Je sentis un léger souffle d’air, et je tournai la tête vers la porte pour constater que le sergent Doakes était entré. Il balaya la pièce du regard, puis ses yeux allèrent se poser sur la table. J’avoue que j’étais curieux de voir sa réaction face à un cas aussi extrême, et je ne fus pas déçu. Lorsque Doakes aperçut la petite œuvre exposée au centre de la cuisine, son regard se figea, il resta pétrifié, si bien qu’on aurait pu le prendre pour une statue. Au bout d’un long moment, il s’approcha, glissant doucement sur le sol comme s’il était tiré par une ficelle. Il passa tout contre nous sans remarquer notre présence et vint s’immobiliser devant la table.
Il scruta pendant plusieurs secondes la chose. Puis, toujours sans ciller, il enfonça la main dans sa veste et en sortit son pistolet. Lentement, le visage impassible, il le pointa entre les yeux sans paupières du truc qui hurlait toujours sur la table. Il arma le revolver.
— Doakes, dit Deborah d’une drôle de voix rauque ; elle s’éclaircit la gorge puis reprit : Doakes !
Doakes ne répondit pas et ne détourna pas le regard, mais il n’appuya pas sur la détente, ce qui me parut dommage. C’est vrai, qu’est-ce qu’on allait faire de ce truc ? Il n’allait certainement pas nous communiquer le nom de la personne qui l’avait réduit à ça. Et j’avais comme l’impression que sa vie en tant que membre utile de la société était révolue. Pourquoi ne pas laisser Doakes abréger ses souffrances ? Ensuite Deb et moi, bien à regret, serions obligés de le dénoncer, il serait licencié, voire emprisonné, et tous mes problèmes seraient résolus. Cela me semblait une excellente solution, mais évidemment je voyais mal comment Deborah pourrait y consentir. Elle peut être si scrupuleuse et tatillonne parfois.
— Rangez votre arme, Doakes, lui ordonna-t-elle. Et il tourna la tête vers elle, tandis que le reste de sa personne demeurait parfaitement immobile.
— C’est la seule chose à faire, répondit-il. Croyez-moi.
Deborah secoua la tête.
— Vous savez que c’est impossible, dit-elle. Ils se dévisagèrent un instant, puis le sergent braqua ses yeux sur moi. Il me fut extrêmement difficile de soutenir son regard sans laisser échapper une phrase du style : “Oh, et puis tant pis ! Allez-y !” Mais, je ne sais comment, je réussis à retenir ma langue, et Doakes redressa son pistolet. Il regarda de nouveau la chose et secoua la tête tout en rangeant son arme.
— Merde, lâcha-t-il. Vous auriez dû me laisser faire. Puis il se tourna et sortit rapidement de la pièce.
En quelques minutes, la cuisine fut remplie de gens qui tentaient désespérément de ne pas regarder la scène tandis qu’ils se mettaient au travail. Camilla Figg, une technicienne du labo, trapue, aux cheveux courts, qui semblait avoir toujours été limitée dans ses expressions, ne sachant que rougir ou dévisager les gens, pleurait en silence tout en cherchant des traces d’empreintes. Angel Batista, ou Angel-aucun-rapport comme on le surnommait, puisqu’il se présentait toujours ainsi, pâlit et serra fermement les mâchoires mais ne quitta pas la pièce. Vince Masuoka, un collègue qui en temps normal se comportait comme s’il feignait d’être humain, se mit à trembler tellement qu’il fut obligé de sortir et d’aller s’asseoir sous le porche.
