Je me réveillai tard le lendemain matin. Ce n’était que justice… Mais même en arrivant au travail aux alentours de dix heures, j’y fus bien avant Vince, Camilla et Angel-aucun-rapport, tous souffrants apparemment. Une heure et quarante-cinq minutes plus tard, Vince fit enfin une apparition, le visage vert et l’air très vieux.
— Vince ! m’exclamai-je avec une extrême jovialité. Il tressaillit et s’appuya contre le mur en fermant les yeux. Je tiens à te remercier pour cette fête épique.
— Remercie-moi doucement, dit-il d’une voix rauque.
— Merci, chuchotai-je.
— Y’a pas de quoi, me répondit-il en chuchotant lui aussi, avant de s’éloigner sans bruit vers son box d’un pas chancelant.
Ce fut une journée exceptionnellement calme : mis à part le manque de nouveaux cas, le service de médecine légale lui-même était silencieux comme une tombe, avec de temps à autre un fantôme vert pâle qui passait en flottant, l’air de souffrir intensément. Par chance, la charge de travail était réduite. À cinq heures, j’eus fini de régler toute la paperasserie en retard et de mettre mes crayons en ordre. Rita avait appelé à l’heure du déjeuner pour m’inviter à dîner le soir. Elle voulait peut-être s’assurer que je n’avais pas été kidnappé par l’une des strip-teaseuses, alors j’acceptai de passer après le travail. Deb ne donna pas signe de vie, mais ce n’était pas réellement nécessaire. J’étais à peu près certain qu’elle tenait compagnie à Chutsky dans sa suite luxueuse. Mais je m’inquiétais tout de même un peu dans la mesure où le Docteur Danco savait où les trouver et déciderait peut-être d’aller chercher la partie manquante de son projet. Cela étant dit, il avait le sergent Doakes comme partenaire de jeu : il avait donc de quoi s’occuper et se réjouir pendant plusieurs jours.
Juste par acquit de conscience, toutefois, j’appelai Deborah sur son téléphone portable. Elle répondit au bout de quatre sonneries.
— Quoi ? dit-elle.
— Tu n’as pas oublié que le Docteur Danco n’a eu aucun mal à entrer la dernière fois ? lui demandai-je.
— Je n’étais pas là la dernière fois, rétorqua-t-elle. Et son ton était si redoutable que je priai pour qu’elle ne tire pas sur un des garçons d’étage.
— D’accord, dis-je. Sois vigilante.
— T’en fais pas, répondit-elle. J’entendis Chutsky parler d’un ton grincheux à côté d’elle, et Deborah me dit : Il faut que je te laisse. Je te rappellerai plus tard. Elle raccrocha.
C’est en pleine heure de pointe que je m’acheminai vers la maison de Rita, et je me mis à fredonner joyeusement lorsqu’un type rougeaud au volant d’une fourgonnette me coupa la route en me faisant un bras d’honneur. Mon allégresse n’était pas seulement due à ce sentiment d’appartenance que j’éprouve toujours dès que j’évolue dans la circulation homicide de Miami ; j’avais surtout l’impression qu’un gros poids avait été ôté de mes épaules. Et c’était le cas. Je pouvais me rendre chez Rita, et il n’y aurait pas de Taurus bordeaux garée de l’autre côté de la rue. Je pouvais ensuite rentrer tranquillement chez moi, débarrassé de cette ombre collante. Et plus important encore, je pouvais emmener faire un tour le Passager Noir : nous serions seuls pour passer ensemble quelques moments privilégiés fort bienvenus. Le sergent Doakes avait disparu, abandonnant ma vie et bientôt, vraisemblablement, la sienne aussi…
Je me sentis littéralement pris de vertiges tandis que je roulais le long de South Dixie puis tournais dans la rue de Rita. J’étais libre, et dégagé également de toute obligation, car il y avait fort à parier que Chutsky et Deborah resteraient tranquilles pendant quelque temps afin de récupérer. Quant au Docteur Danco, il est vrai que j’avais éprouvé une certaine envie de le rencontrer, et même maintenant j’aurais volontiers ménagé un créneau dans mon emploi du temps surchargé pour faire plus ample connaissance avec lui. Mais j’étais sûr que la mystérieuse agence de Chutsky à Washington enverrait quelqu’un d’autre pour s’occuper de lui, et l’on ne voudrait certainement pas m’avoir dans les pattes à prodiguer mes conseils. Ce point étant réglé, et Doakes s’étant éclipsé, je pouvais revenir au Plan A : aider Reiker à prendre sa retraite anticipée. J’ignorais qui allait se charger du problème Danco, mais en tous cas ce ne serait pas Dexter, Délicieusement Dispensé.
