CHAPITRE IV

En temps normal, je me sens agréablement détendu pendant plusieurs jours après l’une de mes petites Virées nocturnes, mais dès le lendemain du soir où MacGregor avait fait sa sortie précipitée de ce monde, je me sentais encore tout frémissant. Je mourais d’envie de trouver le photographe aux bottes de cow-boy rouges et de nous en débarrasser également vite fait bien fait. Je suis un monstre méthodique ; j’aime bien finir ce que je commence, et de savoir que quelque part un type se baladait partout avec ces pompes ridicules, muni d’un appareil photo qui en avait trop vu, j’étais impatient de suivre ces empreintes et d’achever mon petit projet en deux temps.

Peut-être étais-je allé trop vite en besogne ; avec un peu plus de temps et d’encouragement, MacGregor m’aurait tout dit. Mais il m’avait semblé pouvoir facilement découvrir l’information par moi-même : lorsque le Passager Noir conduit, je me sens capable de n’importe quoi. Jusqu’à présent, je ne me suis jamais trompé, mais cette fois-ci je me retrouvais un peu dans l’embarras, et il allait falloir que je déniche tout seul ce Monsieur Botté.

Je savais, d’après mon enquête antérieure, que MacGregor n’avait pas de vie sociale en dehors de ses sorties épisodiques en bateau. Il faisait partie de quelques organisations professionnelles, ce qui paraissait normal pour un agent immobilier, mais je n’avais découvert personne avec qui il semblait entretenir des liens particuliers. Je savais également qu’il n’avait pas de casier judiciaire, donc pas la peine de chercher un dossier qui mentionnerait de possibles complices. Le rapport du tribunal au sujet de son divorce mentionnait simplement une « incompatibilité absolue », laissant le reste à mon imagination.

Je me retrouvai coincé : MacGregor avait été un véritable solitaire, et mes recherches minutieuses ne m’avaient mis à aucun moment sur la piste d’éventuels amis, compagnes, copines ou camarades. Aucune partie de poker avec les potes. Pas de potes, si on excluait les marmots. Pas de groupe religieux, pas d’organisation maçonnique, pas de sortie au bar du coin, pas de cours hebdomadaire de danses folkloriques – ce qui aurait pu expliquer les bottes –, absolument aucun indice, hormis les photos avec ce stupide bout de godasse rouge qui dépassait.

Qui était donc ce Monsieur Cow-boy, et comment allais-je le dénicher ?

Il n’y avait qu’un endroit où je pourrais trouver une réponse, et je devais m’y rendre au plus vite, avant que l’on remarque la disparition de MacGregor. J’entendis le tonnerre gronder au loin et, surpris, je jetai un coup d’œil à l’horloge. Forcément, il était 14 h 15 : l’heure de l’orage quotidien à cette époque de l’année. Absorbé par mon travail, j’avais laissé passer la pause du déjeuner ; ça ne me ressemblait pas…

Toutefois, l’orage me permettrait à nouveau d’opérer à couvert, et je pourrais m’arrêter pour manger un morceau sur le chemin du retour. Le reste de ma journée étant si plaisamment organisé, je gagnai le parking, montai dans ma voiture et pris la direction du sud.

Le temps que j’arrive à la marina Matheson Hammock, la pluie avait commencé à tomber, si bien que j’enfilai de nouveau mon magnifique ciré jaune vif puis me mis à jogger le long du sentier jusqu’au bateau de MacGregor.

Je crochetai la serrure aussi facilement que la première fois puis me glissai à l’intérieur de la cabine. Lors de ma visite précédente, j’avais été à la recherche de signes me prouvant que MacGregor était bien un pédophile. À présent j’espérais trouver un signe un peu plus précis : un indice concernant l’identité de l’ami photographe de MacGregor.

Puisqu’il fallait que je commence quelque part, je retournai tout de suite dans le coin qui servait de chambre. J’ouvris le tiroir au fond secret et examinai à nouveau les photos. Cette fois, je vérifiai le verso aussi bien que le recto. La photographie numérique a rendu le travail de détective beaucoup plus difficile : il n’y avait aucune sorte d’inscription nulle part, pas plus que des paquets de films vides avec des numéros de série dont on aurait pu retrouver la trace. N’importe quel crétin au monde pouvait transférer des images sur son disque dur puis les imprimer à loisir, même quelqu’un qui avait des goûts aussi douteux en matière de chaussures. Cela me semblait injuste : les ordinateurs n’étaient-ils pas censés faciliter la vie ?

Je refermai le tiroir et fouillai le reste de la pièce mais n’y trouvai rien de plus que la première fois. Un peu découragé, je regagnai la cabine principale. Il y avait plusieurs tiroirs là aussi et je les inspectai à leur tour. Cassettes vidéo, bonshommes en plastique, le ruban adhésif : autant d’objets que j’avais déjà vus et qui ne m’offraient aucun nouvel indice. Je sortis la pile de rouleaux de ruban adhésif, pensant peut-être que ce serait dommage de ne pas en profiter. Je retournai négligemment le dernier rouleau.

Et là, je tombai dessus.

La chance est un don du ciel inestimable. Jamais de ma vie je n’aurais pu espérer une si belle surprise. Collé en dessous du rouleau, je vis un petit morceau de papier, sur lequel était écrit le nom « REIKER », avec un numéro de téléphone.

Bien sûr je n’avais aucune assurance que Reiker était le Cow-boy Botté, ou même que c’était une personne. Il pouvait très bien s’agir du nom d’une entreprise de plomberie pour bateaux. Mais dans tous les cas, c’était déjà quelque chose, et il fallait que je quitte les lieux avant que l’orage ne cesse. Je fourrai le bout de papier dans ma poche, remontai la fermeture Éclair de mon ciré, puis me glissai hors du bateau avant de retourner à la voiture.

