CHAPITRE V

Avec un peu de temps, je suis sûr que je pourrais trouver toute une liste de malheurs bien plus graves que de voir le sergent Doakes se transformer en mon ombre. Mais tandis que, planté là dans mon ciré haute couture, je songeais à Reiker et à ses bottes rouges sur le point de m’échapper, cette pensée me sembla déjà assez désagréable pour ne pas en rajouter en imaginant de pires scénarios. Je montai simplement dans ma voiture, démarrai puis regagnai mon appartement tandis que la pluie continuait à tomber. D’ordinaire, le comportement homicide des autres conducteurs avait la faculté de me remonter le moral, me faisant me sentir chez moi, mais, bizarrement, ce jour-là, la présence de la Taurus bordeaux juste derrière m’ôta tout entrain.

Je connaissais suffisamment le sergent Doakes pour savoir qu’il ne s’agissait pas là, en ce jour de pluie, d’une lubie de sa part. S’il avait décidé de me surveiller, il s’y tiendrait jusqu’à ce qu’il me surprenne en train de faire un truc vilain. Ou jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure de me suivre. Naturellement, il me vint aussitôt à l’idée plusieurs manières fascinantes de m’assurer qu’il relâcherait sa vigilance. Mais elles étaient toutes irrévocables, et bien que je n’aie pas de conscience, je respecte un ensemble de règles très strictes qui fonctionnent un peu de la même façon.

J’avais toujours su que tôt ou tard le sergent Doakes ferait quelque chose pour me détourner de mon hobby, et je m’étais creusé la tête afin de trouver des solutions. Ma seule conclusion, malheureusement, avait été que j’aviserais en temps voulu.

“Excusez-moi ?” pourriez-vous dire, et vous en auriez tout à fait le droit. Est-il vraiment possible de ne pas voir l’évidence ? Après tout, Doakes était peut-être redoutable, mais l’était encore davantage, et personne ne pouvait lui résister lorsqu’il prenait le volant. Alors pour une fois…

Non, chuchota la douce voix dans le creux de mon oreille.

Bonjour, Harry. Pourquoi ? Et tout en posant la question je repensai au jour où il m’avait expliqué.

Il y a des règles, Dexter, avait dit Harry.

Des règles, papa ?


* * *

C’était le jour de mes seize ans. Il n’y avait jamais de grandes fêtes pour mon anniversaire, étant donné que je n’avais pas encore appris à être extraordinairement charmant et sociable, et si je n’évitais pas à proprement parler mes condisciples assez pitoyables, c’étaient eux qui, la plupart du temps, m’évitaient. Je vécus mon adolescence comme un chien de berger au milieu d’un troupeau de moutons sales et bêtes. Depuis, j’avais beaucoup appris. Par exemple, même si à seize ans j’avais presque tout pigé – à savoir qu’il n’y a rien à attendre des gens –, j’avais compris depuis qu’il vaut mieux garder ce genre de vérité pour soi.

Mon seizième anniversaire fut donc célébré sobrement. Doris, ma mère adoptive, venait de mourir d’un cancer. Mais ma sœur Deborah m’avait préparé un gâteau et Harry m’avait offert une nouvelle canne à pêche. Je soufflai les bougies, nous mangeâmes le gâteau, puis Harry m’emmena dans le jardin à l’arrière de notre modeste maison de Coconut Grove. Il s’assit à la table en bois de séquoia qu’il avait construite lui-même près du barbecue en brique et me fit signe de m’asseoir aussi.

— Alors, Dex, commença-t-il. Seize ans. Tu es presque un homme.

Je n’étais pas sûr de comprendre le sens de ses paroles – moi ? un homme ? c’est-à-dire un être humain ? - si bien que je ne savais pas quel genre de réponse il attendait. Mais, en revanche, je savais qu’il valait mieux éviter de faire le malin avec Harry, alors je me contentai de hocher la tête. Et il me soumit aux rayons X de son regard bleu.

— Est-ce que les filles t’intéressent ? me demanda-t-il.

— Euh… Pour quoi faire ?

— Les embrasser. Les tripoter. Le sexe, quoi.

