CHAPITRE XVII

À midi et demi, Deb entra d’un pas raide dans mon modeste domaine, à l’arrière du labo médico-légal, et jeta une microcassette sur mon bureau. Je levai les yeux vers elle ; elle n’avait pas l’air heureuse, mais ce n’était pas franchement nouveau.

— Un message trouvé sur mon répondeur à la maison, m’expliqua-t-elle. Écoute-le.

J’ouvris le petit boîtier de mon appareil et insérai la cassette que Deb m’avait lancée. J’appuyai sur la touche “messages”. Il y eut un grand bip, puis une voix inconnue parla :

— Sergent, euh, Morgan ? Oui, c’est ça. Ici, Dan Burdett de, euh… Kyle Chutsky m’avait demandé de vous appeler. Je suis à l’aéroport. Je vous rappellerai pour qu’on essaie de se retrouver dès que j’arriverai à mon hôtel, qui est le… Il y eut un bruissement et il dut éloigner le téléphone de sa bouche car sa voix devint moins distincte. Quoi ? Ah, c’est très gentil ! D’accord, merci. Sa voix fut plus nette à nouveau. Je viens de rencontrer votre chauffeur. Merci d’avoir envoyé quelqu’un. Bon, je vous rappellerai de l’hôtel.

Deborah se pencha par-dessus mon bureau et éteignit la machine.

— Je n’ai envoyé personne à l’aéroport, bordel ! s’exclama-t-elle. Et le commissaire Matthews non plus, j’en suis sûre. Est-ce que tu as envoyé quelqu’un à l’aéroport, Dexter ?

— Je n’ai pas pu : ma limousine n’avait plus d’essence.

— C’est bien ce que je pensais, bordel de merde ! cria-t-elle. Et je ne pouvais que me rallier à son point de vue.

— En tout cas, au moins, on est fixés maintenant sur la valeur du remplaçant de Kyle, observai-je.

Deborah se laissa tomber sur la chaise pliante à côté de mon bureau.

— On se retrouve à la putain de case départ, dit-elle. Et Kyle est… Elle se mordit la lèvre et ne termina pas sa phrase.

— Tu as averti le commissaire Matthews ? lui demandai-je. Elle secoua la tête. Eh bien, il faut qu’il les contacte. Ils enverront quelqu’un d’autre.

— Ouais, génial. Ils vont envoyer quelqu’un d’autre qui cette fois réussira peut-être à aller jusqu’au hall de livraison des bagages. Merde, Dexter.

— Il faut qu’on les avertisse, Deb, insistai-je. Au fait, qui sont-ils exactement ? Est-ce que Kyle t’a jamais dit pour qui il travaillait ?

Elle soupira.

— Non. Il disait en plaisantant qu’il travaillait pour l’OGA, mais il ne m’a jamais expliqué ce que ça avait de drôle.

— En tout cas, il faut qu’ils soient tenus au courant, dis-je. J’ôtai la cassette du boîtier et la posai sur mon bureau devant Deb. Ils doivent pouvoir faire quelque chose.

Pendant quelques secondes, Deborah ne bougea pas.

— J’ai comme l’impression qu’ils l’ont déjà fait, et que c’était Burdett, remarqua-t-elle. Puis elle saisit la cassette et quitta mon bureau d’un pas traînant.


* * *

J’étais en train de siroter un café et de digérer mon repas de midi à l’aide d’un énorme cookie aux pépites de chocolat, lorsque je reçus un appel concernant un homicide dans le secteur de Miami Shores. Je me rendis sur les lieux en compagnie d’Angel-aucun-rapport. Un corps avait été trouvé dans la carcasse d’une petite maison au bord d’un canal que l’on avait entrepris de démolir puis de reconstruire. Les travaux avaient été interrompus car le propriétaire et l’entrepreneur étaient en procès. Deux adolescents qui séchaient l’école s’étaient glissés à l’intérieur et avaient découvert le corps. Il était disposé sur une épaisse bâche en plastique au-dessus d’une planche de contreplaqué installée sur deux chevalets de scieur de bois. Le tueur s’était servi d’une scie électrique et avait soigneusement tranché la tête, les bras et les jambes. L’ensemble avait été laissé tel quel : le tronc au milieu et les morceaux simplement détachés, éloignés de quelques centimètres.

