage ex parte. Vous connaissez Miss Trelawny mieux que moi, et bien que je monte la garde autour de la chambre du malade, bien que j'aille où je veux dans la maison et aux alentours, je n'ai pas les mêmes occasions que vous de connaître cette dame, de savoir ce qu'est sa vie et ce que sont ses intentions, ou n'importe quoi d'autre qui pourrait me donner un indice sur ses faits et gestes. Si je devais essayer d'obtenir d'elle ces précisions, cela éveillerait immédiatement ses soupçons. Alors, si elle était coupable, il n'y aurait plus aucune possibilité d'en faire finalement la preuve; car elle trouverait facilement un moyen de déjouer les recherches. Mais si elle est innocente, comme je l'espère, ce serait lui faire un tort grave que de l'accuser. J'ai examiné la question à la lumière de mes possibilités avant de vous parler; et si j'ai pris une liberté excessive, monsieur, j'en suis sincèrement navré.


– Pas le moins du monde, Daw, dis-je avec chaleur, car le courage et l'honnêteté de cet homme commandaient le respect. Je suis heureux que vous m'ayez parlé avec cette franchise. Nous sommes tous les deux désireux de découvrir la vérité; et il y a autour de cette affaire tant de choses étranges – étranges au point de sortir des limites de toutes nos expériences – que la seule chance que nous ayons d'éclaircir finalement les choses est de rechercher la vérité. Peu importent nos points de vue ou l'objectif que nous désirons atteindre en définitive!


Le sergent parut satisfait et il reprit:


– Je pensais donc que si vous aviez eu à un moment quelconque une idée sur quelqu'un d'autre qui aurait eu cette possibilité, vous parviendriez peu à peu à obtenir une preuve; ou en tout cas des idées susceptibles de vous convaincre, pour ou contre. Alors nous aboutirions à une conclusion. Ou, en tout cas, nous éliminerions toutes les autres possibilités à tel point que la plus vraisemblable resterait la chose la plus près d'être prouvée à laquelle nous puissions aboutir, ou le soupçon le plus solide. Ensuite, nous devrons…


À ce moment précis, la porte s'ouvrit et Miss Trelawny entra dans la chambre. Dès qu'elle nous vit, elle recula vite en disant:


– Oh! je vous demande pardon! Je ne savais pas que vous étiez là, et occupés.


Le temps que je me lève, et elle allait s'en retourner.


– Entrez donc, lui dis-je. Nous étions seulement, le sergent Daw et moi, en train de réexaminer l'affaire. Pendant qu’elle hésitait, Mrs. Grant fit son apparition et dit en entrant dans la chambre:


– Le Dr Winchester est arrivé, mademoiselle, et il vous demande.


J'obéis au coup d'œil de Miss Trelawny; nous quittâmes la pièce ensemble.


Quand le docteur eut procédé à son examen, il nous dit qu'il n'y avait apparemment aucun changement. Il ajouta qu'il voudrait néanmoins passer la nuit dans la maison, si possible.


Miss Trelawny en parut heureuse et fit demander à Mrs. Grant de lui faire préparer une chambre. Plus tard dans la journée, lorsque nous nous trouvâmes seuls, il me dit brusquement:


– J'ai pris mes dispositions pour rester ici ce soir parce que je désire avoir une conversation avec vous. Comme je tiens à ce qu'elle reste rigoureusement confidentielle, j'ai pensé que la façon de faire qui éveillerait le moins de soupçons serait que nous fumions ensemble un cigare à la fin de la soirée, pendant que Miss Trelawny veillera son père.


Nous nous en tenions toujours à notre arrangement d'après lequel soit la fille du malade, soit moi-même nous veillions toute la nuit. Il nous fallait nous répartir la veille du petit matin. Cela m'inquiétait, car je savais d'après notre conversation que le détective veillerait en secret lui-même, et serait particulièrement vigilant à ce moment-là.


La journée se passa sans incident. Miss Trelawny dormit dans l'après-midi, et, après le dîner, elle vint relever l'infirmière. Mrs. Grant resta avec elle, le sergent Daw était de service dans le couloir. Le Dr Winchester et moi-même nous prenions le café dans la bibliothèque. Quand nous eûmes allumé nos cigares, il dit avec calme:


– Maintenant que nous sommes seuls, je désire avoir avec vous une conversation confidentielle. Nous sommes liés par le serment, naturellement. À toute éventualité?


– Bien entendu! dis-je. Je pensais à ma conversation du matin avec le sergent Daw, aux terreurs troublantes et déchirantes que j'en avais conservée, et je sentais mon cœur défaillir.


– Cette affaire, poursuivit-il, suffirait à mettre à l'épreuve notre raison à tous. Plus j'y pense, plus je crois devenir fou.