Ma tête se mit à tourbillonner à cette pensée comme si un pied froid et sombre était en train de frapper l’intérieur de mon crâne.

— Non, euh, non. Je, euh… répondis-je, si jeune et déjà si éloquent. Pas de cette façon-là.

Harry hocha la tête, ne semblant pas surpris.

— Les garçons non plus, dit-il, et je fis non de la tête. Harry regarda la table, puis de nouveau la maison. Pour mes seize ans, mon père m’a emmené voir une pute. Il secoua la tête et un sourire imperceptible se dessina sur son visage. J’ai mis dix ans à m’en remettre.

Je ne trouvai absolument rien à répondre. La question du sexe m’était absolument étrangère, et l’idée de payer pour ça, afin d’en faire cadeau à son fils, et quand pour couronner le tout ce fils était Harry… non, vraiment. C’en était trop. Je regardai Harry avec un léger sentiment de panique et il sourit.

— Non, dit-il. Je n’allais pas te le proposer. J’imagine que tu tireras beaucoup plus de satisfaction de cette canne à pêche. Il secoua la tête lentement et regarda au loin, par-delà la table de pique-nique et le jardin, du côté de la rue. Ou d’un couteau bien effilé.

— Oui, répondis-je, en m’efforçant de ne pas laisser transparaître mon impatience.

— Non, reprit-il. Nous savons tous les deux de quoi tu as envie. Mais tu n’es pas prêt.

Depuis le jour où Harry m’avait parlé pour la première fois de ce que j’étais, lors d’une nuit de camping mémorable quelques années auparavant, nous avions entrepris de me préparer. Ou, selon les termes de Harry, de me “recadrer”. Le jeune humain artificiel un peu bêta que j’étais mourait d’impatience de se lancer dans sa joyeuse carrière. Mais Harry me retenait car Harry savait toujours mieux que personne.

— Je serai prudent, remarquai-je.

— Mais pas parfait. Il y a des règles, Dexter. Il faut qu’il y en ait. C’est ce qui te différencie des autres.

— Ne pas se faire remarquer. Tout nettoyer, ne prendre aucun risque, euh…

Harry secoua la tête.

— Plus important encore. Tu dois être sûr, avant de commencer, que la personne le mérite vraiment. Tu ne peux pas imaginer le nombre de fois où j’ai su qu’un type était coupable et où j’ai dû le laisser filer. Voir le salaud qui te regarde avec un petit sourire narquois, et tu sais autant que lui que c’est un criminel, mais tu es obligé de lui ouvrir la porte et de le laisser partir…

Il serra les mâchoires et frappa légèrement du poing sur la table.

— Ce ne sera pas pareil pour toi. Mais… il faut que tu sois sûr. Absolument sûr, Dexter. Et même si tu n’as aucun doute…

Il leva la main en l’air, la paume tournée vers moi.

— Trouve une preuve. Pas de celles qu’on demanderait au tribunal, Dieu merci.

Il eut un petit rire amer.

— Tu n’arriverais à rien sinon. Mais tu dois avoir une preuve. C’est la chose la plus importante.

Il tapota la table du doigt.

— Tu dois avoir une preuve. Mais même dans ce cas-là…

Il s’interrompit, paraissant hésiter, ce qui ne lui ressemblait pas ; j’attendis, sachant qu’il s’apprêtait à dire quelque chose de difficile.

— Parfois, même quand tu as une preuve, tu dois les laisser filer. Même si tu penses qu’ils le méritent vraiment. S’ils sont… un peu trop voyants, par exemple. Si cela risque d’attirer trop l’attention, laisse tomber.


* * *

Et voilà. Comme toujours, Harry avait la réponse pour moi. Chaque fois que je doutais, je pouvais l’entendre chuchoter à mon oreille. J’étais sûr, concernant Doakes, mais je n’avais aucune preuve qu’il n’était rien d’autre qu’un flic à cran et méfiant, et s’il y avait bien quelque chose qui révoltait les habitants de la ville, c’était de voir un flic découpé en morceaux. Après la mort prématurée de l’inspecteur LaGuerta, la hiérarchie risquait de mal le prendre si un second flic subissait le même sort.

