CHAPITRE III

Il est toujours contre-indiqué de suivre la même routine, surtout quand on est un meurtrier pédophile et que l’on a attiré l’attention de Dexter le Justicier. Heureusement pour moi, personne n’avait jamais donné ce petit conseil capital à MacGregor, si bien qu’il me fut facile d’aller l’attendre après son travail à 18 h 30, son heure habituelle. Il sortit de son bureau par la porte de derrière, ferma à clé puis monta à bord de son énorme 4x4 Ford : un véhicule parfait pour trimballer des gens qui souhaitaient visiter des maisons, ou pour transporter des petits garçons bien ficelés jusqu’au port. Il s’engagea sur la chaussée et je le suivis en direction de sa modeste maison de SW 80th Street.

La circulation était assez dense aux abords de chez lui. Je pris une petite rue transversale presque en face et me garai discrètement à un emplacement d’où j’avais une bonne vue. Une haie haute et épaisse bordait l’extrémité du terrain de MacGregor, de telle sorte que les voisins ne pouvaient voir ce qui se passait dans le jardin. Je demeurai une dizaine de minutes assis au volant en faisant mine d’étudier une carte, suffisamment longtemps pour élaborer ma tactique et m’assurer qu’il ne repartait nulle part. Lorsqu’il sortit de sa maison et se mit à bricoler dans le jardin, torse nu, juste vêtu d’un vieux short en madras, j’avais trouvé comment j’allais m’y prendre. Je rentrai chez moi me préparer.

Bien qu’en temps normal j’aie un appétit robuste, j’éprouve toujours quelques difficultés à manger avant l’une de mes petites aventures. Mon partenaire intérieur frémit d’impatience, la lune se fait entendre de plus en plus fort dans mes veines tandis que la nuit se glisse sur la ville, et toute pensée ayant trait à la nourriture devient soudain triviale.

Aussi, au lieu de déguster tranquillement un dîner riche en protéines, je me retrouvai à arpenter mon appartement, pressé de commencer, mais assez calme tout de même pour attendre, et permettre au Dexter Diurne de passer au second plan, éprouvant un sentiment de puissance enivrante tandis que le Passager Noir se mettait tranquillement au volant et vérifiait les commandes. C’est toujours une sensation grisante de se laisser entraîner sur la banquette arrière et de regarder le Passager conduire. Les ombres semblent avoir des contours plus nets, et l’obscurité prend une jolie teinte grise qui rend les formes autour beaucoup plus distinctes. Les bruits infimes deviennent clairs et sonores, ma peau est parcourue de picotements, mon souffle est un rugissement, et l’air se remplit d’odeurs en aucun cas perceptibles durant la journée si ennuyeuse. Je n’étais jamais aussi vivant que lorsque le Passager Noir prenait le volant.

Je m’obligeai à m’asseoir dans mon fauteuil et à me maîtriser, sentant le Besoin déferler sur moi et laisser derrière lui une marée haute bouillonnante. Chaque inspiration me faisait l’effet d’un souffle d’air froid qui me traversait et me dilatait, et je devenais énorme et luisant, tel l’invincible faisceau d’acier d’un phare prêt à fendre la ville, à présent plongée dans la nuit. Mon fauteuil se transforma alors en une pauvre chose ridicule, une cachette pour souris, et seule la nuit était suffisamment vaste.

Le moment était enfin venu.

Nous sortîmes donc, dans la nuit claire, avec la lune qui me martelait les tympans, et la brise nocturne chargée du parfum de roses fanées, propre à Miami, qui caressait ma peau, et en un rien de temps je fus sur place, dans l’ombre projetée par la haie de MacGregor, occupé à guetter, à attendre et à écouter – pour l’instant – la prudence qui s’enroulait autour de mon poignet et murmurait « patience ». Je trouvais navrant qu’il ne puisse voir une lame qui luisait autant que moi dans l’obscurité et, à cette pensée, ma force redoubla encore. J’enfilai mon masque de soie blanche ; j’étais prêt.

D’un mouvement lent, invisible, je quittai le couvert de la haie et plaçai un piano en plastique pour enfants devant sa fenêtre, le cachant sous un massif de glaïeuls afin qu’il ne puisse pas le voir immédiatement. Il était bleu et rouge vif, mesurait à peine trente centimètres et ne possédait que huit touches, mais il pouvait répéter les quatre mêmes mélodies indéfiniment jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de piles. Je l’allumai puis retournai à mon poste contre la haie.

Jingle Bells s’éleva dans la nuit, suivi de Old MacDonald. Curieusement, un morceau de la chanson manquait à chaque fois, mais le jouet poursuivait sa musique et il enchaîna avec London Bridge sur le même ton joyeux et légèrement fêlé.

Cela aurait suffi à rendre fou n’importe qui, mais ce devait être d’autant plus exaspérant pour quelqu’un comme MacGregor qui raffolait des enfants. En tout cas, c’est ce que j’espérais. J’avais délibérément choisi le petit piano dans le but de l’attirer dehors et, pour être sincère, je souhaitais qu’il craigne avoir été découvert et s’imagine que ce jouet avait surgi de l’Enfer afin de le punir. Après tout, pourquoi ne m’amuserais-je pas un peu ?

Mon stratagème sembla fonctionner. Nous en étions juste à la troisième répétition de London Bridge lorsqu’il déboula dans le jardin, les yeux écarquillés, l’air paniqué. Il resta planté là un moment, le regard affolé, bouche bée, ses maigres cheveux roux en désordre comme s’il y avait eu une bourrasque, son ventre pâle retombant légèrement sur la ceinture de son pantalon de pyjama miteux. Il ne m’avait pas l’air terriblement dangereux, mais, bien sûr, je n’étais pas un petit garçon de cinq ans.

