CHAPITRE XXIX

J’étais en train de découper joyeusement une personne très méchante que j’avais ligotée à une table et attachée avec du ruban adhésif mais, bizarrement, le couteau était fait de caoutchouc et se pliait dans tous les sens. Je tendis la main pour attraper une scie à os géante que j’appliquai sur l’alligator, mais je n’en tirais aucun plaisir réel, je ressentais plutôt de la souffrance, et je vis que c’étaient mes propres bras que je tranchais. Mes poignets brûlaient et se crispaient mais je ne pouvais m’arrêter de couper et je finis par sectionner une artère. Et alors, l’horrible rouge jaillit, m’aveuglant d’un brouillard écarlate ; puis je me mis à tomber, tomber sans fin dans l’obscurité de mon moi vide où les formes horribles se tordaient en geignant et m’attiraient vers elles, jusqu’à ce que je bascule et atterrisse dans l’atroce flaque rouge par terre où je vis deux lunes creuses braquées sur moi qui m’ordonnaient d’ouvrir les yeux, vous êtes réveillé…

…et tout redevint net avec ces deux lunes creuses qui étaient en fait une paire de verres épais montés sur une large monture noire, calée sur la figure d’un homme moustachu, malingre, qui se penchait au-dessus de moi une seringue à la main.

Docteur Danco, je présume… ?

Je ne pensais pas avoir parlé tout haut, mais il hocha la tête et répondit :

— Oui, c’est comme ça qu’on m’appelait. Et vous, qui êtes-vous ? Son accent n’était pas très naturel, comme s’il devait réfléchir avant de prononcer chaque mot. J’y décelais des inflexions cubaines, mais l’espagnol ne semblait pas être sa langue maternelle. Curieusement, sa voix me déplaisait au plus haut point, comme si j’y avais détecté une odeur de produit anti-Dexter. Mais, tout au fond de mon cerveau reptilien, un vieux dinosaure souleva la tête et rugit en guise de réponse, si bien que je ne tressaillis pas face au docteur comme j’avais failli le faire. J’essayai de secouer la tête, mais cela me parut très difficile.

— N’essayez pas de bouger encore, dit-il. Vous n’y arriverez pas. Mais ne vous inquiétez pas, vous pourrez voir tout ce que je fais à votre ami sur la table. Et, très vite, ce sera votre tour. Vous pourrez vous voir alors dans le miroir. Il plissa les yeux, et une pointe de fantaisie perça dans sa voix. Il y a quelque chose de formidable avec les miroirs. Saviez-vous que si quelqu’un se tient à l’extérieur d’une maison et regarde dans un miroir, on peut le voir depuis l’intérieur ?

On aurait dit un professeur d’école en train d’expliquer une blague à un élève qu’il aimait beaucoup, mais qui était un peu bêta sur les bords. Et la situation s’y prêtait, vraiment, car j’avais été suffisamment bête pour tomber dans le panneau sans rien me dire de plus que : « Ça alors, c’est intéressant. » Mon impatience et ma curiosité, attisées par la lune, m’avaient rendu imprudent, et il m’avait vu jeter un coup d’œil furtif. Il jubilait, et c’était agaçant, aussi je me sentis obligé de riposter, même faiblement.

— Bien sûr que je le savais, dis-je. Mais saviez-vous que cette maison possède également une porte d’entrée ? Et il n’y a pas de paon en faction cette fois.

Il cligna des yeux.

— Devrais-je m’en inquiéter ? demanda-t-il.

— Eh bien, on ne sait jamais qui pourrait débarquer à l’improviste.

Le Docteur Danco étira de quelques millimètres vers le haut le coin gauche de sa bouche.

— Ma foi, répondit-il, si votre ami sur la table d’opération est un bon échantillon, je pense que je n’ai pas trop de soucis à me faire, vous ne croyez pas ? Et je devais admettre qu’il n’avait pas tort. Les premiers joueurs de l’équipe ne s’étaient pas particulièrement distingués ; qu’avait-on à craindre du banc de touche ? Si je ne m’étais pas senti encore abruti par les drogues qu’il m’avait administrées, je lui aurais certainement offert une réponse des plus subtiles, mais à vrai dire je nageais encore dans une sorte de brouillard chimique.

— J’espère sincèrement que je ne suis pas censé croire que du renfort arrive ? reprit-il.

Je me posai la même question, mais cela ne me semblait pas très futé de le lui avouer.

— Croyez ce que vous voulez, répliquai-je plutôt, espérant que ce serait suffisamment ambigu pour lui donner à réfléchir, et maudissant la lenteur de mes facultés mentales, d’habitude si vives.

