CHAPITRE II

Il est des nuits, de temps à autre, où le Passager Noir doit à tout prix sortir jouer. Un peu comme un chien. On peut faire semblant au début de ne pas entendre les aboiements et les grattements devant la porte, mais on finit toujours par sortir la bête.

Quelque temps après les funérailles de l’inspecteur LaGuerta, arriva un moment où il me parut raisonnable d’écouter à nouveau les murmures qui me parvenaient du siège arrière, et de programmer une petite aventure.

J’avais repéré un camarade de jeux parfait, un agent immobilier très convaincant du nom de MacGregor. C’était un homme jovial qui adorait vendre ses maisons à des familles avec enfants. Surtout quand c’était de jeunes garçons : MacGregor raffolait des garçons entre cinq et sept ans. A ma connaissance, il s’était mortellement entiché de cinq d’entre eux, et peut-être de plusieurs autres. Il était habile et prudent, et s’il n’avait reçu la visite du Diabolique Dexter la chance aurait continué à lui sourire. Difficile d’en vouloir vraiment à la police, dans ce cas précis. Après tout, en apprenant la disparition d’un enfant, très peu de gens s’exclameraient : « Ah ha ! Qui a vendu la maison à cette famille ? »

Bien sûr, très peu de gens sont Dexter. C’est certainement une bonne chose en général, mais cette fois ce fut plutôt utile d’être moi. Quatre mois après avoir lu dans le journal un article concernant un petit garçon disparu, je lus une autre histoire similaire. Les deux enfants avaient à peu près le même âge ; ce genre de détail me met toujours la puce à l’oreille et fait naître un murmure dans les méandres de mon cerveau. “Bonjour, toi !”

J’allai donc repêcher le premier article et le comparai au second. Je remarquai que les deux fois le journal exploitait le chagrin des familles en précisant qu’elles venaient d’emménager dans une nouvelle maison. J’entendis un faible gloussement sortir de l’ombre et me penchai un peu plus sur la question.

C’était vraiment assez subtil. Le détective Dexter dut beaucoup creuser parce que, au premier abord, il ne semblait y avoir aucun lien. Lesdites familles habitaient des quartiers différents, ce qui écartait un certain nombre de scénarios. Elles ne fréquentaient pas la même église ni la même école ; elles avaient eu recours à deux compagnies de déménagement différentes. Mais lorsque le Passager Noir se met à rire, c’est qu’en général il se passe un drôle de truc. Et je finis par trouver : les deux maisons avaient été vendues par la même agence immobilière, une petite société de South Miami avec un seul employé, un homme aimable et jovial qui s’appelait Randy MacGregor.

Je creusai encore un peu. MacGregor était divorcé et vivait seul dans une petite maison en béton près de Old Cutler Road à South Miami. Il possédait un Cruiser de 26 pieds qu’il garait dans la marina Matheson Hammock, située non loin de chez lui. Le bateau devait constituer un parc pour enfants fort commode, un moyen d’emmener ses petits copains vers la haute mer, où personne ne le verrait ni ne l’entendrait effectuer ses explorations, un vrai Christophe Colomb de la douleur. Et d’ailleurs, l’océan était un endroit idéal pour se débarrasser des restes peu ragoûtants : juste à quelques kilomètres au large de Miami, le Gulf Stream formait un dépotoir quasiment sans fond. Pas étonnant que les corps des garçons n’aient jamais été retrouvés.

Cette technique me parut tellement aller de soi que j’en vins à me demander comment je n’y avais pas pensé moi-même pour recycler mes propres restes. Bougre d’idiot : je me contentais de prendre mon petit bateau pour aller pêcher et me promener dans la baie. Voilà que MacGregor, lui, avait conçu une toute nouvelle façon de passer une excellente soirée sur l’eau. C’était une idée très ingénieuse qui, d’emblée, propulsa l’agent immobilier en tête de ma liste. Vous trouverez ma réaction illogique, irrationnelle même, puisque je n’ai aucune sympathie pour les humains mais, bizarrement, j’aime les enfants. Et lorsque je trouve quelqu’un qui s’en prend à eux, c’est un peu comme si, pour éviter de faire la queue, il avait glissé un billet de vingt dollars dans la main de mon Maître d’hôtel Intérieur. J’allais me faire un plaisir de détacher le cordon de velours afin de laisser passer MacGregor devant – à supposer qu’il commette réellement les actes que je soupçonnais. Bien sûr, il fallait que je sois absolument certain. J’avais toujours évité de dépecer les mauvaises personnes ; ce serait dommage de commencer maintenant, même avec un agent immobilier. Et il me vint à l’esprit que la meilleure manière de m’en assurer serait de visiter le bateau en question.