Je commençai à me demander si je devais feindre d’être horrifié moi aussi, histoire de ne pas me faire trop remarquer. Peut-être devais-je aller m’asseoir dehors avec Vince. De quoi parlait-on dans de telles circonstances ? De baseball ? Du temps ? Il était exclu, j’imagine, que l’on parle de ce que l’on fuyait. Pourtant, je m’apercevais avec surprise que cela ne m’aurait pas dérangé d’en causer. À vrai dire, je sentais même un frémissement d’intérêt naître dans certaines parties secrètes. Je m’étais toujours efforcé de passer le plus possible inaperçu, et voilà que j’étais confronté à quelqu’un qui faisait exactement le contraire. De toute évidence, ce monstre-là cherchait à en mettre plein la vue ; cela procédait peut-être d’un esprit de compétition parfaitement normal, mais c’était légèrement irritant et en même temps j’avais envie d’en savoir plus. Je n’avais encore jamais été confronté à un tel personnage. Devais-je ajouter ce prédateur anonyme à ma liste ? Ou devais-je faire semblant de défaillir d’horreur et sortir prendre l’air ?
Comme je méditais sur ce choix difficile, le sergent Doakes me frôla de nouveau en passant, sans prendre la peine pour une fois de me foudroyer du regard, et il me revint en mémoire qu’à cause de lui, j’étais dans l’impossibilité de m’occuper de ma liste en ce moment. C’était un peu déconcertant, mais du coup il me fut plus aisé de prendre une décision. Je tentai de donner à mon visage une expression d’intense trouble, comme l’exigeaient les circonstances, mais je n’eus que le temps de hausser les sourcils. Deux ambulanciers surgirent dans la pièce, l’air décidé et important, et stoppèrent net dès qu’ils virent la victime. L’un des deux fit aussitôt volte-face et sortit en courant. L’autre, une jeune femme noire, se tourna vers moi et s’écria :
— Qu’est-ce qu’on est censés faire, bordel ? Puis elle se mit à pleurer elle aussi.
Il faut reconnaître qu’elle n’avait pas tort. La solution du sergent Doakes commençait à paraître assez pratique, pour ne pas dire élégante. Il semblait quelque peu absurde d’installer ce truc sur un brancard et de foncer à toute allure à travers les rues congestionnées de Miami afin de le conduire à l’hôpital. Comme se demandait la jeune femme, qu’est-ce qu’ils étaient censés faire de ce truc ? Mais il allait bien falloir que l’un de nous se décide à agir. Si l’on continuait à rester là autour sans bouger, quelqu’un allait finir par se plaindre de tous ces flics occupés à vomir dans la cour, ce qui serait très préjudiciable pour l’image du département.
C’est Deborah, en définitive, qui prit la situation en main. Elle persuada les infirmiers de donner un sédatif à la victime et de l’emmener, permettant ainsi aux techniciens du labo particulièrement fragiles ce jour-là de revenir et de se mettre au travail. Le silence qui s’empara de la petite maison dès que le médicament fit effet frôlait l’extase. Les ambulanciers recouvrirent la chose et la déposèrent sur le brancard sans la faire tomber, puis disparurent avec elle dans le soleil couchant.
Juste à temps, d’ailleurs ; au moment où l’ambulance s’éloignait du trottoir, les camionnettes des médias commençaient à arriver. D’un côté, c’était dommage : j’aurais adoré voir la réaction de certains des journalistes, de Rick Sangre en particulier. Il était le principal adepte dans la région de la formule « Plus il y a de sang, plus ça vend », et je ne l’avais jamais vu manifester le moindre sentiment de peine ou d’horreur, sauf quand il était filmé, ou quand ses cheveux étaient décoiffés. Tant pis. Le temps que le caméraman de Rick soit prêt à filmer, il n’y avait rien d’autre à voir que la bicoque entourée de ruban jaune, et une poignée de flics, la mâchoire serrée, qui n’auraient pas eu grand-chose à dire à Sangre un jour normal, mais qui ce jour-là n’auraient probablement même pas daigné prononcer son nom.