— Bon, d’accord, dit-il. Je pense que vous êtes venu ici tout seul. Et je suis curieux de savoir pourquoi.

— Je voulais étudier votre technique, répondis-je.

— Ah, parfait. Je serai ravi de vous montrer : ce sera une démonstration de première main. Il dirigea de nouveau vers moi son imperceptible sourire puis ajouta : Et en second, les pieds. Il attendit quelques instants, sans doute pour voir si j’allais rire de son calembour désopilant. J’étais désolé de le décevoir, mais je trouverais peut-être ça drôle plus tard, si je sortais de là vivant.

Danco me tapota le bras et se pencha légèrement vers moi.

— Il va nous falloir votre nom, vous savez. Sinon, ce n’est pas drôle.

Je l’imaginai en train de s’adresser à moi par mon prénom tandis que je gisais là immobile, et ce ne fut pas une vision très réjouissante.

— Voulez-vous me dire votre nom ? demanda-t-il.

— Belzébuth, répondis-je.

Il me dévisagea, de ses yeux énormes derrière les verres épais. Puis il tendit la main vers ma poche de pantalon et en extirpa mon portefeuille. Il l’ouvrit d’une chiquenaude et trouva mon permis de conduire.

— Ah. Alors comme ça, c’est vous Dexter ? Félicitations pour vos fiançailles. Il laissa tomber le portefeuille à côté de moi et me tapota la joue. Regardez bien et tâchez de vous souvenir, parce que dans très peu de temps je vous ferai les mêmes choses.

— Je suis content pour vous, répondis-je. Danco fronça les sourcils.

— Vous devriez avoir plus peur que ça, remarqua-t-il. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Il pinça les lèvres. Intéressant. La prochaine fois, j’augmenterai la dose. Puis il se leva et s’éloigna.

J’étais étendu dans un coin sombre près d’un seau et d’un balai, et je le regardais s’affairer dans la cuisine. Il se prépara une tasse de café cubain soluble qu’il sucra généreusement. Puis il retourna au centre de la pièce et fixa son regard sur la table, tout en sirotant son café, l’air pensif.

— Ahahma, implorait la chose sur la table qui avait été autrefois le sergent Doakes. Ahahm. Ahahma. Bien sûr, il n’avait plus sa langue : un symbole évident concernant la personne qui était censée avoir vendu Danco.

— Oui, je sais, lui répondit le bon Docteur. Mais tu n’en as pas deviné une seule. Il avait presque l’air de sourire en disant cela, bien que son visage ne parût pas formé pour exprimer autre chose qu’un simple intérêt pensif. Mais ce fut suffisant pour déclencher chez Doakes un accès de geignements et de mouvements désespérés dans le but de se libérer de ses liens. Cela ne fut pas très efficace et ne parut pas, d’ailleurs, inquiéter le Docteur Danco, qui s’éloigna en buvant son café et en chantonnant d’une voix fausse la musique de Tito Puente. Comme Doakes continuait à s’agiter, je vis qu’il n’avait plus ni pied droit, ni mains ni langue. Chutsky m’avait dit que le bas de sa jambe avait été enlevé d’un seul coup. Le Docteur, manifestement, voulait faire durer le plaisir un peu plus longtemps cette fois. Et quand ce serait mon tour… comment déciderait-il ce qu’il enlèverait et dans quel ordre ?

Insensiblement mon cerveau commençait à s’extraire du brouillard. Je me demandai combien de temps j’étais resté inconscient. Mais je ne me voyais pas trop en discuter avec le Docteur.

La dose, avait-il dit. Il tenait une seringue à la main lorsque je m’étais réveillé et il avait l’air surpris que je n’aie pas davantage peur. Mais bien sûr. Quelle idée formidable : injecter à ses patients un type de psychotrope afin d’accroître leur sentiment de terreur impuissante. J’aurais aimé savoir le faire également. Pourquoi n’avais-je pas suivi une formation médicale ? Enfin, il était un peu tard pour se poser ce genre de question. Dans tous les cas, le dosage semblait parfait pour Doakes.

— Allons, Albert, dit le Docteur au sergent, sur le ton de la conversation, d’une voix fort aimable. Essaie de deviner.

— Amaha ! Ahahma !

