Je n’ai aucune gêne à parler de mes modestes talents. Par exemple, j’admets sans complexe que je suis plus fort que la moyenne à formuler des remarques intelligentes, et j’ai aussi le don de me faire apprécier des gens. Mais il faut me rendre cette justice, je suis également toujours disposé à reconnaître mes faiblesses et, en l’occurrence, une rapide introspection m’obligea à concéder que respirer sous l’eau n’entrait pas dans mes compétences. Et tandis que, suspendu par ma ceinture de sécurité, complètement sonné, je regardais l’eau envahir la voiture en tourbillonnant autour de moi, je commençai à me dire que c’était un énorme défaut.
La dernière vision que j’eus de Deborah avant que l’eau ne recouvre sa tête n’était pas plus réconfortante. Pendue également par sa ceinture, immobile, elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, tout à l’inverse de d’habitude, ce qui n’était certainement pas bon signe. Puis l’eau monta jusqu’à mes yeux, et je ne vis plus rien.
Il me plaît aussi à penser que je suis prompt à réagir dans les situations d’urgence, alors j’ose espérer que mon état d’apathie soudain était dû au fait d’avoir été secoué dans tous les sens puis assommé par un airbag. Quoi qu’il en soit, je restai ainsi suspendu à l’envers pendant ce qui me parut une éternité, et j’ai un peu honte d’avouer que je passai l’essentiel du temps à pleurer ma mort. Ce Cher Dexter Défunt… il était promis à un tel avenir, il lui restait tant de compagnons de voyage à disséquer, le voilà tragiquement fauché dans la fleur de l’âge. Hélas, Passager Noir, je le connaissais bien. Sans compter que le pauvre garçon était enfin sur le point de se marier. Quelle immense tristesse. Je me représentai Rita vêtue de blanc en train de sangloter devant l’autel, deux bambins gémissant à ses pieds. L’adorable petite Astor, ses cheveux relevés en une coiffure bouffante, sa robe de demoiselle d’honneur vert clair à présent trempée de larmes. Et le silencieux Cody dans son minuscule smoking, le regard fixé vers le fond de l’église, qui attendait, tout en repensant à notre matinée de pêche et en se demandant quand il aurait de nouveau l’occasion de planter son couteau dans un poisson, puis de tourner la pointe lentement, pour regarder le sang rouge vif perler sur la lame, le sourire aux lèvres, et…
Attends une minute, Dexter. D’où me venait cette image ? Question purement rhétorique, bien sûr ; je n’avais pas besoin que le sourd grondement amusé de mon vieil ami intérieur me donne la réponse. Mais, avec son encouragement, je réussis à assembler quelques morceaux éparpillés en une moitié de puzzle et pris conscience que Cody…
N’est-ce pas étrange ces pensées qui nous viennent lorsque nous sommes sur le point de mourir ? La voiture reposait à présent sur son toit aplati et n’était plus animée que d’un très léger balancement ; elle était remplie d’une eau si épaisse et boueuse que j’aurais été incapable de voir une fusée de détresse s’embraser devant mon nez. Et pourtant je voyais Cody très clairement, plus clairement même que la dernière fois où nous nous étions trouvés dans la même pièce ; et derrière cette image très nette de sa petite silhouette se dressait une ombre géante, une forme noire sans traits qui néanmoins avait l’air de rire.
Était-ce possible ? Je repensai à nouveau à la façon dont il avait enfoncé si joyeusement le couteau dans son poisson. Je pensai à la curieuse réaction qu’il avait eue à l’annonce de la disparition du chien des voisins : la même que la mienne à son âge lorsqu’on m’avait questionné à propos d’un chien du quartier que j’avais capturé pour me livrer à mes expériences. Et je me souvins que lui aussi avait vécu un traumatisme psychique lorsque son père biologique, sous l’emprise de la drogue, l’avait attaqué, lui et sa sœur, et dans un accès de fureur terrifiante les avait battus avec une chaise.
C’était absolument inconcevable. Une pensée ridicule, mais… Tous les éléments concordaient. C’était d’une logique et d’une poésie parfaites.
J’avais un fils.
Quelqu’un qui était Exactement Comme Moi.
Mais lui n’aurait pas de père adoptif avisé pour accompagner ses premiers pas dans le monde des couteaux et des scies, pas de Harry omniscient pour lui apprendre à vivre selon sa vraie nature, pour l’aider à évoluer, de l’enfant désœuvré, qu’il était – ressentant juste le besoin impérieux de tuer – en un grand Justicier, personne pour le guider, patiemment et à pas prudents à travers tous les obstacles, sur la voie de la lame luisante ; il n’y aurait absolument personne pour Cody si Dexter mourait maintenant.