J’étais assez désœuvré. J’étais venu avec la voiture de Deborah, donc je n’avais pas mon matériel, mais de toute manière je ne voyais aucune trace de sang nulle part. Étant donné que c’est mon domaine de compétence, je décidai plutôt de chercher des indices afin de me rendre utile, mais notre ami chirurgien avait été trop soigneux. Juste par acquis de conscience, je fis le tour du reste de la maison, ce qui ne fut pas long. Il y avait une petite chambre, une salle de bains encore plus petite et un placard. Tout semblait vide, à l’exception d’un matelas nu et défoncé posé sur le sol de la chambre. Il paraissait avoir été acheté au même endroit que le fauteuil du salon ; il était tellement esquinté et aplati qu’on aurait dit un steak cubain. Il n’y avait pas d’autre meuble ou ustensile, pas même une cuillère en plastique.
Le seul élément susceptible de révéler un semblant de personnalité fut trouvé sous la table par Angel-aucun-rapport tandis que je finissais mon inspection rapide de la maison.
— Hola, me dit-il, en attrapant avec sa pince un petit morceau de papier par terre. Je m’approchai pour voir ce que c’était. Je doutais que ça en vaille la peine : ce n’était qu’une feuille de papier à lettres blanc de laquelle on avait déchiré un petit rectangle en haut. Je regardai au-dessus de la tête d’Angel et, bien sûr, juste là sur le côté de la table, collé avec un bout de scotch, se trouvait le rectangle manquant.
— Mira, dis-je. Et Angel leva les yeux.
— Ah ha, fit-il.
Tandis qu’il examinait le Scotch avec attention – le Scotch conserve les empreintes à merveille –, il posa le bout de papier sur le sol et je m’accroupis afin d’y jeter un œil. Des lettres y avaient été inscrites d’une écriture tremblée. Je me penchai davantage pour les déchiffrer : L-O-Y-A-U-T-É.
— Loyauté ? dis-je tout haut.
— Ben, oui. Ce n’est pas une vertu essentielle ?
— On aurait dû le lui demander, dis-je. Et Angel fut pris d’un tel frisson qu’il faillit lâcher sa pince.
— Me cago en diez de cette saloperie, s’exclama-t-il tout en s’emparant d’un sac plastique pour y glisser le papier. Ce n’était pas franchement passionnant à regarder, et il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir, alors je préférai m’éclipser.
Je ne suis certainement pas un profiler professionnel mais, en raison de mon sombre hobby, il m’arrive d’être assez clairvoyant concernant certains crimes qui ont des liens de parenté avec les miens. Celui-ci, en revanche, ne ressemblait en rien à ce que j’avais jamais pu voir ou imaginer. Aucun indice ne venait nous renseigner sur la personnalité ou la motivation de l’auteur, et j’étais presque aussi intrigué qu’irrité. Quel genre de prédateur pouvait abandonner sa proie comme ça alors qu’elle continuait à gigoter ?
Je sortis sous le porche. Doakes se tenait à l’écart avec le commissaire Matthews, l’informant de quelque chose qui semblait inquiéter grandement le commissaire. Deborah était accroupie à côté de la vieille dame et lui parlait doucement. Je sentis le vent se lever, la première bourrasque qui précède l’orage de l’après-midi, inévitable en juillet, et comme je levais les yeux, les premières grosses gouttes vinrent s’écraser sur le trottoir. Rick Sangre, qui l’instant d’avant était planté devant le ruban jaune en train d’agiter son microphone, tentant d’attirer l’attention du commissaire Matthews, leva le nez en l’air lui aussi et, dès que le tonnerre se mit à gronder, lança le micro à son réalisateur et s’engouffra dans la camionnette.
Mon estomac répondit en écho au tonnerre, et je me souvins que, dans la précipitation, j’avais sauté le déjeuner. Ça n’allait pas du tout ; il fallait que je conserve mes forces. Mon métabolisme très rapide nécessitait une attention constante : pas de diète pour Dexter. Mais je dépendais de Deborah pour le retour, et j’avais comme l’impression, juste une idée comme ça, qu’elle ne se montrerait pas très compatissante si j’évoquais maintenant le besoin de manger. Je la regardai à nouveau. Elle tenait dans ses bras la vieille dame, Mrs. Medina, qui apparemment avait renoncé à vomir et se contentait à présent de sangloter.