Elle avait beau être nécessaire, l’élimination de Doakes était donc absolument proscrite. Je pouvais regarder par ma fenêtre la Taurus bordeaux garée sous un arbre, mais je ne pouvais rien faire, à part espérer qu’une autre solution surgisse d’elle-même : par exemple, un piano qui lui tomberait dessus. C’était bien fâcheux, mais il ne me restait plus qu’à compter sur la chance.

Cependant, il n’y avait plus de chance en réserve ce jour-là pour ce pauvre Dexter Dépité, et depuis quelque temps une tragique pénurie de pianos tombés du ciel sévissait à Miami. Je me retrouvais donc dans ma triste masure à arpenter les pièces, frustré, et chaque fois qu’en passant je jetais un coup d’œil par la fenêtre, j’apercevais la Taurus garée en face. Le souvenir de ce que j’avais si joyeusement envisagé de faire à peine une heure auparavant martelait mon cerveau. Est-ce que Dexter peut venir jouer avec moi ? Hélas, non, cher Passager Noir. Dexter se repose.

Il y avait tout de même quelque chose de constructif à faire, cloîtré dans mon appartement. Je sortis le morceau de papier froissé que j’avais trouvé sur le bateau de MacGregor et le lissai de la main ; j’en eus les doigts tout collants car le rouleau de ruban adhésif y avait déposé une pellicule poisseuse. “REIKER” et un numéro de téléphone. Plus que suffisant pour consulter l’un de ces annuaires inversé auxquels j’avais accès depuis mon ordinateur, et en quelques minutes j’eus les renseignements que je cherchais.

Le numéro était celui d’un téléphone portable, qui appartenait à un certain Mr. Steve Reiker résidant dans Tigertail Avenue à Coconut Grove. Quelques recherches supplémentaires m’apprirent que Mr. Reiker était un photographe professionnel. Certes, il pouvait s’agir d’une coïncidence. Je suis sûr qu’il existe à travers le monde plein de Reiker qui sont photographes. Je consultai les pages jaunes et découvris que ce Reiker en question avait une spécialité. Il bénéficiait d’une publicité sur un quart de page qui annonçait : “GARDEZ-LES EN MEMOIRE TELS QU’ILS SONT AUJOURD’HUI”.

Reiker était spécialisé dans les photos d’enfants.

Il n’y avait plus de coïncidence qui tenait.

Le passager Noir s’ébroua puis émit un petit gloussement d’anticipation, et je me surpris à planifier une promenade vers Tigertail afin de repérer les lieux. D’ailleurs, ce n’était pas tellement loin. Je pouvais très bien d’un coup de voiture…

Oui, et le sergent Doakes serait ravi d’avoir ainsi l’occasion de me filer. Excellente idée, vieux. Cela lui éviterait la partie la plus fastidieuse du travail d’enquête quand Reiker finirait par disparaître un jour. Il pourrait s’épargner tout un tas de démarches pénibles et venir directement me cueillir.

Mais à ce rythme, quand Reiker pourrait-il disparaître ? C’était terriblement frustrant d’avoir un but si louable et d’être entravé de la sorte. Au bout de plusieurs heures, Doakes était toujours garé de l’autre côté de la rue, et Dexter toujours enfermé chez moi. Que faire ? L’aspect positif de l’histoire, c’est que Doakes, selon toute vraisemblance, n’avait rien vu qui le pousse à engager une autre action que cette surveillance. Mais la liste des aspects négatifs était longue, le premier étant que s’il continuait à me suivre ainsi, je serais condamné à incarner à jamais le personnage du rat de labo débonnaire et à ne connaître rien de plus meurtrier que l’heure de pointe sur Palmetto Expressway. Ce serait intenable. Je sentais une grosse pression, qui provenait non seulement du Passager Noir mais aussi du temps. Avant qu’il ne soit trop tard, il me fallait trouver une preuve que Reiker était bien la personne qui avait pris les photos de MacGregor et, si tel était le cas, avoir une profonde et pénétrante discussion avec lui. S’il apprenait que MacGregor avait payé tribut à la nature, il décamperait certainement au plus vite. Et si mes collègues de la police s’en apercevaient, la situation pourrait devenir fort inconfortable pour le très Distingué Dexter.