— Je ne crois pas que ce soit ça, répondit le docteur, avalant son café à grand bruit. Mais c’est vrai que ça pourrait l’être si tu avais une langue. Enfin, quoi qu’il en soit, poursuivit-il en se penchant vers le bord de la table afin de faire une petite marque sur un bout de papier, un peu comme s’il barrait quelque chose, c’est un mot assez long. Neuf lettres. Que veux-tu, il faut savoir prendre le bon et le mauvais de toute situation. Il posa son crayon puis saisit une scie et tandis que Doakes poussait frénétiquement sous ses liens, il lui scia le pied gauche, juste au-dessus de la cheville. Il fut très rapide et très soigneux, et dès qu’il eut fini, il plaça le pied tranché contre la tête de Doakes tout en attrapant dans sa batterie d’instruments ce qui ressemblait à un grand fer à souder. Il l’appliqua sur le moignon et un sifflement de vapeur s’éleva comme il cautérisait la plaie pour réduire au maximum l’écoulement du sang.

— Et voilà, dit-il. Doakes émit un son étranglé puis s’affaissa sur la table tandis que l’odeur de chair brûlée emplissait la pièce. Avec un peu de chance, il resterait inconscient pendant un moment.

Et moi, par bonheur, j’étais d’instant en instant plus conscient. Au fur et à mesure que les substances chimiques du fusil à injection du Docteur abandonnaient mon cerveau, une sorte de lumière trouble commençait à s’y infiltrer.

Ah, la mémoire ! Quelle chose merveilleuse, n’est-ce pas ? Même dans les pires circonstances notre mémoire est là pour nous réconforter. Tenez, moi, par exemple : je gisais là, impuissant, réduit à regarder les atrocités commises sur le sergent Doakes, sachant que ce serait bientôt mon tour. Eh bien, il me restait mes souvenirs.

Et ce que je me rappelais à présent était quelque chose que m’avait dit Chutsky lorsque je l’avais délivré. “Quand il m’a installé là-dessus, avait-il raconté, il m’a dit ‘Sept’ et ‘Essaie de deviner’. » Sur le moment, j’avais trouvé ces phrases un peu étranges et je m’étais demandé si Chutsky ne les avait pas imaginées, sous l’effet des médicaments.

Mais je venais juste d’entendre le Docteur dire les mêmes choses à Doakes : “Essaie de deviner” et puis “Neuf lettres”. Ensuite il avait fait une marque sur le bout de papier scotché à la table.

De la même façon qu’il y avait eu un morceau de papier scotché à côté de chacune des victimes que nous avions trouvées, avec à chaque fois un seul mot écrit dessus, les lettres barrées une à une. « HONNEUR », « LOYAUTÉ ». Un clin d’œil ironique, bien sûr : Danco rappelait à ses anciens camarades les vertus qu’ils avaient trahies en le vendant aux Cubains. Et le pauvre Burdett, le type de Washington que nous avions trouvé dans la carcasse de la maison de Miami Shores. Il n’avait pas mérité un grand effort de réflexion. À peine cinq lettres : POGUE. Et ses bras, ses jambes et sa tête avaient été rapidement tranchés puis séparés de son corps. P-O-G-U-E. Bras, jambe, jambe, bras, tête.

Était-ce vraiment possible ? Je savais que mon Passager avait le sens de l’humour, mais c’était nettement plus noir que ça. Là, il y avait un côté espiègle, saugrenu, pour ne pas dire idiot.

Du même style que la plaque d’immatriculation “Choisissez la vie”. Et que tout ce que j’avais pu observer du comportement du Docteur.

Cela paraissait si invraisemblable, et pourtant…

Tout en découpant ses victimes en morceaux, le Docteur Danco s’adonnait à un petit jeu.

Il était possible qu’il y ait joué avec d’autres durant toutes ces années passées dans la prison cubaine de l’île des Pins, et peut-être cela s’était-il imposé comme le scénario idéal pour mettre en œuvre sa curieuse revanche. Car il n’y avait pas de doute qu’il y jouait à présent, avec Chutsky, ainsi qu’avec Doakes et les autres. Cela semblait absurde, mais c’était finalement la seule chose qui se tenait à peu près.

Le Docteur Danco jouait au pendu.

— Eh, bien, dit-il, en venant s’accroupir de nouveau près de moi. Comment pensez-vous que votre ami s’en sort ?

— Je crois qu’il est prêt à donner sa langue au chat, répondis-je.

Il inclina légèrement la tête et, tout en me dévisageant, darda sa petite langue sèche sur ses lèvres, ses deux grands yeux fixes derrière les grosses lunettes.

— Bravo, dit-il et il me tapota le bras à nouveau. Vous n’avez pas l’air de croire que cela va vraiment vous arriver à vous aussi. Peut-être qu’un Dix vous convaincra.

— Est-ce qu’il y a un E ? demandai-je, et il eut un léger mouvement de recul comme si une odeur repoussante venant de mes chaussettes lui était sautée aux narines.