Je soupirai et regagnai la voiture sous la pluie. Peu m’importait de me mouiller. Visiblement, j’allais avoir tout le temps de sécher.
J’eus en effet beaucoup de temps, plus de deux heures. Je restai dans la voiture à écouter la radio, tout en essayant de me remémorer les sensations offertes par la dégustation d’un sandwich medianoche, une bouchée après l’autre : la croûte du pain, d’abord, si croustillante qu’elle racle l’intérieur de la bouche quand on mord dedans ; puis la première pointe de moutarde, suivie aussitôt par le fromage plus doux et la viande salée. Encore une bouchée : un morceau de pickle. On mâche le tout, on laisse les saveurs se mélanger. On avale. Maintenant une bonne gorgée d’Iron Beer (croyez-le ou non, c’est une boisson gazeuse cubaine, en fait). Petit soupir. Le bonheur à l’état pur. Manger est ce que j’aime faire le plus au monde, après jouer avec mon Passager. C’est un véritable miracle génétique que je ne sois pas gros.
J’en étais à mon troisième sandwich imaginaire quand Deborah me rejoignit enfin dans la voiture. Elle se glissa sur son siège, referma la portière et resta là sans bouger, le regard perdu par-delà le pare-brise où ruisselait la pluie. Je savais que ce n’était pas ce qu’il y avait de mieux à dire, mais je ne pus m’en empêcher.
— Tu as l’air vidée, Deb. Si on allait déjeuner ?
Elle secoua la tête mais ne me répondit pas.
— Un bon sandwich, hein ? Ou une salade de fruits : ça fera remonter ton taux de glucose dans le sang. Tu te sentiras beaucoup mieux, crois-moi.
Elle se tourna vers moi alors, mais son regard ne me laissa en aucun cas entrevoir la possibilité d’un déjeuner dans un futur immédiat.
— C’est pour ça que j’ai voulu être flic.
— La salade de fruits ?
— Cette chose là-dedans… répondit-elle, puis elle détourna les yeux et regarda devant elle à nouveau. Je veux à tout prix pincer ce… ce…, l’ordure qui a été capable de faire ça à un être humain. Je le veux à un point, tu ne peux pas t’imaginer : j’en ai presque le goût dans la bouche.
— C’est un goût de sandwich, Deborah ? Parce que…
Elle frappa violemment le volant du plat de ses mains, une fois puis deux fois.
— Nom de Dieu, hurla-t-elle. Putain de nom de Dieu !
Je soupirai. Manifestement, Dexter, d’une patience à toute épreuve, allait se voir refuser sa croûte de pain. Et tout ça parce que Deborah avait eu une révélation devant un morceau de viande qui gigotait sur une table. Bien sûr, c’était abominable, et le monde se porterait beaucoup mieux si on se débarrassait de la personne capable de telles horreurs, mais fallait-il pour autant qu’on se prive de déjeuner ? N’avions-nous pas tous besoin de reprendre des forces afin de pouvoir l’attraper ? Toutefois, ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour exprimer ma pensée à Deborah, alors je restai sagement assis à côté d’elle en regardant la pluie éclabousser le pare-brise, et je me contentai de manger mon quatrième sandwich imaginaire.
Le lendemain matin, j’étais à peine installé dans mon petit box attenant au labo des prélèvements de sang que le téléphone sonna.
— Le commissaire Matthews veut voir toutes les personnes qui étaient présentes hier après-midi, m’annonça Deborah.
— Bonjour, frangine. Très bien, merci, et toi ?
— Tout de suite, lança-t-elle, avant de raccrocher.