Après être resté un moment ainsi bouche ouverte, tout en se grattant, à croire qu’il posait pour une statue du dieu grec de l’Imbécillité, MacGregor localisa la source de la musique – de nouveau Jingle Bells. Il s’approcha, se pencha un peu pour atteindre le piano miniature et n’eut même pas le temps d’être surpris : j’avais déjà passé autour de son cou le nœud coulant d’un fil de pêche ultrarésistant. Il se redressa et chercha à se débattre un instant. Je serrai davantage et il abandonna l’idée.

— Ne luttez pas, nous dîmes de la voix froide et impérieuse du Passager Noir. Vous vivrez plus longtemps. Il entrevit son futur dans mes paroles et crut qu’il pourrait y changer quelque chose, alors je tirai fort sur sa laisse et continuai jusqu’à ce que son visage devienne violet et qu’il tombe à genoux.

Avant qu’il ne perde totalement conscience, je relâchai ma prise.

— Maintenant, faites ce qu’on vous dit.

Il ne répondit rien ; il essaya juste d’avaler de grandes goulées d’air, alors je donnai un petit coup sec sur le nœud.

— C’est compris ? Il finit par hocher la tête et je le laissai respirer.

Il ne tenta plus de résister tandis que je le menais de force jusqu’à sa maison afin de récupérer les clés de sa voiture puis le traînais jusqu’au gros 4x4. Je grimpai sur la banquette derrière lui, tenant la laisse très serrée et lui donnant juste assez d’air pour qu’il reste en vie – dans un premier temps.

— Démarrez, nous lui ordonnâmes. Et il s’immobilisa.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix râpeuse, la bouche comme pleine de graviers.

— Tout, nous répondîmes. Démarrez.

— J’ai de l’argent.

Je tirai fort sur le lien.

— Alors achetez-moi un petit garçon.

Je maintins le nœud très serré durant quelques secondes, trop serré pour qu’il puisse respirer et assez longtemps pour qu’il comprenne que nous tenions les commandes, que nous savions ce qu’il avait fait et que désormais nous lui permettrions de respirer selon notre bon plaisir ; lorsque je relâchai à nouveau le lien, il n’eut plus rien à dire.

Il conduisit en suivant nos instructions, de 80th Street à Old Cutler Road en direction du sud. Il y avait très peu de circulation dans ce secteur à cette heure de la nuit. Nous parvînmes à un nouveau complexe immobilier en construction de l’autre côté de Snapper Creek. Le chantier avait été interrompu suite à la condamnation du promoteur pour blanchiment d’argent ; nous ne serions donc pas dérangés. Nous ordonnâmes à MacGregor de passer devant une cahute de gardien à moitié achevée, d’emprunter un petit rond-point puis de prendre vers l’est en direction de l’eau et de s’arrêter enfin près d’une remorque, le bureau temporaire du site, fréquentée à présent par des adolescents en quête de sensations fortes ainsi que par d’autres, comme moi, qui cherchaient juste un petit coin tranquille.

Nous restâmes assis un moment dans la voiture, à contempler la vue : la lune reflétée sur l’eau, avec au premier plan un pédophile pris au collet. Vraiment superbe.

Je sortis et traînai MacGregor derrière moi, tirant si fort sur la laisse qu’il tomba à genoux et porta les mains à son cou, tentant désespérément de desserrer le lien. Pendant quelques secondes, je le regardai s’étrangler et baver par terre, la figure violette à nouveau, les yeux injectés de sang. Puis je le tirai afin qu’il se redresse et, le poussant dans le dos, lui fis gravir les trois marches de bois qui menaient à la remorque. Le temps qu’il se soit suffisamment remis pour comprendre ce qui lui arrivait, je l’avais solidement arrimé à un bureau, les mains et les pieds fixés par du ruban adhésif.

MacGregor voulut parler mais ne fit que tousser. J’attendis ; j’avais tout mon temps à présent.

— S’il vous plaît, finit-il par dire, d’une voix qui évoquait le crissement du sable contre le verre. Je vous donnerai tout ce que vous voudrez.

— Oui, en effet, nous répliquâmes. Et je vis ces mots le transpercer et, même si, à travers mon masque, il ne pouvait pas s’en rendre compte nous sourîmes. Je sortis les photos que j’avais récupérées sur son bateau et les lui montrai.

Il se figea et sa bouche s’ouvrit toute grande.

— Où les avez-vous trouvées ? demanda-t-il, l’air bien irascible pour quelqu’un qui s’apprêtait à être découpé en morceaux.

— Dites-moi qui a pris ces photos.

— Pourquoi je vous le dirais ?

J’attrapai une paire de petits ciseaux en étain et lui coupai les deux premiers doigts de la main gauche. Il se débattit violemment et hurla ; le sang jaillit, ce qui me met toujours en colère, alors je lui fourrai une balle de tennis dans la bouche et lui coupai également les deux premiers doigts de la main droite.

— Aucune raison, répondis-je, et j’attendis qu’il se calme un peu.

Au bout d’un long moment, il glissa un regard vers moi, et sur son visage je lus cette compréhension qu’on acquiert quand, la douleur dépassée, on devine que ce qui va suivre sera définitif. Je retirai la balle de sa bouche.

— Qui a pris les photos ? Il sourit.

— J’espère que l’un d’entre eux était le vôtre, répliqua-t-il. Ce qui rendit les quatre-vingt-dix minutes suivantes encore plus gratifiantes.

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