J’étais si heureux que j’embrassai Rita lorsqu’elle m’ouvrit la porte, alors que je n’avais aucun spectateur. Et après le dîner, pendant qu’elle nettoyait, je sortis dans le jardin jouer de nouveau à cache-cache avec les enfants du voisinage. Cette fois, cependant, ce fut une expérience plus intense, que je partageai avec Cody et Astor, notre petit secret venant ajouter un peu de piment au jeu. C’était presque drôle de les regarder traquer les autres enfants, mes propres petits prédateurs en formation.
Au bout d’une demi-heure de traques et d’attaques, il devint néanmoins évident que nous ne faisions pas le poids face à un groupe de prédateurs beaucoup plus nombreux et plus rapides que nous, les moustiques : plusieurs milliards de ces petits vampires dégoûtants, tous terriblement voraces. Aussi, affaiblis d’avoir perdu tant de sang, Cody, Astor et moi regagnâmes la maison en titubant et prîmes place autour de la table à manger pour une partie de pendu.
— C’est moi d’abord, annonça Astor. C’est mon tour.
— Non, c’est à moi, dit Cody, les sourcils froncés.
— Nan. De toute manière, j’en ai un, lui répondit-elle. Cinq lettres.
— C, dit Cody.
— Non ! La tête ! Ha ! hurla-t-elle, triomphante, avant de dessiner la petite tête ronde.
— Tu devrais commencer par demander les voyelles, conseillai-je à Cody.
— Quoi, dit-il doucement.
— A, E, I, O, U et parfois Y, récita Astor. Tout le monde sait ça.
— Est-ce qu’il y a un E ? lui demandai-je. Ce qui lui déplut fortement.
— Oui, répondit-elle, d’un air boudeur, et elle écrivit « E » au milieu de la ligne.
— Ha, fit Cody.
Nous jouâmes pendant près d’une heure avant qu’il ne soit temps pour eux d’aller au lit. Ma soirée magique prit alors fin et je me retrouvai une fois de plus assis sur le canapé en compagnie de Rita. Mais cette fois, libéré que j’étais de mon espion, il ne me fut pas difficile de me dégager de ses tentacules pour rejoindre mon appartement, et mon propre petit lit, prétextant la fatigue due à la fête chez Vince et une grosse journée de travail le lendemain. Je partis donc, tout seul dans la nuit, juste mon écho, mon ombre et moi. La lune serait pleine dans deux jours, et cette fois cela vaudrait bien la peine d’attendre. Je passerais cette pleine lune non avec la bière Miller mais avec la S.A.R.L. Photographie Reiker. Dans deux nuits, j’allais enfin lâcher le Passager, me glisser dans mon vrai costume et bazarder le déguisement taché de sueur du Docile et Dévoué Dexter.
Bien sûr, il fallait d’abord que je trouve une preuve, mais je ne me faisais pas trop de soucis à ce sujet. J’avais une journée entière devant moi, et lorsque le Passager Noir et moi travaillons ensemble, tout se met en place facilement.
Joyeusement absorbé par ces sombres réjouissances à venir, je regagnai mon appartement douillet et grimpai dans mon lit afin de dormir du sommeil paisible, et sans rêves, du juste.
Le lendemain matin, mon insolente bonne humeur était toujours au rendez-vous. Lorsque je m’arrêtai acheter des doughnuts sur le chemin du travail, je cédai à une envie subite et en achetai une douzaine, dont plusieurs à la crème avec un glaçage au chocolat, une vraie folie que Vince, enfin remis, apprécia à sa juste mesure.