Bien que le Passager Noir eût gloussé et murmuré des mots doux à mon oreille, je mis sa réaction sur le compte de la jalousie et m’attelai à mon travail. De fait, il y avait assez d’éclaboussures de sang pour me tenir occupé, toutes encore très fraîches, et j’aurais sans doute passé une journée efficace et satisfaisante à essayer de les repérer et de les analyser si je n’avais surpris la conversation entre le policier qui s’était trouvé le premier sur place et un inspecteur.

— Le portefeuille était juste là, à côté du corps, disait l’agent Snyder. Il a un permis de conduire de Virginie au nom de Daniel Chester Burdett.

Ah, d’accord, dis-je à la voix qui jacassait gaiement dans le siège arrière de mon cerveau. Je comprends mieux maintenant. Je considérai de nouveau le corps. Même si l’ablation de la tête et des membres avait été rapide et sauvage, la disposition soigneuse avait, certes, un côté familier, et le Passager Noir gloussa joyeusement en signe d’assentiment. Entre le tronc et chaque morceau, l’espace était précisément le même, comme s’il avait été mesuré, et l’ensemble ressemblait presque à une leçon d’anatomie. L’os de la hanche disjoint de l’os de la jambe.

— Les garçons qui l’ont trouvé sont dans la voiture, indiqua Snyder à l’inspecteur. Je lançai un regard aux deux hommes, me demandant comment leur annoncer la nouvelle. Bien sûr, il se pouvait que je me trompe, mais…

Coño, le salopard, entendis-je quelqu’un marmonner. Je me retournai pour voir Angel-aucun-rapport accroupi de l’autre côté du corps. Cette fois aussi, il avait sorti sa pince pour attraper un petit bout de papier. Je m’approchai et regardai par-dessus son épaule.

D’une écriture tremblée, quelqu’un avait tracé le mot : “POGUE”[1] puis l’avait rayé d’un trait.

— C’est quoi Pogue ? demanda Angel. C’est son nom ?

— C’est quelqu’un qui est assis derrière un bureau et qui donne des ordres aux vraies troupes, lui expliquai-je.

Il me dévisagea.

— Comment tu sais toutes ces conneries ?

— Je regarde beaucoup de films, répondis-je.

Angel porta de nouveau son attention sur le bout de papier.

— Je crois que c’est la même écriture, remarqua-t-il.

— Comme l’autre, dis-je.

— Celui qui n’a jamais eu lieu, précisa-t-il. Je sais, j’y étais aussi.

Je me redressai et inspirai profondément, ravi d’apprendre que je ne m’étais pas trompé.

— Celui-ci n’a pas eu lieu non plus, dis-je, avant de me diriger du côté de la fenêtre, où l’agent Snyder discutait avec l’inspecteur.

L’inspecteur en question était un homme en forme de poire du nom de Coulter. Il tenait à la main une grosse bouteille en plastique de boisson gazeuse dont il buvait régulièrement de petites gorgées, le regard tourné vers le canal qui s’étirait le long du jardin de derrière.

— Ça doit valoir combien, à votre avis, un endroit comme ça ? demanda-t-il à Snyder. Au bord d’un canal. A un kilomètre à peine de la baie, hein ? Qu’est-ce que vous en dites ? Un demi-million ? Plus ?

— Excusez-moi, inspecteur, l’interrompis-je. Je crois que nous avons affaire à une situation un peu particulière. Je tentai de prendre un air important, mais Coulter n’eut pas l’air impressionné.

— Ah oui ?

— Burdett est un agent fédéral, poursuivis-je. Vous devez appeler tout de suite le commissaire Matthews pour l’avertir.

— Tiens donc ! fit Coulter.

— Ce truc est lié à quelque chose qu’on n’est pas censés toucher, expliquai-je. Des gens sont intervenus depuis Washington et ont demandé au commissaire de battre en retraite.

Coulter but sa boisson.

— Et le commissaire a battu en retraite ?

— Comme une armée en déroute, répondis-je.

Coulter se tourna et considéra le corps de Burdett.

— Un agent fédéral, dit-il. Il reprit une gorgée tout en fixant les morceaux de corps tranchés. Puis il secoua la tête. Ces types, le moindre stress les fout en l’air, déclara-t-il. Il regarda de nouveau par la fenêtre puis sortit son téléphone portable.

Deborah arriva juste au moment où Angel-aucun-rapport replaçait son matériel dans la camionnette, à savoir trois minutes avant le commissaire Matthews. Je ne veux pas paraître désobligeant ou injuste envers le commissaire. Deb n’avait pas eu besoin de s’asperger d’Aramis, alors que lui si, et refaire le nœud de sa cravate avait dû également lui prendre un certain temps. À peine quelques instants plus tard arriva une autre voiture que je commençais à connaître aussi bien que la mienne : une Ford Taurus bordeaux, conduite par le sergent Doakes.