Mais Doakes, semblait-il, n’avait pas l’intention de lever le camp et pour l’instant je ne pouvais rien y changer. C’était terriblement frustrant d’imaginer ce Reiker en train de déambuler dans la ville au lieu de le voir se démener contre le ruban adhésif. Homicidus interruptus. Un faible gémissement et un grincement de dents mental me parvinrent du Passager Noir, et je savais exactement ce qu’il ressentait, mais je ne voyais d’autre solution que de faire les cent pas dans mon salon. Et encore, cela ne me serait pas d’un grand secours : si je continuais, j’allais finir par trouer la moquette et je ne récupérerais jamais ma caution pour l’appartement.

Mon instinct m’enjoignait de tenter quelque chose qui désorienterait complètement Doakes, même si c’était un bon limier. Je ne voyais qu’une façon de détourner sa truffe frémissante de ma trace. Je pouvais peut-être parvenir à user sa patience en attendant mon heure, en étant si impitoyablement normal pendant quelque temps qu’il serait obligé d’abandonner et de retourner à son vrai boulot, qui était d’arrêter les authentiques criminels qui peuplaient les bas-fonds de notre Belle Ville. En ce moment même, ils devaient être occupés à se garer en double file, à jeter leurs détritus par terre, à menacer de voter démocrate aux prochaines élections… Comment Doakes pouvait-il perdre son temps avec ce bon vieux Dexter et son hobby inoffensif ?

Très bien. J’allais me comporter de manière si incroyablement banale qu’il en deviendrait dingue. Cela prendrait peut-être des semaines, mais j’y arriverais. J’allais vivre à fond la vie synthétique que je m’étais créée dans le but de paraître humain. Et étant donné que les êtres humains sont en général gouvernés par le sexe, je commencerais par rendre visite à ma petite amie Rita.

Le terme « petite amie » est une expression curieuse, surtout concernant des adultes. Dans la pratique, c’est un concept encore plus curieux. De façon générale, le terme désigne une femme, et non une gamine comme « petite » pourrait le suggérer, disposée à avoir des rapports sexuels, et non une relation d’amitié, avec un homme. De fait, d’après ce que j’ai pu observer, il est fort possible d’éprouver de l’antipathie pour sa petite « amie » — la véritable haine, bien sûr, étant réservée au mariage. J’avais été incapable jusqu’à présent de déterminer ce que les femmes, en retour, attendent d’un petit ami, mais apparemment je donnais entière satisfaction en ce qui concernait Rita. Ce n’était en aucun cas le sexe, qui m’intéresse autant que de calculer le déficit de la balance commerciale.

Par chance, Rita ne s’intéressait pas non plus au sexe, ou à peine. Elle se remettait d’un mariage désastreux qu’elle avait contracté très jeune avec un homme dont l’idée du plaisir, assez vite, s’avéra être fumer du crack et battre sa femme. Puis il diversifia ses activités et lui refila plusieurs maladies incroyables. Mais, une nuit, lorsqu’il s’attaqua aux enfants, l’indéfectible loyauté de Rita vola en éclats. Elle prit congé du salaud puis, avec joie, le fit mettre en prison.

En raison de ce passé mouvementé, elle s’était mis en quête d’un gentleman aimant simplement la compagnie et la conversation ; quelqu’un qui n’avait pas besoin de satisfaire les pulsions animales d’une passion abjecte. Un homme, autrement dit, qui l’apprécierait pour ses qualités intrinsèques et non pour sa disposition à se plier à des acrobaties indécentes. Ecce Dexter. Durant deux ans, Rita avait donc été mon déguisement idéal, un ingrédient essentiel du personnage Dexter. Et en échange, je ne l’avais pas battue, ne lui avais refilé aucune maladie, ne lui infligeais pas un amour bestial, et elle avait plutôt l’air d’apprécier ma compagnie.