Ce serait bien trop mélodramatique d’affirmer : “Cette pensée me poussa immédiatement à agir”, et je n’ai pas recours au mélodrame sans raison ; je le réserve toujours à une audience. Néanmoins, à l’instant où je pris conscience de la véritable nature de Cody, j’entendis, comme en écho, une voix désincarnée qui disait : “Défais ta ceinture, Dexter.” Et, je ne sais comment, je réussis à déplacer mes doigts, devenus soudain énormes et gourds, jusqu’à l’attache de la ceinture et à chercher à tâtons le poussoir. J’avais l’impression d’essayer de faire passer un jambon par le chas d’une aiguille, mais à force d’appuyer et de pousser je sentis enfin quelque chose céder. Le résultat, évidemment, fut que ma tête alla heurter le plafond, assez fort d’ailleurs quand on songe que j’étais sous l’eau. Le choc que je reçus sur le crâne finit de me remettre les idées en place ; je me redressai et me tournai vers l’ouverture ménagée à l’endroit de la portière. Je parvins à m’extraire de la carrosserie et me retrouvai le nez dans la boue qui tapissait le fond de l’étang.
Je m’accroupis et poussai du pied pour rejoindre la surface. Ce mouvement ne fut pas des plus énergiques, mais il suffit car l’étang n’était profond que d’un mètre. Je m’agenouillai d’abord avant de me relever complètement en chancelant, et je restai immobile dans l’eau quelques instants, à tousser et aspirer l’air délicieux. L’air, un élément merveilleux et sous-évalué. Il est si vrai que nous n’apprécions les choses qu’au moment de les perdre. Que c’était terrible de songer à tous les pauvres gens du monde qui sont privés d’air, des gens comme…
… Deborah ?
Un véritable être humain aurait peut-être pensé beaucoup plus tôt à sa sœur qui était en train de se noyer, mais bon, après tout ce que je venais d’endurer, il ne fallait pas trop en demander à l’imitation que j’étais. Et puis je pensais à elle maintenant ; sans doute n’était-il pas trop tard pour remédier à la situation. Même si je ne rechignais pas à lui venir en aide, je ne pouvais m’empêcher de me dire que, ce soir, l’on exigeait beaucoup du Docile et Dévoué Dexter. À peine sorti de l’eau, il fallait qu’il y replonge.
Mais la famille, c’est la famille, et me plaindre ne m’avait jamais été d’un grand secours. Je pris une profonde inspiration et me glissai à nouveau dans l’eau fangeuse, tâtonnant autour de moi pour retrouver le passage de la portière avant de m’introduire à l’avant de la voiture renversée. Quelque chose me gifla le visage puis m’attrapa vivement par les cheveux ; j’espérais que c’était Deborah elle-même, car tout autre créature qui se serait trouvée sous l’eau aurait certainement eu des dents beaucoup plus acérées. Je levai le bras et essayai de lui faire lâcher prise. Il m’était déjà suffisamment difficile de retenir mon souffle et d’essayer de me déplacer à l’aveuglette sans avoir en plus à subir une coupe de cheveux improvisée. Mais Deborah serrait fort ; un bon signe en soi, puisque cela signifiait qu’elle était encore en vie, mais j’en vins à me demander lesquels de mes poumons ou de mon cuir chevelu céderaient en premier. Ça ne pouvait pas durer ; je me servis de mes deux mains et réussis enfin à détacher ses doigts de ma fragile chevelure. Puis je suivis son bras jusqu’à l’épaule et tâtonnai tout autour afin de trouver la ceinture de sécurité. Je glissai alors ma main le long de la courroie jusqu’à l’attache, et appuyai sur le poussoir.
Ah mais, bien sûr, il était bloqué. On savait déjà que c’était une de ces journées où rien n’allait. Les ennuis n’avaient pas cessé de s’enchaîner, et il n’était pas question d’espérer que le moindre événement se déroule normalement. Comme pour confirmer cette réflexion, un blurp se fit entendre près de mon oreille, et je m’aperçus que Deborah n’avait plus d’air et s’essayait à présent à respirer l’eau. Il était possible qu’elle y parvienne mieux que moi, mais j’en doutais un peu.