— Salut, salut ! Ça y est, l’équipe est au grand complet ! lançai-je joyeusement. L’agent Snyder me regarda comme si j’avais suggéré que l’on se mette à danser tout nus, mais Coulter se contenta d’enfoncer l’index dans le goulot de sa bouteille, et la laissa pendre ainsi tandis qu’il marchait à la rencontre du commissaire.

Deborah avait observé la scène du crime depuis l’extérieur et demandé au collègue de Snyder de reculer un peu le ruban jaune. Lorsqu’elle se décida enfin à venir me parler, j’étais arrivé à une conclusion surprenante. J’avais d’abord joué avec l’idée, n’y voyant qu’une sorte de lubie amusante, mais elle avait fini par s’imposer et je n’arrivais plus à la chasser. Je m’approchai de la fenêtre et regardai au-dehors, m’appuyant au mur et examinant attentivement mon idée. Pour une raison curieuse, le Passager Noir la trouvait extraordinairement drôle et commença à murmurer son affreux contrepoint. En fin de compte, même si j’avais l’impression de m’apprêter à vendre des secrets nucléaires aux Talibans, je compris qu’il n’y avait pas d’autre solution.

— Deborah, dis-je, comme elle s’avançait d’un pas raide vers moi. Il n’y aura pas de renfort cette fois.

— Tu déconnes, Sherlock, répliqua-t-elle.

— Il n’y a que nous sur l’affaire et nous ne sommes pas à la hauteur.

Elle écarta une mèche de cheveux de son visage et poussa un long soupir.

— C’est ce que je te dis depuis le début, dit-elle.

— Mais tu n’en as pas tiré la conclusion qui s’impose, Deb. Puisque nous ne sommes pas à la hauteur, nous avons besoin d’aide, de quelqu’un qui en sache un peu plus…

— Putain, Dexter ! On a offert à ce type ses victimes sur un plateau !

— Ce qui signifie que le seul candidat qui reste à l’heure actuelle est le sergent Doakes.

Il serait peut-être un peu exagéré de dire qu’elle fut estomaquée. Mais elle me dévisagea un moment, bouche ouverte, avant de se tourner du côté de Doakes, qui se tenait près du corps de Burdett et parlait avec le commissaire Matthews.

— Le sergent Doakes, répétai-je. L’ex-sergent Doakes. Des Forces spéciales. En détachement au Salvador.

Elle me regarda, puis tourna de nouveau les yeux vers Doakes.

— Deborah, dis-je, si on veut trouver Kyle, il faut qu’on en sache plus. Il faut qu’on apprenne les noms qui sont sur cette fameuse liste, qu’on comprenne de quelle sorte d’équipe il s’agissait pour y voir plus clair dans cette affaire. Doakes est la seule personne à ma connaissance qui soit au courant.

— Doakes veut ta peau, répondit-elle.

— Aucune situation professionnelle n’est parfaite, répliquai-je. Je lui adressai un grand sourire visant à lui montrer ma joyeuse persévérance. Et je crois qu’il est tout aussi pressé que Kyle de voir cette affaire réglée.

— Sans doute pas autant que Kyle, protesta Deborah. Pas autant que moi, non plus.

— Bon, eh bien, ça vaut le coup d’essayer.

Deborah, curieusement, n’avait toujours pas l’air convaincue.

— Le commissaire Matthews ne voudra pas se défaire aussi facilement de Doakes. Il faudrait qu’on obtienne son accord.

Je pointai mon doigt vers le commissaire qui était justement en train de s’entretenir avec Doakes.

— Ben, voilà, dis-je.

Deborah se mordilla la lèvre un moment avant de finir par reconnaître :

— Merde. Ça pourrait marcher.

— C’est même la seule chose qui puisse marcher, d’après moi, répondis-je.

Elle prit une profonde inspiration puis, comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton, elle se dirigea, mâchoires serrées, vers Matthews et Doakes. Je la suivis d’un pas nonchalant, faisant mon possible pour me fondre dans le décor afin d’éviter que Doakes ne bondisse et ne m’arrache le cœur.

— Commissaire, intervint Deborah. Il faut que nous adoptions une stratégie plus agressive.

Bien que Deb se fût efforcée d’adopter le jargon de Matthews, celui-ci la regarda comme s’il avait découvert un cafard dans sa salade.