— Eh bien, dit-il, toujours sans ciller, et un semblant de sourire contracta le coin de sa bouche. Oui, il y a deux E. Mais ce n’était pas votre tour de deviner, alors… Il haussa les épaules, d’un mouvement presque imperceptible.

— Vous pourriez le considérer comme un coup raté pour le sergent Doakes…, suggérai-je, très obligeamment, me semblait-il.

Il hocha la tête.

— Vous ne l’aimez pas. Je vois, répliqua-t-il, en fronçant légèrement les sourcils. N’importe. Vous devriez vraiment avoir plus peur que ça.

— Peur de quoi ? demandai-je. C’était de la pure bravade, j’avoue, mais les occasions sont si rares de pouvoir plaisanter avec une authentique crapule. Il sembla piqué au vif en tout cas ; il me dévisagea longuement avant de finir par secouer très légèrement la tête.

— Eh bien, Dexter. Je vois que nous allons avoir du pain sur la planche, dit-il en m’adressant son infime sourire. Entre autres choses, ajouta-t-il, et une joyeuse ombre noire se cabra derrière lui au même instant, défiant avec fougue mon Passager Noir, qui se glissa en avant et répondit en mugissant. L’espace d’un instant, nous nous mesurâmes ainsi du regard, puis il finit par cligner des yeux, juste une fois, et se leva. Il retourna à la table où Doakes dormait d’un sommeil paisible, tandis que je me laissais retomber dans mon recoin confortable, tout en me demandant quel miracle l’illusioniste Dexterini allait pouvoir inventer cette fois, pour sa grande évasion.

Bien sûr, je savais que Deborah et Chutsky étaient en route, mais c’était finalement plus inquiétant qu’autre chose. Chutsky tiendrait à tout prix à rétablir sa virilité outragée en déboulant avec sa béquille et en agitant un fusil dans sa seule main, et même s’il permettait à Deborah de le couvrir, elle portait un gros plâtre qui rendait ses mouvements malaisés. Pas facile de faire confiance à une telle équipe de sauveteurs. Non, je ne pouvais m’empêcher de penser que mon petit recoin dans la cuisine allait tout simplement se retrouver bondé, et une fois que nous serions tous les trois ligotés et drogués aucune aide ne viendrait plus pour personne.

Et très sincèrement, malgré mon accès de dialogue héroïque, je me sentais encore un peu dans les vapes à cause de la flèche soporifique de Danco. J’étais donc drogué, solidement attaché et absolument seul. Mais on peut trouver un côté positif dans toutes les situations, si on se donne la peine de bien chercher, et après avoir réfléchi un moment, je m’aperçus que force m’était de reconnaître que je n’avais pas été attaqué par des rats enragés.

Tito Puente se lança dans un nouvel air, une mélodie un peu plus douce, et je devins plus résigné. Après tout, on doit tous mourir un jour. Certes, cette façon de périr ne comptait pas parmi mes préférées. S’endormir et ne plus se réveiller arrivait en premier sur ma liste, quoiqu’à présent elle me parût presque de mauvais goût.

Que verrais-je lorsque je mourrais ? J’ai beaucoup de mal à croire en l’âme, ou à l’Enfer et au Paradis, et à toutes ces inepties religieuses. Si les êtres humains avaient une âme, pourquoi n’en aurais-je pas une également ? Et je peux vous assurer que je n’en ai pas. Étant ce que je suis, comment pourrais-je en avoir une ? Impensable. C’est déjà assez dur comme ça d’être moi. Être moi avec une âme et une conscience, et la menace d’une vie après la mort, serait intolérable.

Mais songer que ce merveilleux moi, unique au monde, allait disparaître pour ne plus jamais revenir… c’était très triste. Tragique, même. Peut-être devais-je envisager la réincarnation. Aucun contrôle, là, bien sûr. Je pouvais revenir en bousier, ou pire, en un autre monstre comme moi. Ma mort, en tout cas, ne chagrinerait personne, surtout si Deb s’en allait en même temps. Égoïstement, j’espérai que je partirais le premier. Histoire d’en finir plus vite. Cette mascarade avait duré trop longtemps. Il était temps qu’elle s’achève. C’était aussi bien, finalement.