Par chance, le lendemain fut un jour pluvieux. Je dois avouer que je n’y suis pas pour grand-chose : de façon générale, il pleut tous les jours en juillet. Mais cela avait bien l’air d’être parti pour la journée, or c’est exactement ce que je souhaitais. Je quittai tôt mon bureau au labo médico-légal de la police de Metro-Dade et coupai par Lejeune Road, que je suivis jusqu’à Old Cutler Road. Puis je tournai à gauche vers la marina Matheson Hammock. Comme je l’espérais, elle semblait déserte. Mais, à une centaine de mètres de là, je savais que je tomberais sur la guérite du gardien, où l’on s’empresserait de me demander quatre dollars contre l’immense privilège de pénétrer dans le port de plaisance. Il me paraissait prudent de ne pas me faire voir du gardien. Bien sûr, je tenais absolument à économiser les quatre dollars mais, surtout, ma présence ici un jour de pluie, qui plus est en plein milieu de la semaine, ne manquerait pas d’attirer l’attention, ce que je préfère éviter au maximum, en particulier dans le cadre de mon hobby.

Sur le côté gauche de la route se trouvait un petit parking attenant à l’aire de pique-nique. Un abri constitué d’un ancien bloc de corail se dressait au bord d’un lac sur la droite. Je garai ma voiture puis enfilai un ciré jaune vif. Je me fis l’impression d’être un véritable marin ; tout à fait la tenue appropriée pour pénétrer par effraction dans le bateau d’un pédophile homicide. J’en devenais du même coup très visible, mais cela ne m’inquiétait pas outre mesure. J’allais emprunter le sentier qui longeait la route. Il était dissimulé par des mangroves, et dans le cas peu probable où le gardien sortirait la tête de sa guérite sous la pluie, il n’apercevrait qu’une forme jaune vif en train de courir au loin. Un simple joggeur déterminé à faire son footing de l’après-midi, qu’il pleuve ou qu’il vente.

Je fis donc mine de jogger sur près de quatre cents mètres le long du sentier. Comme je m’y attendais, il n’y eut aucun signe de vie de la part du gardien, et je continuai à courir jusqu’au vaste port. Les derniers quais sur la droite hébergeaient un groupe de bateaux de taille un peu plus réduite que les gros joujoux des pêcheurs pros et des millionnaires amarrés près de la route. Le modeste Cruiser de MacGregor, le Balbuzard, était garé vers le fond.

Il n’y avait pas âme qui vive et je franchis allègrement la porte découpée dans la clôture grillagée, passant devant une pancarte sur laquelle je lus : “SEULS LES PROPRIETAIRES DE BATEAUX SONT AUTORISÉS SUR LES QUAIS”. Je tentai de me sentir coupable de violer une telle injonction, mais c’était au-dessus de mes capacités. La partie inférieure de l’écriteau précisait : “PÊCHE INTERDITE SUR LES QUAIS ET DANS L’ENSEMBLE DE LA MARINA”. Je me promis d’éviter à tout prix de pêcher, ce qui m’ôta quelques scrupules quant à la première interdiction.

Le Balbuzard devait avoir cinq ou six ans d’âge, mais montrait très peu de signes d’usure malgré son exposition au temps de Floride. Le pont et le bastingage avaient été parfaitement briqués et je veillai à ne pas érafler le bois en montant à bord. Pour une raison que je ne m’explique pas, les serrures sur les bateaux ne sont jamais très compliquées. Peut-être les vrais marins sont-ils plus honnêtes que les marins d’eau douce. En tout cas, il me fallut à peine quelques secondes pour crocheter la serrure et me glisser à l’intérieur du Balbuzard. La cabine n’avait pas cette odeur tiède de moisi qu’ont les bateaux quand ils sont verrouillés, ne serait-ce que quelques heures, sous le soleil subtropical. Il semblait plutôt flotter dans l’air des effluves de désinfectant, comme si la pièce avait été nettoyée si scrupuleusement qu’aucun germe ni aucune odeur ne pouvait y survivre.