L’univers de la police est régi par la routine, tant sur le plan officiel que non officiel. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime mon métier. Je sais toujours à quoi m’attendre, et j’ai donc moins de réactions humaines à mémoriser et à simuler aux moments appropriés ; il y a aussi moins de chances que je sois pris au dépourvu et que je réagisse de façon telle qu’on en viendrait à douter de mon appartenance à la race.
A ma connaissance, le commissaire Matthews n’avait encore jamais convoqué « toutes les personnes présentes » sur la scène d’un crime. Même lorsqu’un cas faisait beaucoup parler de lui, sa stratégie était de gérer lui-même les relations avec la presse ainsi qu’avec ses supérieurs hiérarchiques, et de laisser l’inspecteur en charge de l’affaire s’occuper de l’enquête. Je ne voyais absolument pas pourquoi il dérogerait au protocole, même pour un cas aussi inhabituel que celui-là. Et si tôt, en plus : il n’avait pratiquement pas eu le temps d’autoriser un communiqué de presse.
Mais les mots “tout de suite” n’avaient pas changé de signification pour autant, alors je me dirigeai d’un pas hésitant vers le bureau du commissaire, à l’autre bout du couloir. Je fus accueilli par sa secrétaire, Gwen, l’une des femmes les plus efficaces qui aient jamais existé. C’était aussi l’une des plus disgracieuses et des plus sérieuses, et je résistais rarement au plaisir de la taquiner.
— Gwendolyn ! Vision de beauté radieuse ! Envolez-vous avec moi jusqu’au labo du sang ! déclamai-je en entrant.
Elle fit un signe de tête en direction de la porte - tout au fond de la pièce.
— Ils sont dans la salle de conférence, m’informa-t-elle, avec un visage de marbre.
— Dois-je prendre cela pour un refus ?
Elle pencha la tête de quelques centimètres vers la droite.
— La porte là-bas, précisa-t-elle. Ils attendent.
En effet, ils attendaient. À l’extrémité de la table de conférence, le commissaire Matthews présidait, avec une tasse de café et un air renfrogné. Assis autour se trouvaient Deborah et Doakes, Vince Masuoka, Camilla Figg, ainsi que les quatre agents en uniforme qui, la veille, avaient déroulé le ruban autour de la petite maison de l’horreur. Matthews m’adressa un signe de tête et demanda :
— On a tout le monde ?
Doakes cessa de me fusiller du regard et répondit :
— Les ambulanciers.
Matthews secoua la tête.
— C’est pas notre problème. Quelqu’un ira leur parler plus tard.
Il se racla la gorge et baissa les yeux, comme s’il consultait des notes invisibles.
— Alors, commença-t-il, avant de s’éclaircir à nouveau la voix. Je, euh… Je vous ai convoqués concernant les événements qui se sont produits hier, euh, dans NW 4th Street. Nous en avons été dessaisis par les instances, euh, les plus hautes.
Il leva les yeux et, l’espace de quelques secondes, il me parut intimidé.
— Les plus hautes, répéta-t-il. Vous avez donc ordre de garder pour vous tout ce que vous avez pu voir, entendre ou conjecturer en relation avec cette affaire et son lieu. Aucun commentaire, public ou privé, de quelque nature que ce soit.
Il regarda Doakes, qui opina du bonnet, puis adressa un regard circulaire au reste de l’auditoire.
— Par conséquent, euh…
Le commissaire Matthews s’interrompit et fronça les sourcils, s’apercevant qu’il n’avait en fait rien à ajouter. Heureusement pour sa réputation de beau parleur, la porte s’ouvrit à cet instant. Nous nous tournâmes tous en même temps.
Devant la porte se tenait un homme extrêmement imposant vêtu d’un costume très chic. Il ne portait pas de cravate et les trois premiers boutons de sa chemise étaient défaits. Le diamant d’une bague scintillait au petit doigt de sa main droite. Ses cheveux étaient ondulés et savamment décoiffés. Il devait avoir la quarantaine, et le temps n’avait pas épargné son nez. Il avait une cicatrice en travers du sourcil droit, et une autre le long du menton, mais loin de le défigurer, celles-ci passaient presque pour des décorations. Il nous adressa un grand sourire, balayant la petite assemblée de ses yeux bleus dénués d’expression. Il marqua un temps d’arrêt devant la porte pour ménager le suspense, puis il dirigea son regard vers l’extrémité de la table et demanda :
— Commissaire Matthews ?
