CHAPITRE XIX

Je quittai Rita après une brève explication et sortis attendre dehors. Deborah tint parole et cinq minutes et demie après son appel nous filions vers le nord, le long de Dixie Highway.

— Ils sont à Miami Beach, m’informa-t-elle. Doakes m’a dit qu’il était allé voir le mec, Oscar. Il lui a expliqué ce qui se passait. Oscar lui a demandé de le laisser un peu réfléchir. Doakes a dit d’accord, je t’appelle. Mais il s’est posté dans la rue pour surveiller la maison et, dix minutes plus tard, voilà que le mec est sorti de chez lui muni d’un sac de voyage et a sauté dans sa voiture.

— Pourquoi chercherait-il à s’enfuir maintenant ?

— Tu ne t’enfuirais pas si tu savais que Danco voulait ta peau ?

— Non, répondis-je, tout en imaginant avec un certain plaisir ce que je ferais si je me retrouvais nez à nez avec le Docteur. Je lui préparerais un piège et j’attendrais qu’il vienne. Et là…, pensai-je, sans en faire part à Deborah.

— Oui, bon, Oscar, ce n’est pas toi.

— Si peu de gens le sont… remarquai-je. Où est-ce qu’il va ? Elle fronça les sourcils et secoua la tête.

— Pour l’instant il a l’air de rouler sans but et Doakes est en train de le filer.

— Où est-ce qu’il pourrait nous conduire ? demandai-je.

Deborah secoua de nouveau la tête et doubla une vieille Cadillac décapotable pleine d’adolescents hystériques.

— On s’en fiche, dit-elle en remontant la bretelle qui menait à Palmetto Expressway le pied au plancher. Oscar est la meilleure piste qu’on ait. S’il essaie de quitter la région, on le cueille, mais tant qu’il reste dans les parages il faut qu’on le suive de près pour voir ce qui se passe.

— Très bien, c’est vraiment une excellente idée, mais que risque-t-il de se passer exactement ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’on en sache, Dexter ? rétorqua-t-elle brusquement. Ce qu’on sait, c’est que ce type sera une cible, tôt ou tard. Et lui aussi le sait maintenant. Peut-être qu’il essaie juste de voir s’il est suivi avant de s’enfuir. Merde, dit-elle en donnant un coup de volant pour éviter un vieux camion à plateforme remplie de cageots de poulets. Il devait rouler à cinquante à l’heure, n’avait pas de feux arrière et trois hommes étaient assis sur le chargement, retenant leur chapeau cabossé d’une main et s’agrippant à la cargaison de l’autre. Deborah les gratifia d’un coup de sirène alors qu’elle les dépassait. Les trois hommes ne bronchèrent pas.

— Bref, dit-elle en redressant le volant avant d’accélérer de nouveau. Doakes nous veut du côté de Miami au cas où Oscar se montrerait un peu trop téméraire. On va rester en face et remonter Biscayne Boulevard.

C’était logique : tant qu’Oscar restait sur Miami Beach, il ne pouvait fuir dans aucune direction. S’il tentait d’emprunter à toute vitesse l’un des ponts ou de filer vers le nord après Haulover Park, puis de traverser, on était là pour le pincer.

A moins qu’il n’ait un hélicoptère planqué quelque part, il était coincé. Je laissai Deborah conduire en paix ; elle continua à foncer vers le nord et réussit à ne tuer personne.

Parvenus à l’aéroport, nous bifurquâmes vers l’est sur la 836. La circulation se fit un peu plus dense, et Deborah, très concentrée, se faufila adroitement entre les voitures. Je gardai mes pensées pour moi tandis qu’elle déployait ses années de pratique à conduire dans Miami et gagnait ce qui s’apparentait à une course suicide à cent à l’heure contre un millier de participants. Nous arrivâmes sans encombre à l’échangeur de l’I-95 et continuâmes jusqu’à Biscayne Boulevard. Je pris une profonde inspiration puis expirai doucement, tandis que Deborah se glissait dans la circulation du centre-ville et retrouvait une vitesse normale.

La radio grésilla et la voix de Doakes se fit entendre dans le haut-parleur.

— Morgan, quelle est votre position ? Deborah saisit le micro et répondit :

— Biscayne, devant le pont de MacArthur Causeway.

Il y eut un bref silence, puis Doakes reprit :

— Il s’est arrêté près du pont mobile de Venetian Causeway. Postez-vous de l’autre côté.

— Message reçu, répondit Deborah, et je ne pus m’empêcher d’observer :

— Je me sens très important tout à coup de t’entendre dire ça.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.

— Oh, rien, répondis-je.

Elle me lança un regard, son regard de flic sérieux, mais son visage était encore jeune et, l’espace d’un instant, il me sembla que nous étions redevenus gosses, assis dans la voiture de police de Harry en train de jouer aux gendarmes et aux voleurs sauf que, cette fois-ci, je jouais le rôle d’un gentil, une sensation des plus troublantes.