Il y avait une petite table, une coquerie, et une télé équipée d’un magnétoscope, posée sur une étagère bloquée par une barre, avec une pile de vidéos à côté : Spiderman, Frère des Ours, Le Monde de Némo. Je me demandai combien de petits garçons MacGregor avait envoyés par-dessus bord retrouver Némo. J’espérais vivement que bientôt ce serait Némo qui le trouverait. Je me dirigeai vers la coquerie et me mis à ouvrir les tiroirs. Le premier était rempli de bonbons, le deuxième de petits bonshommes en plastique. Et le dernier était bourré de rouleaux de ruban adhésif.

Le ruban adhésif est une invention formidable et, comme je le sais très bien, il peut servir à de multiples et remarquables usages. Mais il me semblait tout de même un peu excessif d’en garder dix rouleaux dans un tiroir de son bateau. A moins bien sûr de le réserver à un emploi plutôt particulier. Peut-être une expérience scientifique qui impliquerait plusieurs jeunes garçons ? Juste une idée comme ça, qui me vient de la façon dont je l’utilise moi-même – pas avec des enfants, bien sûr ; avec des citoyens respectables comme, par exemple…, MacGregor ? Ce scénario commençait à devenir plausible et, à cette perspective, le Passager Noir fit claquer sa langue sèche de reptile.

Je descendis les marches jusqu’à la pièce ménagée à l’avant du bateau, que l’agent immobilier appelait sans doute la cabine de luxe. Le lit ne payait vraiment pas de mine : juste une plaque de mousse sur une planche surélevée. En touchant la housse, je perçus un crissement : il y avait un revêtement plastifié. Je roulai le matelas sur le côté. Quatre anneaux étaient vissés sur la planche, un à chaque coin. Je soulevai la planche.

On peut raisonnablement s’attendre à trouver un certain nombre de chaînes sur un bateau. Mais la présence de menottes ne me semblait pas cadrer tout à fait avec ce contexte marin. Certes, il se pouvait qu’il y ait une explication parfaitement logique. MacGregor s’en servait peut-être pour des poissons particulièrement belliqueux.

Sous les chaînes et les menottes, il y avait cinq ancres. Elles n’auraient pas choqué du tout sur un yacht censé faire le tour du monde, mais cela me paraissait un peu excessif sur un petit bateau réservé aux sorties du week-end. A quoi pouvaient-elles donc servir ? Si j’avais décidé de partir en haute mer, dans ma petite embarcation, avec un certain nombre de corps dont je voudrais me débarrasser proprement et radicalement, que ferais-je avec toutes ces ancres ? Bien sûr, présenté comme ça, il semblait évident que la prochaine fois que MacGregor partirait en promenade avec un petit ami il resterait, à son retour, seulement quatre ancres sous la banquette.

Je commençais à rassembler suffisamment de détails pour voir s’esquisser un tableau fort intéressant. Nature morte sans enfants. Mais jusqu’à présent je n’avais rien trouvé qui ne puisse passer pour une énorme coïncidence, et il fallait que je sois sûr à 100 %. J’avais besoin d’une preuve absolue, quelque chose de si irréfutable que le Code Harry en serait respecté.

Je trouvai mon bonheur à droite de la banquette.

Il y avait trois petits tiroirs construits dans la cloison du bateau. Celui du bas paraissait plus court de quelques centimètres. Il était possible que ce soit normal, que cela s’explique par la courbe de la coque. Mais j’étudie les humains depuis si longtemps que j’eus tout de suite un soupçon. J’ouvris le tiroir et, évidemment, il y avait un petit compartiment secret au fond. Et à l’intérieur…

Étant donné que je ne suis pas un véritable être humain, mes réactions émotionnelles sont en général limitées à ce que j’ai appris à simuler. Par conséquent, je ne ressentis ni choc, ni indignation, ni colère, pas plus qu’une détermination amère. Ce sont des émotions très difficiles à imiter, et je n’avais aucun public, alors pourquoi me donner cette peine ? En revanche, je sentis un vent froid provenant de mon siège arrière remonter lentement le long de ma colonne vertébrale.

Je pus identifier cinq garçons différents parmi les photos, tous nus, dans des poses variées, comme si MacGregor était encore à la recherche de son style. Et, en effet, il n’y allait pas de main morte avec le ruban adhésif… Sur l’une des photos, le garçon avait l’air d’être enveloppé dans un cocon gris argenté, avec juste certaines parties de son corps exposées. Ce que MacGregor laissait voir en disait long sur lui. Ainsi que je le suspectais, ce n’était pas le genre de personne que la plupart des parents auraient voulu comme chef scout pour leurs gamins.