En prime, je m’étais passablement attaché à ses enfants, Astor et Cody. Une réaction étrange peut-être, mais sincère, je vous l’assure. Si tous les habitants de la terre venaient mystérieusement à disparaître, j’en ressentirais une forte irritation parce qu’il n’y aurait plus personne pour me faire des doughnuts. Mais les enfants m’importent et, même, je tiens à eux. Ceux de Rita avaient eu une petite enfance traumatisante et, peut-être parce qu’il en avait été de même pour moi, j’éprouvais de l’affection pour eux, un intérêt qui dépassait la nécessité de conserver mon déguisement avec Rita.

Mis à part le bonus que représentaient ses enfants, Rita elle-même était tout à fait sortable. Elle avait de jolis cheveux blonds coupés court, un corps fin et musclé, et il était rare qu’elle dise des choses vraiment stupides. Je pouvais me montrer en public avec elle et je savais que nous avions l’air d’un couple humain plutôt bien assorti ; ce qui était le but, d’ailleurs. Les gens allaient jusqu’à dire que nous formions un couple charmant, mais je n’ai jamais trop su ce qu’ils entendaient par là. J’imagine que Rita me trouvait attirant, pour une raison que j’ignore, même si son expérience des hommes ne rendait pas forcément ce jugement très flatteur. Quoi qu’il en soit, je suis toujours content de fréquenter quelqu’un qui me trouve formidable. Cela ne fait que confirmer la piètre opinion que j’ai des gens.

Je jetai un coup d’œil à l’horloge sur ma table. 17 h 32 : d’ici un quart d’heure, Rita serait rentrée du bureau, l’agence Fairchild Title, où elle effectuait des opérations très compliquées avec des fractions et des pourcentages. Le temps que j’arrive chez elle, elle serait là.

Arborant mon joyeux sourire synthétique, je quittai mon appartement, fis au passage un signe de la main à Doakes et, reprenant la voiture, m’acheminai vers la modeste maison de Rita dans South Miami. La circulation ne fut pas si mauvaise, c’est-à-dire qu’il n’y eut ni accident mortel ni fusillade et, moins de vingt minutes plus tard, je stoppais la voiture devant le petit pavillon de Rita. Le sergent Doakes continua jusqu’au bout de la rue et, au moment où je frappais à la porte, il vint se garer en face de la maison.

La porte s’ouvrit et Rita apparut, l’air interrogateur.

— Oh ! fit-elle. Dexter.

— En personne, répondis-je. Je passais dans le coin et je me suis demandé si tu étais rentrée.

— Oui, je… je rentre à la minute. Je dois avoir une tête horrible. Euh… entre. Je peux t’offrir une bière ?

Une bière. Quelle idée. Je n’en bois absolument jamais. Et pourtant ça avait un côté si normal, ça cadrait si bien avec la « visite à la petite amie après le boulot » que même Doakes serait impressionné. C’était mon accessoire ultime.

— Oui, avec plaisir, répondis-je, et je la suivis aussitôt jusqu’au salon où il faisait un peu moins chaud qu’au-dehors.

— Assieds-toi. Je vais juste me rafraîchir un peu, me dit-elle en souriant. Les enfants sont dans le jardin, mais je suis sûre qu’ils rappliqueront dès qu’ils sauront que tu es là.

Et elle disparut prestement au fond du couloir avant de revenir quelques secondes plus tard avec une cannette de bière.

— J’en ai pour un instant, dit-elle, et elle se dirigea vers sa chambre à l’arrière de la maison.

Assis sur le canapé, je regardai la bière dans ma main. Je ne suis pas un buveur : l’alcool n’est vraiment pas recommandé pour les prédateurs. Il ralentit les réflexes, émousse les sensations et vient s’enchevêtrer à la trame relâchée de la vigilance, ce qui m’avait toujours paru très dangereux. Mais voilà, le démon était en congé et consentait au dernier sacrifice en renonçant à ses pouvoirs spéciaux et en devenant humain. Une petite bière était exactement ce qu’il fallait au Dipsophobe Dexter.