— Ce qu’il faut, rétorqua-t-il, c’est que ces… gens… à Washington… nous envoient quelqu’un de compétent pour liquider cette affaire.

Deborah indiqua du doigt Burdett.

— Ils nous ont envoyé cet homme, dit-elle.

Matthews jeta un coup d’œil au corps et eut une moue dubitative.

— Que suggérez-vous ?

— Nous avons quelques pistes, dit-elle en faisant un geste vers moi. J’aurais vraiment préféré qu’elle s’abstienne, car Matthews tourna vivement la tête dans ma direction et Doakes également, ce qui était bien pire. À en juger par son air de chien affamé, ses sentiments pour moi ne s’étaient pas radoucis.

— Quel rôle jouez-vous là-dedans ? me demanda Matthews.

— Il assure l’expertise médico-légale, répondit Deborah. Et je hochai la tête modestement.

— Merde, lâcha Doakes.

— Il y a le facteur temps à prendre en compte, reprit Deborah. Il faut qu’on trouve ce type avant que… avant qu’il y ait de nouvelles victimes. On ne va pas pouvoir continuer à étouffer l’affaire très longtemps.

— Je crois que le terme « soumission à la loi des médias » est approprié, suggérai-je, toujours serviable. Matthews me lança un regard noir.

— J’ai une petite idée de ce que Kyle… de ce que Chutsky essayait de faire, poursuivit Deborah. Mais je ne peux pas prendre le relais parce que je ne connais rien du contexte. Elle pointa le menton en direction de Doakes. Le sergent Doakes, si.

Doakes prit l’air surpris, une expression à laquelle de toute évidence il ne s’était pas suffisamment exercé. Mais, avant qu’il puisse ouvrir la bouche, Deborah continua sa démonstration laborieuse :

— Je pense qu’à nous trois nous pouvons réussir à attraper ce type avant qu’un autre agent fédéral débarque et essaie de comprendre la situation.

— Merde, répéta Doakes. Vous voulez que je travaille avec lui ? Il n’avait pas besoin de me montrer du doigt pour que tout le monde sache de qui il parlait, mais il le fit tout de même, pointant son index noueux directement dans ma figure.

— Oui, parfaitement, répondit Deborah.

Le commissaire Matthews se mordillait la lèvre, l’air indécis, et Doakes répéta encore “Merde”. J’espérais sincèrement que la qualité de sa conversation s’améliorerait si nous étions amenés à travailler ensemble.

— Vous disiez que vous savez des choses à propos de cette affaire, dit Matthews à Doakes. Et le sergent cessa à regret de me fusiller du regard pour se tourner vers le commissaire.

— Mmm, mmm, fit Doakes.

— De votre, euh… de l’armée, précisa Matthews. Il ne semblait pas terriblement effrayé par l’expression de rage de Doakes, mais peut-être que c’était juste l’habitude de commander.

— Mmm, mmm, fit de nouveau Doakes.

Le commissaire Matthews fronça les sourcils, s’efforçant le plus possible de paraître comme un homme d’action sur le point de prendre une décision importante. Nous réussîmes tout de même à ne pas avoir la chair de poule.

— Morgan, finit par dire le commissaire. Il regarda Deb, puis s’interrompit. Une camionnette sur laquelle on lisait les mots ACTION NEWS vint s’arrêter devant la petite maison, et des gens en sortirent.

— Nom de Dieu, s’exclama Matthews. Il jeta un coup d’œil au corps, puis à Doakes. Vous pouvez le faire, sergent ?

— Ça ne va pas leur plaire à Washington, répondit Doakes. Et ça ne me plaît pas tellement non plus, d’ailleurs.

— Je commence à me moquer un peu de ce qu’ils peuvent penser à Washington, rétorqua Matthews. Nous avons nos propres problèmes. Pouvez-vous vous charger de l’affaire ?

Doakes me regarda. Je tentai de prendre un air sérieux et motivé, mais il hocha simplement la tête.

— Ouais, dit-il. Je peux m’en charger. Matthews lui donna une tape sur l’épaule.

— Vous êtes un chic type, lança-t-il avant de se précipiter dehors pour aller parler à l’équipe de journalistes.

Doakes continuait à me fixer. Je soutins son regard.

— Imaginez comme ce sera plus facile de me surveiller à présent, remarquai-je.

— Quand tout ça sera fini, dit-il. Toi et moi…

— Mais pas avant que ce soit fini, répondis-je. Et au bout d’un moment il hocha la tête, juste une fois.

— Tu perds rien pour attendre, dit-il.

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