— Ciel ! s’exclama-t-il en haussant les sourcils. Tu as bien fait, Ô grand chasseur.
— Les dieux de la forêt nous ont souri, dis-je. Avec de la crème ou de la gelée de framboise ?
— De la crème, bien sûr, répondit-il.
La journée passa vite, avec un seul déplacement sur une scène de crime, un démembrement banal effectué au moyen d’outils de jardinage. Un vrai travail d’amateur : l’imbécile avait d’abord essayé d’utiliser un taille-haie, ne réussissant qu’à me donner beaucoup de boulot supplémentaire, avant d’achever sa femme avec des cisailles. Un gâchis épouvantable. Ce fut bien fait pour lui qu’on l’attrape à l’aéroport. Un démembrement en règle se doit d’être propre, comme je dis toujours. Pas ces flaques de sang par terre et ces morceaux coagulés sur les murs. Cela manque totalement de classe.
Je terminai juste à temps pour regagner mon petit box à l’arrière du labo médico-légal et déposer mes notes sur le bureau. Je les taperais et finirais mon rapport lundi ; rien ne pressait. Ni le tueur ni la victime n’étaient prêts de s’envoler.
Me voilà donc parti, filant vers ma voiture sur le parking, libre d’agir comme bon me semblait. Il n’y avait personne pour me suivre, me faire boire de la bière, ou me forcer à entreprendre des choses qui ne me plaisaient pas. Personne pour braquer une lumière indiscrète dans les ténèbres de Dexter. Je pouvais être de nouveau moi-même, Dexter sans ses chaînes, et cette pensée était bien plus enivrante que toute la bière et la compassion de Rita. Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas éprouvé cette sensation, et je me promis de la savourer désormais à sa juste valeur.
Une voiture était en feu au coin de Douglas Road et de Grand Avenue, et quelques spectateurs enthousiastes s’étaient attroupés pour regarder. Je partageai leur entrain tandis que je tentais de me frayer un chemin dans l’embouteillage provoqué par les véhicules de secours.
Une fois rentré chez moi, je commandai une pizza et pris quelques notes prudentes concernant Reiker : où chercher une preuve, quel indice serait suffisant… Une paire de bottes rouges serait évidemment un bon début. J’étais pratiquement certain que c’était lui ; les prédateurs pédophiles ont tendance à trouver le moyen de mêler le travail et le plaisir, et la photographie d’enfants allait tout à fait dans ce sens. Mais “pratiquement certain” ne suffisait pas. Aussi, j’organisai ma pensée en un petit dossier bien clair : rien de compromettant, bien sûr, et tout serait soigneusement détruit avant le lever de rideau. D’ici lundi matin, il n’y aurait aucune trace de ce que j’avais fait, à l’exception d’une nouvelle lamelle de verre dans la boîte sur mon étagère. Je passai une heure plaisante à planifier tout en mangeant une énorme pizza aux anchois et, lorsque la lune presque pleine se mit à marmonner derrière la fenêtre, je devins soudain fébrile. Je sentais les doigts glacés du clair de lune me caresser, chatouiller ma colonne vertébrale, m’exhorter à sortir afin d’étirer les muscles du prédateur qui étaient restés trop longtemps immobiles.
Et pourquoi pas ? Quel mal y aurait-il à se glisser dans l’obscurité rieuse pour aller vérifier une chose ou deux ? Guetter, regarder sans être vu, suivre à pas de félin la piste de Reiker et flairer le vent : ce serait à la fois prudent et amusant. Le Diabolique Dexter se devait d’être préparé. Du reste, on était vendredi soir. Il se pouvait très bien que Reiker sorte pour une quelconque activité sociale : une visite à un magasin de jouets, par exemple. Si c’était le cas, je pourrais me faufiler chez lui et inspecter les lieux.