Le commissaire était un homme de carrure tout à fait respectable et d’allure plutôt masculine, malgré son style très raffiné, mais, face à celui qui venait d’apparaître, il paraissait frêle et même efféminé, et j’imagine qu’il en avait conscience. Il serra néanmoins sa mâchoire virile et répondit :
— C’est exact.
Le gros balèze s’avança à grandes enjambées vers Matthews et lui tendit la main.
— Ravi de faire votre connaissance, commissaire. Je suis Kyle Chutsky. On s’est parlé au téléphone. Tandis qu’il lui serrait la main, il jeta un coup d’œil aux personnes présentes, posant au passage ses yeux sur Deborah, avant de regarder de nouveau Matthews. Mais un quart de seconde plus tard, sa tête se retourna vers nous et il fixa intensément Doakes. Ni l’un ni l’autre ne parla, ne bougea, ne tiqua ou n’offrit sa carte de visite, mais je fus absolument certain qu’ils se connaissaient. Sans rien en laisser paraître, cependant, Doakes baissa les yeux devant lui et Chutsky reporta son attention sur le commissaire.
— Vous avez là une excellente équipe, commissaire Matthews. Je n’entends que des éloges à son sujet.
— Merci… monsieur Chutsky, répondit froidement Matthews. Asseyez-vous donc.
Chutsky lui adressa un grand sourire plein de charme.
— Volontiers, merci, dit-il, en se glissant sur la chaise vide à côté de Deborah. Celle-ci ne se tourna pas pour le regarder mais, de ma place, en face, je vis des plaques rouges colorer lentement son cou et gagner petit à petit sa mine renfrognée.
À présent, il me semblait entendre une petite voix logée à l’arrière du cerveau de Dexter qui disait : « Excusez-moi, attendez une minute… c’est quoi ce bazar ? » Peut-être avait-on rajouté du LSD dans mon café parce que cette journée commençait vraiment à ressembler à un voyage au Pays des Merveilles. Que faisions-nous là d’abord ? Et puis qui était ce grand type à la face ravagée qui mettait le commissaire Matthews si mal à l’aise ? Comment connaissait-il Doakes ? Et pourquoi, pour l’amour de tout ce qui est luisant et acéré, le visage de Deborah prenait-il cette teinte rouge si peu seyante ?
Je me retrouve souvent dans des situations où j’ai l’impression que tout le monde a lu le mode d’emploi sauf le pauvre Dexter qui ne pige rien et n’arrive même pas à emboîter la pièce A dans la pièce B. C’est en général lié à une émotion humaine naturelle, quelque chose qui est Universellement Compris. Malheureusement, Dexter vient d’un univers différent et il ne sent ni ne comprend jamais ces trucs-là. Tout ce que je peux faire, c’est tenter de recueillir quelques indices rapides afin de décider quelle expression prendre, en attendant que la situation retrouve son cours familier.
Je jetai un coup d’œil à Vince Masuoka. C’était, j’imagine, celui dont j’étais le plus proche au labo, pas seulement parce que nous nous relayions pour acheter des doughnuts le matin. Mais lui aussi semblait passer son temps à simuler, comme s’il avait visionné une série de cassettes vidéo pour apprendre à sourire et à parler aux gens. Il n’était pas aussi doué que moi, et le résultat n’était jamais aussi convaincant, mais j’éprouvais un certain lien de parenté avec lui.
En ce moment même, il avait l’air troublé, intimidé, et paraissait faire de gros efforts pour avaler, sans grand succès. Aucun indice de ce côté-là.