— Tu sais, c’est pas un jeu, Dexter, dit-elle, parce que bien sûr elle partageait ce souvenir. Il y va de la vie de Kyle. Et ses traits reprirent leur expression de gros poisson sévère tandis qu’elle poursuivait : Je me doute que ça ne signifie rien pour toi, mais je suis vraiment attachée à cet homme. Il me fait me sentir si… Merde. Tu vas te marier et pourtant tu ne pigeras jamais. Nous étions arrivés au feu de NE 15th Street et elle prit à droite. Ce qui restait de l’Omni Mall se dressait sur la gauche tandis que devant nous s’étirait le pont de Venetian Causeway.

— Je ne suis pas très doué pour les sentiments, Deb, expliquai-je. Et cette histoire de mariage me rend plus que perplexe. Mais je sais que je n’aime pas beaucoup te voir malheureuse.

Deborah s’arrêta de l’autre côté de la petite marina qui jouxte le vieux bâtiment du Miami Herald et fit demi-tour pour garer la voiture face à Venetian Causeway Elle resta silencieuse un moment, puis elle fit siffler l’air entre ses dents et dit :

— Excuse-moi.

Je fus un peu pris au dépourvu car je dois avouer que je m’apprêtais à lui dire une phrase très similaire, afin de huiler les rouages de la machine sociale. Je l’aurais certainement formulée d’une façon légèrement plus ingénieuse, mais le message aurait été le même.

— De quoi ? demandai-je.

— Je ne cherche pas à… Je sais que tu es différent, Dex. J’essaie vraiment de m’y faire et… Mais il n’empêche que tu es mon frère.

— Adoptif, précisai-je.

— C’est des conneries, et tu le sais très bien. Tu es mon frère. Et je sais que tu es là uniquement pour moi.

— En fait, j’espérais avoir l’occasion de dire “Message reçu” à la radio tout à l’heure.

Elle s’étrangla de rire.

— D’accord, fais le con. Mais merci quand même.

— Y’a pas de quoi. Elle attrapa la radio.

— Doakes, qu’est-ce qu’il fait ?

Au bout d’un instant, Doakes répondit :

— On dirait qu’il parle dans un téléphone portable. Deborah fronça les sourcils et se tourna vers moi.

— S’il se fait la malle, qui pourrait-il appeler de son portable ?

Je haussai les épaules.

— Il est peut-être en train de chercher un moyen de quitter le pays. À moins que…

Je m’interrompis. L’idée était bien trop bête pour y songer sérieusement, et elle aurait dû quitter mon esprit aussitôt, mais, bizarrement, elle s’accrochait, se plantait dans la matière grise et agitait un petit drapeau rouge.

— Quoi ? voulut savoir Deborah. Je secouai la tête.

— Impossible. Insensé. Juste une pensée absurde qui refuse de partir.

— D’accord. Je t’écoute.

— Et si… Je t’ai avertie, c’est vraiment idiot.

— C’est encore plus bête de tourner autour du pot comme ça, rétorqua-t-elle d’un ton sec. Vas-y, accouche.

— Et si Oscar était en train d’appeler le Bon Docteur pour essayer de négocier son départ du pays ? avançai-je. En effet, ça paraissait vraiment stupide.

— Négocier avec quoi ? grogna Deb.

— Eh bien, Doakes a dit qu’il avait un sac. Il pourrait transporter de l’argent, des titres au porteur, une collection de timbres, que sais-je ? Mais il détient sans doute quelque chose qui pourrait avoir encore plus de valeur pour notre ami chirurgien.

— Comme quoi ?

— Il sait probablement où se cachent tous les autres membres de l’ancienne équipe.

— Merde, lâcha Deb. Il vendrait tous les autres en échange de sa vie ? Elle se mordilla la lèvre tout en réfléchissant. Au bout d’une minute, elle secoua la tête. Ça me semble vraiment tiré par les cheveux, dit-elle.

— Carrément ? Tu trouves donc ça plus qu’idiot…

— Comment Oscar aurait-il su où joindre le Docteur ?

— Un espion a toujours les moyens d’en dénicher un autre. Il y a des listes, des bases de données, des contacts mutuels, tu le sais très bien. T’as pas vu le film La mémoire dans la peau ?

— Si, mais comment sais-tu que Oscar l’a vu ? demanda-t-elle.

— Je cherche juste à t’expliquer que c’est possible.

— Mmm, mmm, dit-elle. Elle regarda par la fenêtre, pensive, puis fit une grimace et secoua la tête. Kyle m’a dit un truc, qu’au bout d’un moment on oubliait à quelle équipe on appartenait, comme au baseball quand on ne dépend d’aucune équipe. Si bien qu’on finissait par se lier avec des types de l’autre camp, et… Merde, ça c’est vraiment idiot.

— Donc quel que soit le camp de Danco, Oscar pourrait très bien trouver un moyen de le contacter.