Je revêtis alors mon sombre costume de Chasseur Nocturne et quittai mon appartement pour effectuer le court trajet qui, par Main Highway puis par le Grove, me mena à Tigertail Avenue et à la modeste maison qu’occupait Reiker. Le quartier était composé de petites maisons en béton, et la sienne n’était pas différente des autres, située légèrement en retrait de la route afin de ménager une courte allée. Sa voiture s’y trouvait garée, une petite Kia rouge qui me remplit d’espoir. Rouge, comme les bottes. C’était sa couleur, signe que j’étais sur la bonne piste.
Je passai deux fois devant la maison. Lors de mon deuxième passage, le plafonnier était allumé dans la voiture et je réussis à apercevoir son visage au moment où il grimpait à bord. Ce n’était pas un visage très impressionnant : fin, en partie caché par une longue frange et des lunettes à grosse monture, pas de menton pour ainsi dire. Je ne pouvais voir ses chaussures, mais d’après ce que je voyais de lui il était fort possible qu’il porte des bottes de cow-boy pour se grandir un peu. Il monta dans la voiture et referma la portière ; je continuai ma route puis fis le tour du pâté de maisons.
Lorsque je revins, sa voiture n’était plus là. Je me garai un peu plus loin dans une rue transversale et retournai sur mes pas, me glissant doucement dans mon moi nocturne. Les lumières étaient toutes éteintes chez son voisin, et je coupai à travers le jardin. Il y avait un bâtiment séparé à l’arrière de la maison de Reiker, et le Passager Noir murmura à mon oreille : studio. C’était en effet un lieu idéal pour un photographe, et un studio était tout à fait le genre d’endroit où j’avais des chances de tomber sur des photos compromettantes. Le Passager se trompant rarement en la matière, je crochetai la serrure et entrai.
Les fenêtres étaient recouvertes par des planches mais, dans la pénombre, je distinguai les contours d’un équipement de chambre noire. Le Passager avait eu raison. Je refermai la porte et enclenchai l’interrupteur. Une faible lumière rouge éclaira la pièce, suffisante pour que je puisse y voir. J’aperçus les bacs et les bouteilles de produits chimiques ordinaires près d’un petit évier, et à gauche un très bel ordinateur ainsi que du matériel numérique. Un classeur à quatre tiroirs était poussé contre le mur d’en face ; je décidai de commencer par là.
Au bout de dix minutes passées à parcourir des photos et des négatifs, je n’avais rien trouvé de plus compromettant que quelques douzaines de photos de bébés nus, posés sur un tapis de fourrure blanche, des photos qui seraient généralement qualifiées de « jolies » même par des gens qui jugent les ultraconservateurs trop libéraux. Le classeur n’avait pas l’air de contenir de compartiment secret, et je ne repérai aucun autre endroit susceptible de receler des photos.
Le temps pressait ; je ne pouvais pas courir le risque que Reiker soit simplement parti acheter un litre de lait. Il était possible qu’il revienne d’un instant à l’autre et décide de fureter dans ses dossiers pour contempler les douzaines d’adorables petits lutins qu’il avait capturés sur ses pellicules. Je m’approchai du coin informatique.
À côté de l’appareil, il y avait un porte-CD rempli de disques et je les passai en revue un à un. Après avoir écarté plusieurs CD de programmes ainsi que d’autres intitulés GREENFIELD ou LOPEZ, je trouvai enfin ce que je cherchais.
À savoir, un boîtier rose vif, sur le devant duquel étaient tracées d’une écriture très soigneuse les lettres NAMBLA, 9/04.
Il est possible que NAMBLA soit un nom hispanique peu connu. Mais c’est également les initiales de l’Association nord-américaine pour l’amour entre hommes et garçons, un groupe de soutien chaleureux et un peu nébuleux qui aide les pédophiles à garder une image positive d’eux-mêmes en leur assurant que ce qu’ils font est parfaitement naturel. Évidemment que c’est naturel, tout comme le cannibalisme et le viol, mais voyons… Cela ne se fait pas.
Je pris le CD, éteignis la lumière et me glissai à nouveau dehors.