Je pris une gorgée. C’était à la fois fade et amer, exactement ce que je deviendrais si j’étais obligé de laisser trop longtemps la ceinture attachée au Passager Noir. Enfin, j’imagine que c’est un goût qui s’acquiert. J’avalai une autre gorgée. Je sentis le liquide glouglouter le long de mes boyaux puis éclabousser les parois de mon estomac, et je pris soudain conscience qu’avec l’excitation puis la frustration de la journée, j’avais finalement sauté le déjeuner. Tant pis ! C’était une bière légère ou, comme l’indiquait fièrement la cannette, une bière light.

Je repris une grande lampée. Ce n’était vraiment pas si mauvais une fois qu’on s’y habituait. Bon sang, c’est vrai que ça détendait. Je me sentais d’instant en instant plus détendu. Encore une petite gorgée bien fraîche. Je ne me rappelais pas que ç’ait eu si bon goût lorsque j’avais essayé à la fac. Bien sûr, je n’étais qu’un gamin à l’époque, non cet homme mûr et viril, ce citoyen honnête et consciencieux que j’étais à présent. J’inclinai davantage la cannette, mais plus rien ne sortit.

Ma foi, elle devait être vide. Et pourtant, j’avais encore soif. Cette situation fort déplaisante pouvait-elle être tolérée ? Je ne le pensais pas. De fait, je n’avais pas l’intention de la tolérer une seconde de plus. Je me levai et me rendis à la cuisine d’un pas ferme et résolu. Il y avait plein d’autres cannettes de bière light dans le réfrigérateur ; j’en pris une et retournai au salon.

Je me rassis. Ouvris la cannette. Avalai une gorgée. Ah, je me sentais mieux. Au diable ce crétin de Doakes. Peut-être devrais-je lui apporter une bière. Ça le détendrait aussi, le calmerait, et il abandonnerait son projet. Après tout, nous étions dans le même camp, non ?

Je continuai à siroter ma bière. Rita réapparut, vêtue d’un short en jean et d’un débardeur blanc orné d’un petit nœud en satin près du col. Je dois admettre qu’elle avait l’air charmante. Je n’avais pas choisi n’importe quel déguisement.

— Alors… dit-elle en se glissant sur le canapé à côté de moi. Je suis contente que tu viennes me voir comme ça à l’improviste.

— Je n’en doute pas une seconde.

Elle pencha un peu la tête et me regarda avec un drôle d’air.

— La journée a été dure au boulot ?

— Horrible, répondis-je en avalant une grosse lampée de bière. J’ai dû laisser filer un sale type. Un très sale type.

— Oh, fit-elle en fronçant les sourcils. Pourquoi tu… enfin, tu ne pouvais pas juste le…

— Je voulais juste le… répétai-je. Mais je n’ai pas pu. Je levai la cannette en l’air. La politique. Je pris une gorgée.

Rita secoua la tête.

— Je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée que, que… C’est-à-dire que vu de l’extérieur, ça a l’air si simple. Tu trouves le type ; tu le mets en prison. Mais la politique ? Je veux dire… Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a aidé à tuer des enfants, répondis-je.

— Oh… dit-elle, avec une expression choquée. Mon Dieu, tu dois pouvoir faire quelque chose.

Je lui souris. Ma parole, elle avait tout de suite pigé. Quelle nana épatante ! Quand je vous disais que je savais bien les choisir.

— Tu as mis le doigt dessus, dis-je en lui prenant la main afin de contempler son doigt. Je peux effectivement faire quelque chose. Et le plus tôt sera le mieux. Je tapotai sa main, renversant un tout petit peu de bière. Je savais que tu comprendrais.

Elle eut l’air un peu déconcertée.

— Ah, fit-elle. Quel genre de… enfin… Qu’est-ce que tu vas faire ?

J’avalai une gorgée. Pourquoi ne lui dirais-je pas ? Je voyais bien qu’elle devinait à moitié. Pourquoi pas ? J’ouvris la bouche mais, avant que je puisse articuler une seule syllabe à propos du Passager Noir et de mon hobby inoffensif, Cody et Astor arrivèrent en courant dans la pièce, s’arrêtèrent net dès qu’ils me virent, puis restèrent plantés là, leurs yeux allant de leur mère à moi.

— Bonjour Dexter, dit Astor. Elle donna un petit coup de coude à son frère.