Ses dernières paroles furent prononcées de plus en plus bas. Cela donnait une impression de désespoir. J'eus soudain la conviction que le moment était venu pour moi de découvrir s'il avait un soupçon précis; et comme si j'avais obéi à une injonction, je lui demandai:


– Soupçonnez-vous quelqu'un? D'une certaine façon, il parut effrayé plutôt que surpris. Il me regarda:


– Si je soupçonne quelqu'un? Quelque chose, vous voulez dire. Je soupçonne certainement une certaine influence; mais jusqu'à présent mes soupçons ne dépassent pas cette limite. Par la suite, si mon raisonnement ou ma pensée aboutit à une conclusion suffisamment précise – je dis ma pensée parce qu'il n'y a pas de données convenables pour raisonner – je pourrai soupçonner; à présent, cependant…


Il s'arrêta brusquement et se tourna vers la porte. Il y eut le léger bruit du bouton qu'on tournait. J'eus l'impression que mon cœur cessait de battre. J'étais envahi par une appréhension vague et sinistre. L'interruption survenue pendant ma conversation du matin avec le détective, me revint aussitôt en mémoire.


La porte s'ouvrit, et Miss Trelawny entra dans la pièce.


Quand elle nous vit, elle recula brusquement; une rougeur marquée envahit son visage. Elle resta sans bouger pendant quelques secondes; dans un pareil moment, quelques secondes successives semblent augmenter de durée suivant les termes d'une progression géométrique. La contrainte qui pesait sur moi, et, comme je pouvais aisément le voir, sur le docteur, s'apaisa lorsqu'elle se mit à parler:


– Oh! pardonnez-moi… Je ne savais pas que vous étiez occupés. Je vous cherchais, docteur Winchester, pour vous demander si je pouvais me coucher cette nuit en toute sécurité, puisque vous serez là. Je me sens si fatiguée, si épuisée que je crains de craquer; et cette nuit, je ne servirais certainement à rien.


Le Dr Winchester lui répondit avec chaleur:


– Faites cela! De toute façon, allez vous coucher, et prenez une bonne nuit de sommeil. Dieu sait! Vous en avez besoin. Je suis on ne peut plus heureux que vous ayez fait cette suggestion, en vous voyant ce soir j'ai craint d'avoir bientôt sur les bras une malade de plus.


Elle poussa un soupir de soulagement et l'expression de fatigue parut disparaître de son visage. Je n'oublierai jamais le regard grave et profond de ses grands yeux noirs quand elle me dit:


– Vous garderez mon père ce soir, voulez-vous, avec le docteur Winchester? Je suis tellement inquiète à son sujet que chaque seconde qui passe m'apporte de nouvelles frayeurs. Mais je suis réellement épuisée; et si je n'ai pas un bon sommeil, je crois que je vais devenir folle. Je vais changer de chambre cette nuit. Je crains, en restant si près de la chambre de mon père, de m'exagérer le moindre bruit et d'en faire un nouveau sujet de terreur. Mais, naturellement, il faudra que vous me réveilliez s'il y a à cela le moindre motif. Je serai dans la chambre à coucher du petit appartement qui se trouve près du boudoir, de l'autre côté du vestibule. J'occupais ces pièces la première fois que je suis venue habiter avec mon père, et je n'avais pas de soucis, alors… Il me sera plus facile de me reposer là; et je pourrai peut-être oublier pendant quelques heures. Je serai très bien demain matin. Bonne nuit!


Lorsque j'eus fermé la porte derrière elle et que je fus revenu près de la petite table où nous étions installés, le docteur Winchester déclara:


– Cette pauvre fille est excédée de fatigue. Je suis ravi qu'elle aille prendre du repos. Cela va lui rendre la vie, et demain matin, elle ira tout à fait bien. Son système nerveux est sur le bord de la dépression. Avez-vous remarqué à quel point elle était bouleversée, et comme elle est devenue rouge quand elle est entrée et qu'elle nous a trouvés en train de parler? Une chose aussi ordinaire, dans sa propre maison, entre ses propres invités, ne devrait pas la bouleverser ainsi si les conditions étaient normales?


J'étais sur le point de lui dire, en donnant cette explication pour sa défense, que cette entrée était la répétition de ce qui s'était passé quand elle nous avait trouvés, seuls, le détective et moi, plus tôt dans la journée, quand je me rappelai que cette conversation était tellement confidentielle que même une allusion de ce genre aurait pu être embarrassante par la curiosité qu'elle aurait suscitée. Si bien que je gardai le silence.


Nous nous sommes levés pour nous rendre dans la chambre du malade. Mais, tandis que nous suivions le couloir faiblement éclairé, je ne pouvais m'empêcher de penser, de penser, de penser encore et encore – oui et cela pendant plus d'un jour par la suite – combien il était étrange qu'elle m'ait interrompu en deux occasions au moment même où j'abordais un tel thème de conversation.


Il y avait là certainement un mystérieux entremêlement d'accidents dans l'engrenage desquels nous étions tous engagés.

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