Peut-être était-ce une conséquence de ma petite soirée en compagnie de MacGregor : je me sentais gai et détendu, et sur le chemin du retour je me surpris à fredonner un air entraînant de l’album 1 000 Airplanes On The Roof de Philip Glass. La définition d’une vie heureuse est de pouvoir contempler avec fierté les projets que l’on a réalisés et d’en avoir de nouveaux en perspective et, en ce moment, c’est exactement ce qu’il m’arrivait. Quel bonheur d’être moi !

Ma bonne humeur ne fit pas long feu : au rond-point où Old Cutler Road devient Lejeune Road, un coup d’œil machinal à mon rétroviseur vint figer la musique sur mes lèvres.

Derrière moi, pratiquement collée à mon pare-chocs, se trouvait une Ford Taurus bordeaux. Elle ressemblait beaucoup au type de véhicule que le département de la police de Metro-Dade possède en grandes quantités et réserve à l’usage des policiers en civil.

Je doutais que ce fût bon signe. Une voiture de police normale aurait pu me suivre sans raison particulière, mais quelqu’un à bord d’une voiture banalisée devait avoir des intentions précises et, en l’occurrence, il semblait que son objectif était de me faire savoir que j’étais suivi. C’était parfaitement réussi. Je ne pouvais distinguer à travers le reflet du pare-brise qui conduisait la voiture, mais j’avais soudain hâte de savoir depuis combien de temps durait ce petit manège, qui était au volant et ce que la personne avait vu exactement.

Je m’engageai dans une petite rue transversale, me garai sur le côté, et la Taurus vint s’arrêter juste derrière moi. Pendant quelques instants, rien ne se passa : nous restâmes chacun dans notre voiture, à attendre. Allais-je être arrêté ? Si l’on m’avait suivi depuis la marina, ce pourrait être une très mauvaise nouvelle pour le si Distingué Dexter. Tôt ou tard, on remarquerait l’absence de MacGregor, et la plus petite enquête de routine révélerait l’existence de son bateau. Quelqu’un irait voir s’il était encore là, et alors le fait que Dexter s’y était rendu en plein milieu de la journée ne manquerait pas d’éveiller l’attention.

Ce sont des détails comme ça qui font avancer le travail de la police. Les flics sont toujours à la recherche de ce genre de coïncidences amusantes, et lorsqu’ils tombent dessus ils peuvent décider d’embêter très sérieusement l’individu qui s’est trouvé trop souvent par hasard dans des lieux-clés. Même quand celui-ci a un badge de la police et un faux sourire au charme incroyable.

Je ne voyais pas d’autre solution que d’y aller au bluff : j’irais voir qui était en train de me suivre, je chercherais à savoir pourquoi, puis tenterais de convaincre la personne que c’était une manière bête de perdre son temps. Je pris mon air le plus officiel, sortis de la voiture et m’approchai de la Taurus d’un pas décidé. La vitre s’abaissa, et le visage perpétuellement courroucé du sergent Doakes apparut devant moi, tel le masque d’un dieu cruel sculpté dans une pièce de bois sombre.

— Pourquoi vous quittez le boulot si tôt depuis quelque temps ? me demanda-t-il. Sa voix était dénuée d’expression mais semblait tout de même insinuer que ma réponse serait forcément un mensonge et qu’il allait me le faire regretter.

— Ça alors, sergent ! répondis-je gaiement. Quelle incroyable coïncidence ! Quel bon vent vous amène ?

— Vous avez quelque chose de plus important à faire que votre boulot ? rétorqua-t-il. Il n’avait vraiment pas l’air de vouloir alimenter la conversation, alors je haussai les épaules. Quand on est confronté à des gens qui n’ont aucun esprit de répartie et qui visiblement ne cherchent pas en avoir, il vaut toujours mieux ménager ses efforts.

— Je, euh… j’avais des affaires personnelles à régler, répondis-je. Pas terrible comme réponse, je vous l’accorde, mais Doakes avait la sale habitude de poser des questions affreusement gênantes, avec une malveillance si insidieuse qu’il m’était déjà difficile de ne pas bafouiller, alors inutile d’espérer trouver une réponse intelligente.

Il me fixa pendant quelques secondes interminables, comme un pitbull affamé lorgnerait de la viande crue.

— Des affaires personnelles, répéta-t-il sans cligner des yeux. L’expression semblait encore plus stupide dans sa bouche.

— Tout à fait.

— Votre dentiste est du côté de Coral Gables.

— Eh bien…

— Votre docteur aussi. Vous n’avez pas d’avocat, votre sœur est encore au boulot, poursuivit-il. Quel autre genre d’affaires personnelles ai-je pu oublier ?

— En fait, euh… je, je…, commençai-je, et je fus stupéfait de m’entendre bégayer, mais rien d’autre ne sortit. Doakes se contentait de me fixer et il avait l’air de me supplier des yeux de prendre mes jambes à mon cou afin qu’il puisse pratiquer un peu sa technique de tir.

— C’est drôle, finit-il par dire, parce que moi aussi j’ai des affaires personnelles à régler dans le coin.

— C’est vrai ? m’exclamai-je, rassuré de constater que ma bouche était à nouveau capable de former des sons humains. De quoi peut-il bien s’agir, sergent ?

C’était la première fois de ma vie que je le voyais sourire et je dois avouer que j’aurais préféré de beaucoup qu’il bondisse directement hors de la voiture pour me mordre.

— Je vous SURVEILLE, dit-il. Il me laissa admirer quelques secondes ses dents luisantes, puis il remonta la vitre et disparut derrière le verre teinté, comme le chat du Cheshire d’Alice.

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