Je m’enfonçai davantage dans l’eau et calai mes genoux contre le toit de la voiture, puis coinçai mon épaule au niveau de la taille de Deb et poussai, afin de dégager son poids de la ceinture de sécurité. Puis je relâchai autant que je pus la ceinture en la faisant coulisser. Prenant alors appui sur mes pieds, je tirai Deborah pour la libérer. Elle était toute molle dans mes bras ; peut-être que malgré tous mes vaillants efforts il était trop tard. Je me faufilai par l’ouverture en la tirant derrière moi. Ma chemise s’accrocha quelque part et se déchira, mais je finis de m’extirper de la voiture et me redressai pour la seconde fois en chancelant dans l’air nocturne.
Deborah était un poids mort dans mes bras et un filet d’eau vaseuse s’écoulait de sa bouche. Je la hissai sur mon épaule et pataugeai dans la boue en direction de l’herbe. Chaque pas me coûta, et je perdis ma chaussure gauche avant même d’avoir fait deux mètres. Mais, après tout, les chaussures sont plus faciles à remplacer que les sœurs, alors je persévérai jusqu’à ce que je finisse par grimper sur l’herbe et déposer Deborah sur le dos à même la terre ferme.
Non loin de là une sirène retentit, suivie presque aussitôt par une autre. Suprême Bonheur : l’aide n’allait pas tarder à arriver. Peut-être, d’ailleurs, m’apporterait-on une serviette. Mais je n’étais pas certain que Deborah tienne aussi longtemps. Alors je me laissai tomber à côté d’elle, la renversai sur mon genou et lui fis expulser autant d’eau qu’il me fut possible. Puis je l’allongeai sur le dos, ôtai avec mon doigt un peu de boue de ses lèvres et me mis à lui faire du bouche-à-bouche pour la réanimer.
Ma seule récompense d’abord fut de recevoir un autre filet d’eau vaseuse, ce qui ne rendit en rien mon travail plus agréable. Mais je persistai, et bientôt Deborah fut secouée par une convulsion avant de dégurgiter une grosse quantité d’eau – en grande partie sur moi, malheureusement. Elle toussa horriblement, prit une inspiration qui rappelait le bruit que font les gonds rouillés en s’ouvrant, puis lâcha :
— Bordel…
Pour une fois, j’appréciai réellement son attitude de dure à cuire.
— Content de te revoir parmi nous, dis-je. Deborah roula faiblement sur le ventre et essaya de se relever à quatre pattes. Mais elle s’écroula de nouveau, la respiration coupée par la douleur.
— Oh, non. Merde, j’ai quelque chose de cassé, gémit-elle.
Elle tourna la tête sur le côté et vomit encore un peu, cambrant le dos et aspirant péniblement de grosses goulées d’air entre deux spasmes. Je la regardai, et j’avoue que je me sentis assez fier de moi. Dexter le Canard Plongeur s’en était bien tiré et avait sauvé la situation.
— C’est pas génial de vomir ? lui lançai-je. Disons, par rapport à l’autre possibilité ? Bien sûr, une réplique cinglante était au-dessus des forces de ma pauvre sœur, mais je fus content de constater qu’il lui restait suffisamment d’énergie pour murmurer : “Va te faire foutre.”
— Où est-ce que ça fait mal ? lui demandai-je.
— Nom de Dieu, dit-elle, d’une voix très faible. J’arrive pas à bouger mon bras gauche. Tout le bras…
Elle s’interrompit et essaya de bouger le bras en question, ne réussissant qu’à s’infliger une énorme douleur. Elle aspira l’air en sifflant, ce qui la fit à nouveau tousser faiblement, puis elle retomba sur le dos et respira de façon très saccadée.
Je m’agenouillai à côté d’elle et tâtai doucement le haut de son bras.
— Là ? lui demandai-je. Elle secoua la tête. Je remontai ma main, touchant l’articulation de l’épaule puis la clavicule, et je n’eus pas besoin de lui demander si c’était l’endroit. Elle retint brusquement sa respiration, battit des paupières et, même à travers la boue qui maculait son visage, je la vis pâlir considérablement.
— Ta clavicule est cassée, déclarai-je.
— C’est pas possible, protesta-t-elle d’une voix faible et râpeuse. Il faut que je retrouve Kyle.
— Non, répliquai-je. Il faut que tu ailles aux urgences. Si tu essaies de te déplacer dans l’état où tu es, tu vas finir à côté de lui, ligotée sur une table, et on ne sera pas plus avancé.
— Je dois le trouver, insista-t-elle.
— Deborah, je viens de t’extraire d’une voiture engloutie et d’abîmer par la même occasion une très jolie chemise. Tu voudrais que mon sauvetage héroïque n’ait servi à rien ?