De retour à mon appartement, il ne me fallut que quelques minutes pour comprendre que le disque était un outil de vente, apporté probablement lors d’un rassemblement NAMBLA et soumis à un cercle privilégié d’ogres aux goûts raffinés. Les images, en format réduit, étaient assemblées comme sur des planches-contacts, rappelant les séries de photos miniatures que les vieux vicelards de l’époque victorienne avaient coutume de regarder. Chaque image était délibérément floue afin qu’on puisse imaginer les détails sans les voir.
Ah, et oui : plusieurs de ces photos étaient des versions recadrées et retouchées de celles que j’avais découvertes sur le bateau de MacGregor. Si bien que même si je n’avais pas trouvé les bottes de cow-boy rouges, ce que j’avais sous la main était amplement suffisant pour satisfaire au Code Harry. Reiker s’était qualifié pour ma Liste A. Le cœur léger et le sourire aux lèvres, je m’en fus me coucher, pensant joyeusement à ce que Reiker et moi ferions ensemble le Soir d’Après.
Le lendemain matin, qui était samedi, je me levai assez tard et partis courir dans le quartier. Après une bonne douche et un solide petit-déjeuner, je m’en allai faire quelques achats indispensables : un nouveau rouleau de ruban adhésif, un couteau à viande bien tranchant, l’essentiel quoi. Et parce que le Passager Noir commençait à s’ébrouer et à s’étirer, je m’arrêtai dans un grill pour un déjeuner tardif. Je m’offris une entrecôte d’une livre, bien cuite, évidemment, et donc sans trace de sang. Puis je passai une dernière fois devant la maison de Reiker pour revoir les lieux de jour. Il était en train de tondre sa pelouse. Je ralentis et jetai un coup d’œil, mine de rien. Hélas, il portait de vieux tennis, et non les bottes rouges. Il était torse nu : en plus d’être gringalet, il avait la peau flasque et pâle. Peu importe. J’allais bientôt lui donner quelques couleurs.
Ce fut une journée très productive et fort satisfaisante, cette Journée d’Avant. Mais une fois rentré, j’étais tranquillement assis chez moi, absorbé dans mes pensées vertueuses, lorsque le téléphone sonna.
— Bonjour, dis-je dans le combiné.
— Tu peux nous rejoindre ici ? demanda Deborah. On a un boulot à finir.
— Quelle sorte de boulot ?
— Sois pas crétin, rétorqua-t-elle. Ramène-toi. Et elle raccrocha. C’était passablement irritant. Tout d’abord, je ne voyais pas de quel travail inachevé elle voulait me parler, et puis je n’avais pas le sentiment d’être un crétin ; un monstre, oui, certainement, mais dans l’ensemble un monstre très plaisant et bien élevé. Et pour couronner le tout, cette façon qu’elle avait de raccrocher comme ça, s’imaginant que j’obéirais sur-le-champ en tremblant. Quel culot elle avait ! C’était peut-être ma sœur, j’avais beau craindre ses vicieux coups de poing, je ne tremblais devant personne.
En revanche, j’obéis. Le court trajet jusqu’au Mutiny prit plus de temps que d’habitude, car on était samedi après-midi, un moment où les rues du Grove regorgent de gens désœuvrés. Je me faufilai lentement au milieu de la foule, rêvant pour une fois d’accélérer comme un fou et de foncer sur cette horde oisive. Deborah avait gâché mon excellente humeur.
Elle n’arrangea pas les choses lorsque je frappai à la porte de leur suite et qu’elle ouvrit, montrant son visage des jours de crise, celui qui lui donnait l’expression d’un poisson buté.
— Entre, m’ordonna-t-elle.
— Oui, maître, répondis-je.
Chutsky était assis sur le canapé. Il n’avait toujours pas l’air d’un colon britannique – peut-être était-ce l’absence de sourcils –, mais il semblait au moins avoir décidé de continuer à vivre. C’est donc que le projet de reconstruction de Deborah fonctionnait. Une béquille métallique était posée contre le mur à côté de lui, et il sirotait un café. J’aperçus une assiette de feuilletés sur la table basse près de lui.