— Bonjour, dit-il doucement. Ce n’était pas un grand bavard. En fait, il ne disait pratiquement jamais rien. Pauvre gosse. L’histoire avec son père l’avait vraiment traumatisé.

— Tu es soûl ? me demanda-t-il. C’était une longue phrase pour lui.

— Cody ! s’exclama Rita. Je lui fis signe de ne pas s’en faire et affrontai son fils avec courage.

— Moi ? Soûl ? Il hocha la tête.

— Ouais.

— Certainement pas, dis-je d’une voix pleine d’assurance, accompagnant mes paroles d’un froncement de sourcil très digne. Peut-être légèrement éméché, mais ce n’est pas la même chose du tout.

— Ah, fit-il. Et sa sœur enchaîna aussitôt :

— Tu restes dîner ?

— Oh, je pense qu’il va bientôt falloir que je parte, répondis-je. Mais Rita posa une main étonnamment ferme sur mon épaule.

— Tu ne vas nulle part dans l’état où tu es, lança-t-elle.

— Quel état ?

— Éméché, intervint Cody.

— Je ne suis pas éméché, rétorquai-je.

— C’est toi qui l’as dit, souffla Cody.

Je ne me souvenais pas l’avoir jamais entendu aligner autant de mots, et je fus très fier de lui.

— C’est vrai, renchérit Astor. Tu as dit que tu n’étais pas soûl, que tu étais juste un peu éméché.

— J’ai dit ça ?

Ils hochèrent tous les deux la tête.

— Ah. Bon, ben alors…

— Ben alors, me coupa Rita, ça veut dire que tu restes dîner.

Ben, voilà Je restai donc dîner. Enfin, je suis à peu près certain que je restai. Je sais en tout cas qu’à un certain moment de la soirée, je retournai chercher une bière light dans le frigo et découvris qu’il n’en restait plus une seule. Et un peu plus tard encore, je me retrouvai de nouveau assis sur le canapé. La télévision était allumée et j’essayais de comprendre ce que pouvaient bien raconter les acteurs et pourquoi un public invisible estimait que c’était le dialogue le plus hilarant de tous les temps.

Rita vint se glisser à côté de moi.

— Les enfants sont couchés, me dit-elle. Comment tu te sens ?

— Super, répondis-je. J’aimerais seulement piger ce qu’il y a de si drôle.

Rita posa une main sur mon épaule.

— Ça te tracasse, hein ? D’avoir laissé ce type filer. Des enfants… Elle se rapprocha un peu plus et passa son bras autour de moi, posant sa tête sur mon épaule. Tu es vraiment quelqu’un de bien, Dexter…

— Moi, pas du tout, dis-je, me demandant pourquoi elle disait un truc aussi étrange.

Rita se redressa et elle regarda tour à tour mon œil gauche puis le droit.

— Mais si, tu sais très bien que oui. Elle sourit et vint se blottir à nouveau contre mon épaule. Ça me fait plaisir… que tu sois venu ici. Me voir. Parce que tu étais contrarié.

Je commençais à lui dire que ce n’était pas tout à fait exact quand soudain je pris conscience que, en effet, j’étais venu la voir parce que j’étais contrarié. Bon, d’accord, c’était seulement dans l’espoir que Doakes n’en puisse plus d’ennui et finisse par partir, après la terrible frustration de mon rendez-vous manqué avec Reiker. Mais, en fin de compte, ç’avait été plutôt une bonne idée, non ? Cette brave Rita. Sa peau était chaude et sentait bon.

— Brave Rita, dis-je. Je la serrai contre moi aussi fort que je pus et posai ma joue sur le sommet de sa tête.

Nous demeurâmes ainsi pendant quelques minutes, puis Rita se dégagea de mon étreinte, se leva et me prit par la main.

— Allez, dit-elle. Je vais te mettre au lit.

Ce qu’elle fit, et une fois que je me fus effondré et qu’elle se faufila entre les draps à côté de moi, elle était si charmante, elle sentait si bon, sa peau était si chaude et si douillette que…

Ma foi, la bière est vraiment une boisson épatante…

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