Camilla Figg semblait être au garde-à-vous, le regard fixé sur un point du mur devant elle. Son visage était pâle, mais il y avait un petit rond de couleur rouge sur chacune de ses joues.
Deborah, comme je l’ai dit, s’affaissait de plus en plus dans sa chaise et paraissait mettre toute son énergie à devenir écarlate.
Chutsky frappa du plat de la main sur la table, nous regarda tous en nous adressant un grand sourire radieux et dit :
— Je tiens à vous remercier pour votre coopération dans cette affaire. Il est essentiel de ne rien ébruiter jusqu’à ce que mon équipe ait la situation sous contrôle.
Le commissaire Matthews s’éclaircit la voix.
— Hum. Je, euh… J’imagine que nous devons poursuivre le travail d’enquête usuel, euh, interroger les témoins, et cetera.
Chutsky secoua lentement la tête.
— Absolument pas. Je veux que votre équipe abandonne définitivement le cas. Il faut que cette affaire soit close, classée, en ce qui concerne votre département, commissaire, comme si elle n’avait jamais existé.
— C’est vous qui prenez la relève ? demanda Deborah.
Chutsky la regarda et son sourire s’élargit.
— Exactement, répondit-il. Et il aurait sans doute continué à lui sourire indéfiniment si n’était intervenu l’agent Coronel, le flic qui s’était trouvé sous le porche la veille, auprès de la vieille femme qui pleurait et vomissait tour à tour. Il se racla la gorge et dit :
— Ouais, bon, une minute. Et sa voix trahissait une certaine hostilité qui fit ressortir son léger accent. Chutsky se tourna vers lui, le sourire toujours aux lèvres. Coronel sembla quelque peu troublé, mais il soutint le regard joyeux de Chutsky. Vous cherchez à nous empêcher de faire notre boulot ?
— Votre boulot est de protéger et de servir, répliqua Chutsky. Dans le cas présent, cela signifie protéger des informations et me servir moi.
— C’est des conneries, lâcha Coronel.
— Peu importe ce que c’est, lui dit Chutsky. Vous allez le faire, un point c’est tout.
— Qui êtes-vous pour me donner ces ordres ?
Le commissaire Matthews tapota la table du bout de ses doigts.
— Ça suffit, Coronel. Monsieur Chutsky est envoyé de Washington, et on m’a chargé de lui prêter toute l’assistance dont il aurait besoin.
Coronel secouait la tête.
— C’est pas le foutu FBI, dit-il.
Chutsky se contenta de sourire, le commissaire Matthews prit une grande inspiration afin de lui répondre, mais Doakes bougea légèrement la tête en direction de Coronel et lui lança :
— Ferme-la. Coronel le regarda et l’envie d’en découdre sembla l’abandonner. Mieux vaut ne pas être mêlé à cette saloperie, poursuivit Doakes. Laisse ses hommes s’en occuper.
— C’est pas normal, renchérit Coronel.
— Laisse tomber, dit Doakes.
Coronel ouvrit la bouche, Doakes haussa les sourcils et, à la réflexion, ou à la vue peut-être du visage en dessous des sourcils, l’agent Coronel décida effectivement de laisser tomber.
Le commissaire Matthews s’éclaircit la voix dans un effort pour reprendre le contrôle de la situation.
— D’autres questions ? Bon, eh bien voilà… monsieur Chutsky. Si nous pouvons vous être utiles de quelque manière que ce soit…
— Justement, commissaire, je souhaiterais pouvoir emprunter l’un de vos inspecteurs, pour assurer la liaison. Quelqu’un qui pourrait m’aider à m’y retrouver dans cette ville, qui me faciliterait la tâche.
Toutes les têtes autour de la table se tournèrent simultanément vers Doakes, toutes à l’exception de celle de Chutsky. Il se pencha sur le côté, vers Deborah, et lui dit :
— Qu’en pensez-vous, inspecteur ?