— Salut, mon pote, me lança-t-il, en agitant son moignon. Prends une chaise.
J’attrapai une chaise de style colonial et m’assis, après avoir pris au passage deux feuilletés. Chutsky eut l’air de vouloir protester, mais honnêtement cela aurait été un peu déplacé. C’est vrai : j’avais bravé des alligators carnivores et un paon belliqueux pour le secourir, et à présent je m’apprêtais à sacrifier mon samedi pour je ne sais quelle autre corvée. Je méritais bien quelques gâteaux.
— Bon, dit Chutsky. Il faut qu’on trouve où se cache Henker et on n’a pas de temps à perdre.
— Qui ça ? demandai-je. Tu veux dire le Docteur Danco ?
— C’est son nom, ouais. Henker, répondit-il. Martin Henker.
— Et on doit le trouver ? demandai-je, rempli d’un mauvais pressentiment. Pourquoi au juste me regardait-il en disant “on” ?
Chutsky émit un petit grognement comme s’il pensait que je plaisantais.
— Ouais, c’est ça, dit-il. Alors où penses-tu qu’il pourrait être, mon pote ?
— C’est le moindre de mes soucis, répliquai-je.
— Dexter, dit Deborah d’un ton de reproche. Chutsky fronça les sourcils, ou essaya en tout cas : cela donnait une expression très curieuse.
— Comment ça ? demanda-t-il.
— Eh bien, je ne vois pas en quoi cela me concerne. Je ne vois pas pourquoi je devrais, pourquoi nous devrions, même, le trouver. Il a eu ce qu’il voulait. Il va terminer ce qu’il a à faire et rentrer chez lui, non ?
— Il déconne, j’espère ? demanda Chutsky à Deborah, et s’il avait eu des sourcils, il les aurait haussés.
— Il n’aime pas Doakes, répondit Deborah.
— Ouais, mais écoute, Doakes est un de nos gars, me dit Chutsky.
— Pas un des miens, répliquai-je. Chutsky secoua la tête.
— O.K., ça c’est ton problème, reprit-il. Mais on doit quand même trouver ce type. Il y a un aspect politique à cette affaire, et on est dans le caca si on ne réussit pas à le coffrer.
— D’accord, répondis-je. Mais en quoi est-ce mon problème ? Cela me semblait une question parfaitement raisonnable mais, à voir sa réaction, on aurait cru que je venais de proposer de bombarder une école.
— Nom de Dieu, s’exclama-t-il, et il secoua la tête, feignant l’admiration. Tu es vraiment un phénomène, mon pote !
— Dexter, intervint Deborah. Regarde-nous. Je les regardai tour à tour, Deborah avec son plâtre, Chutsky avec ses deux moignons. Pour être très franc, ils n’avaient pas l’air particulièrement redoutables. On a besoin de ton aide.
— Enfin, Deb…
— S’il te plaît, Dexter, insista-t-elle, sachant pertinemment que j’avais beaucoup de mal à refuser lorsqu’elle employait ces mots.
— Deb, sérieusement, dis-je. Vous avez besoin d’une bête de combat, quelqu’un capable de défoncer la porte d’un coup de pied et de débouler tous flingues dehors. Je ne suis qu’un pauvre employé de labo débonnaire.
Elle traversa la pièce et se planta devant moi, à quelques centimètres à peine de ma chaise.
— Je sais ce que tu es, Dexter, dit-elle doucement. Tu te souviens ? Et je sais que tu peux nous aider. Elle posa sa main sur mon épaule et baissa encore le ton, chuchotant presque. Kyle en a besoin, Dex. Il faut qu’il attrape Danco. Ou il ne se considérera jamais plus comme un homme. C’est important pour moi. S’il te plaît, Dexter.
Que pouvez-vous faire d’autre lorsqu’on vous sort ainsi l’artillerie lourde, à part rassembler toute votre bonne volonté et agiter avec grâce le drapeau blanc ?
— D’accord, Deb, dis-je.
La liberté est si fragile, si éphémère, n’est-ce pas ?