Les photos étaient de bonne qualité, prises sous des angles multiples. Une série en particulier se détachait du lot. Un homme nu, pâle et flasque, portant une cagoule noire, se tenait près du garçon tout emmailloté, comme s’il s’était agi d’un trophée. D’après la forme et la couleur du corps, j’étais certain qu’il s’agissait de MacGregor, bien que son visage fût masqué. Et tandis que je parcourais des yeux les photos, deux pensées intéressantes me vinrent. La première fut :

“Ah ha !” Autrement dit, à présent, je n’avais plus un seul doute concernant les agissements de MacGregor, et il était l’heureux gagnant du Grand Tirage au Sort organisé par le Passager Noir.

Et la seconde pensée, quelque peu troublante, fut la suivante :

— Qui prenait les photos ?

Il y avait trop d’angles différents pour qu’elles aient été prises en automatique. Et tandis que je les examinais de nouveau, je remarquai sur deux d’entre elles, prises en plongée, le bout pointu de ce qui avait l’air d’être une botte rouge de cow-boy.

MacGregor avait un complice. L’expression faisait très série B, mais bon, je ne voyais pas d’autre façon de le dire. Il n’était pas seul. Quelqu’un l’accompagnait et, à tout le moins, regardait et prenait des photos.

J’ai honte d’avouer que j’ai un certain talent et quelques connaissances en matière de mutilations pas très catholiques, mais je n’avais encore jamais vu ça. Des trophées, oui ; j’ai moi-même ma propre collection de lames de verre, toutes ornées de leur unique goutte de sang, afin de me rappeler chacune de mes aventures. C’est parfaitement normal de conserver un souvenir.

Dans ce cas, la présence d’une deuxième personne, qui observait la scène et prenait des photos, transformait un acte éminemment privé en une sorte de spectacle. C’était absolument indécent : ce MacGregor était un pervers. Si j’avais été doté d’un sens moral, je suis à peu près sûr que j’aurais été rempli d’indignation. Les choses étant ce qu’elles sont, j’étais simplement impatient de connaître plus “viscéralement” ce type.

Il faisait une chaleur suffocante sur le bateau, et mon ciré incroyablement chic n’arrangeait rien. J’avais l’impression d’être un sachet de thé jaune vif dans une théière d’eau bouillante. Je choisis plusieurs photos parmi les plus nettes et les glissai dans ma poche. Je rangeai les autres au fond du tiroir, remis en place le matelas puis regagnai la cabine principale. D’après ce que je pouvais voir en jetant un coup d’œil par la fenêtre – devrais-je dire hublot ? –, personne ne semblait rôder dans les parages et m’observer de manière sournoise. Je me faufilai dehors, m’assurant que la porte se refermait derrière moi, puis m’éloignai nonchalamment sous la pluie.

D’après les nombreux films que j’avais vus au cours de ma vie, je savais très bien que le fait de marcher sous la pluie est l’attitude la plus appropriée pour réfléchir sur la perfidie humaine ; c’est ce que je fis donc. Oh, ce vicieux MacGregor, et son ami dingue de photo. Quelles ordures ils faisaient ! Cela m’avait l’air de sonner à peu près juste et, de toute façon, rien d’autre ne me venait à l’esprit ; j’espérais ne pas avoir dérogé aux convenances. Car il était beaucoup plus amusant de songer à ma propre perfidie et à la manière dont je l’entretiendrais en arrangeant un petit rendez-vous avec MacGregor. Je sentais une onde de plaisir sombre jaillir du plus profond de la Forteresse Dexter et venir battre ses remparts. Bientôt elle emporterait MacGregor.

Je n’avais plus le moindre doute. Harry lui-même reconnaîtrait que les photographies constituaient une preuve plus que suffisante, et un gloussement d’impatience en provenance de mon siège arrière approuva le projet. MacGregor et moi irions explorer ensemble. Et j’aurais en prime le plaisir de découvrir son ami aux bottes de cow-boy : il faudrait qu’il suive MacGregor le plus vite possible, bien sûr. Pas de repos pour les braves. C’était comme une bonne affaire, “deux pour le prix d’un” : absolument irrésistible.

Absorbé par mes joyeuses pensées, je ne remarquai même pas la pluie tandis que je me dirigeais à grands pas vers ma voiture. J’avais fort à faire.

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