Elle toussa à nouveau, et grogna de douleur comme sa clavicule suivait les mouvements de sa respiration spasmodique. Je voyais bien qu’elle n’avait pas fini de discuter, mais elle commençait à s’apercevoir qu’elle souffrait le martyre. Et puisque notre conversation ne menait nulle part, je ne fus pas mécontent de voir Doakes arriver, suivi presque aussitôt par deux ambulanciers.
Le bon sergent me regarda méchamment, comme si c’était moi qui avais poussé la voiture dans l’étang avant de la retourner sur le toit.
— Vous les avez perdus, hein, dit-il. Un reproche qui me parut terriblement injuste.
— Oui, cela s’est avéré beaucoup plus dur que je ne croyais de les suivre dans une voiture à l’envers et sous l’eau, répondis-je. La prochaine fois, vous n’aurez qu’à essayer et nous on restera là à râler.
Doakes se contenta de me lancer un regard furieux et d’émettre un grognement. Puis il s’agenouilla à côté de Deborah et lui demanda :
— Vous êtes blessée ?
— La clavicule, répondit-elle. Elle est cassée.
À présent que l’état de choc passait, elle luttait contre la douleur en se mordant la lèvre et en prenant de petites inspirations saccadées. J’espérai que les ambulanciers auraient quelque chose de plus efficace pour elle.
Doakes resta silencieux. Il leva juste ses yeux vers moi, avec la même expression furieuse. Deborah tendit vers lui son bras qui n’était pas blessé et agrippa sa manche.
— Doakes, dit-elle, et il tourna ses yeux vers elle. Trouvez-le.
Il la regarda sans rien dire tandis qu’elle s’arrêtait de respirer et serrait les dents sous l’effet d’une nouvelle vague de douleur.
— On arrive, lança l’un des ambulanciers. C’était un jeune homme maigre aux cheveux dressés en pointes sur le crâne. Lui et son collègue, plus âgé et plus corpulent, avaient fait passer leur brancard par le trou que la voiture de Deborah avait formé dans la clôture grillagée. Doakes voulut se relever pour les laisser s’approcher de Deborah, mais celle-ci se cramponna à son bras avec une force surprenante.
— Trouvez-le, répéta-t-elle.
Doakes ne fit que hocher la tête, mais cela suffit à Deb ; elle lâcha son bras et il se leva. Les ambulanciers fondirent sur Deborah, l’examinèrent rapidement puis la hissèrent sur le brancard qu’ils roulèrent aussitôt en direction de l’ambulance. Je la regardai s’éloigner, me demandant ce qu’il était advenu de notre cher ami à la camionnette blanche. Il avait un pneu crevé : jusqu’où pourrait-il aller ? Il était assez vraisemblable qu’il tente de s’emparer d’un autre véhicule, plutôt que d’appeler son assistance automobile pour qu’on vienne l’aider à changer son pneu. On allait donc probablement retrouver dans les parages la camionnette abandonnée, et une voiture serait sans doute signalée disparue.
Sous une impulsion qui me parut extrêmement généreuse compte tenu de son attitude envers moi, je m’approchai de Doakes pour lui communiquer ma pensée. Mais je n’avais fait qu’un pas vers lui lorsque j’entendis un gros raffut du côté de la rue. Je me tournai pour voir.
Je vis un homme trapu d’âge moyen vêtu juste d’un boxer courir vers nous en plein milieu de la rue. Son ventre retombait par-dessus l’élastique du short et était ballotté dans tous les sens par la course ; il était évident qu’il n’était pas très entraîné, et il ne se facilitait pas la tâche en agitant les bras au-dessus de la tête et en hurlant : « Hé ! Hé ! Hé ! » tout en courant. Le temps qu’il traverse la bretelle de l’I-95 et arrive jusqu’à nous, il était hors d’haleine, incapable d’articuler le moindre mot, mais j’avais une idée assez précise de ce qu’il voulait nous dire.
— La camionnette… réussit-il à balbutier avec un accent cubain.
— Une camionnette blanche ? Avec un pneu à plat ? Et votre voiture a disparu ? demandai-je. Et Doakes me regarda.
L’homme à bout de souffle secouait la tête.
— Une camionnette blanche, ça oui. J’ai entendu dedans des bruits de chien que je croyais blessé, expliqua-t-il, avant de s’interrompre pour prendre une profonde inspiration et pouvoir communiquer toute l’horreur de ce qu’il avait vu. Et alors…
Mais il dépensait sa salive, et son souffle surtout, pour rien. Doakes et moi remontions déjà la rue à toutes jambes dans la direction d’où il était venu.