Tito entama une nouvelle chanson, très romantique celle-là, avec des paroles du style Te amo, et maintenant que j’y pensais, il se pouvait fort bien que ma mort chagrine Rita, cette idiote. Et Cody et Astor, à leur façon un peu détraquée, regretteraient aussi mon absence. Je ne sais comment, j’avais contracté toute une série de liens affectifs ces derniers temps. Comment faisais-je pour me retrouver toujours dans ces situations ? Et n’avais-je pas eu exactement les mêmes pensées très récemment, tandis que j’étais suspendu sous l’eau dans la voiture renversée de Deborah ? Pourquoi passais-je tant de temps à mourir dernièrement, et à tout louper ? Comme je ne le savais que trop bien, je ne pouvais plus y changer grand-chose.

J’entendis Danco entrechoquer des outils et je tournai la tête pour voir. Il m’était encore très difficile de bouger, mais j’y arrivais tout de même un peu mieux, et je parvins à fixer mon regard sur lui. Il avait une grosse seringue à la main et s’approchait du sergent Doakes, en brandissant l’instrument comme s’il souhaitait être vu et admiré.

— Il est l’heure de se réveiller, Albert, lança-t-il d’un ton enjoué, avant d’enfoncer l’aiguille dans le bras de Doakes. L’espace de quelques secondes, rien ne se passa ; puis Doakes se réveilla, secoué par une convulsion, et émit une agréable série de grognements et de geignements, tandis que le Docteur Danco restait planté là à le regarder et à savourer ce moment, la seringue de nouveau brandie.

Il y eut une sorte de bruit sourd en provenance de l’avant de la maison ; Danco fit aussitôt volte-face et saisit son fusil de paintball à l’instant même où l’imposante forme chauve de Kyle Chutsky remplissait l’encadrement de la porte. Comme je le craignais, il s’appuyait sur sa béquille et tenait un pistolet d’une main visiblement transpirante et mal assurée.

— Fils de pute, cria-t-il, et le Docteur Danco lui tira dessus avec son fusil de paintball, une fois, puis deux fois. Chutsky le regarda fixement, bouche bée, et Danco abaissa son arme tandis que Chutsky commençait à glisser au sol.

Mais juste derrière lui, invisible tant qu’il était debout, se trouvait ma chère sœur Deborah, la plus belle vision qu’il m’ait été donné de voir, après le pistolet Glock qu’elle tenait fermement dans sa main droite. Elle ne perdit pas de temps à transpirer ou à insulter Danco. Elle contracta seulement ses mâchoires et déchargea deux coups rapides qui atteignirent Danco en pleine poitrine et le soulevèrent du sol pour le propulser sur Doakes, occupé à pousser des cris stridents.

Pendant un très long moment, tout fut à nouveau calme et immobile, mis à part la musique de l’impitoyable Tito Puente. Puis Danco glissa de la table et tomba à terre, tandis que Deb s’agenouillait près de Chutsky pour tâter son pouls. Elle l’installa dans une position plus confortable, l’embrassa sur le front avant de se tourner enfin vers moi.

— Dex, me dit-elle. Tu vas bien ?

— Ça va pas trop mal, sœurette, répondis-je, me sentant légèrement étourdi. Mais par pitié, éteins cette horrible musique.

Elle alla jusqu’au radiocassette déglingué, arracha la prise du mur et regarda le sergent Doakes dans le profond silence qui se fit, en essayant de ne pas manifester ses émotions.

— On va vous sortir de là, Doakes, dit-elle. Ça va aller. Elle posa la main sur son épaule tandis qu’il se mettait à sangloter, puis elle se tourna brusquement et revint vers moi, les yeux pleins de larmes. Nom de Dieu, murmura-t-elle en me détachant. Il est vraiment dans un sale état.

Il m’était un peu difficile de ressentir de l’affliction pour Doakes alors qu’elle déchirait les derniers morceaux de ruban adhésif qui entravaient mes poignets, car j’étais enfin libre, totalement libéré, de mes liens, du Docteur, des services à rendre et, apparemment, oui, j’étais également délivré du sergent Doakes lui-même.

Je me levai, ce qui ne fut pas aussi facile qu’on pourrait le croire. J’étirai mes pauvres membres engourdis tandis que Deborah attrapait sa radio pour appeler nos amis du département de la police de Miami Beach. Je m’approchai de la table d’opération. C’était un détail, mais ma curiosité avait pris le dessus. Je tendis le bras et saisis le bout de papier scotché sur le rebord de la table.

De son écriture tremblée, Danco avait tracé en lettres capitales le mot : « TRAÎTRISE ». Cinq lettres étaient barrées.

Je baissai les yeux sur Doakes. Il soutint mon regard, les yeux écarquillés, dardant une haine qu’il ne serait plus jamais capable d’exprimer.

Ce qui prouve que, parfois, il peut vraiment y avoir des fins heureuses.

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