— On s’en fout de toute manière. Nous, on peut pas, lança-t-elle.

Nous gardâmes tous les deux le silence un moment. Je supposai que Deb pensait à Kyle et se demandait si on le retrouverait à temps. Je tentai de m’imaginer éprouver les mêmes sentiments pour Rita, mais c’était peine perdue. Comme Deborah l’avait si finement souligné, j’étais fiancé et pourtant je ne pigeais toujours pas. Et je ne pigerais jamais, d’ailleurs, ce que j’ai plutôt tendance à considérer comme une chance. Il m’a toujours semblé préférable de penser avec mon cerveau plutôt qu’avec certaines parties fripées situées légèrement plus bas. Non, mais c’est vrai ! Les gens ne se voient-ils pas lorsqu’ils se mettent à soupirer et à se pâmer, tout larmoyants et ramollis, rendus complètement idiots par quelque chose que même les animaux ont suffisamment de bon sens pour expédier au plus vite afin de pouvoir se consacrer à des occupations plus sensées, comme trouver de la viande fraîche ?

Nous étions bien d’accord : je ne pigeais pas. Alors je tournai mon attention de l’autre côté de la baie, vers les lumières tamisées des foyers que l’on apercevait tout au bout de la voie surélevée. Quelques immeubles se dressaient près du poste de péage, ainsi que plusieurs maisons dispersées. Peut-être que si je gagnais à la loterie, je pourrais demander à un agent immobilier de m’en montrer une qui aurait une petite cave, juste assez grande pour y dissimuler sous le sol le corps d’un certain photographe. Et comme me venait cette pensée, un doux murmure s’éleva de mon siège arrière personnel, mais évidemment je ne pouvais rien faire, si ce n’est peut-être applaudir la lune suspendue au-dessus de l’eau. Et par-delà les flots irisés retentit une sonnerie métallique, signalant que le pont mobile s’apprêtait à se lever.

La radio grésilla.

— Il repart, nous informa Doakes. Il va franchir le pont. Guettez-le. C’est un 4x4 Toyota.

— Je le vois, répondit Deborah dans le micro. On le suit. Le gros 4x4 déboucha sur la voie surélevée puis sur 15th Street quelques secondes à peine avant que le pont ne se lève. Après l’avoir laissé prendre un peu d’avance, Deborah déboîta et entama la poursuite. Arrivé à Biscayne Boulevard, il tourna à droite et un instant plus tard nous fîmes de même.

— Il a pris le boulevard et se dirige vers le nord, annonça Deborah sur la radio.

— Faites pareil, répondit Doakes. Je continue de ce côté-ci.

Le 4x4 roulait à vitesse normale au milieu de la circulation relativement fluide, dépassant à peine la limite de vitesse, ce qui à Miami est considéré comme une allure de touriste, suffisamment lente pour justifier des coups de klaxon de la part des autres automobilistes. Mais Oscar n’avait pas l’air de s’en soucier. Il respectait tous les feux de signalisation et restait dans la file de droite, roulant tranquillement comme s’il n’allait nulle part en particulier, comme s’il effectuait une simple petite promenade nocturne.

Tandis que nous approchions de la voie surélevée de 79th Street, Deborah prit la radio.

— On est au niveau de 79th Street, dit-elle. Il n’a pas l’air pressé. Il se dirige vers le nord.

— Message reçu, répondit Doakes, et Deborah me lança un coup d’œil.

— Je n’ai rien dit, protestai-je.

— Tu l’as pensé très fort, dit-elle.

Nous continuâmes à rouler vers le nord, nous arrêtant à deux feux. Deborah s’efforçait de rester derrière plusieurs voitures, ce qui n’était pas une mince affaire à Miami, la plupart essayant par tous les moyens de contourner, dépasser ou éjecter les autres véhicules. Un camion de pompiers passa dans la direction opposée en faisant hurler sa sirène et en klaxonnant à chaque intersection. À en juger par l’effet produit sur les autres conducteurs, il aurait pu tout aussi bien s’agir d’un mouton qui bêlait. Ils ne tinrent aucun compte de la sirène et refusèrent de céder leur place durement gagnée dans la file anarchique. L’homme au volant du camion, étant un conducteur de Miami lui-même, réussit malgré tout à se frayer un chemin au rythme mêlé de la sirène et du klaxon. Duo pour un Bouchon.

Nous atteignîmes 123rd Street, le dernier endroit pour retourner à Miami Beach avant la 826 qui traverse North Miami Beach, mais Oscar poursuivit vers le nord. Deborah en informa Doakes.

— Mais où est-ce qu’il va, bon sang ? marmonna Deborah entre ses dents en reposant la radio.

— Peut-être qu’il se promène simplement, répondis-je. C’est une nuit magnifique.

— Mmm, mmm. Tu veux écrire un sonnet ?

Dans des circonstances normales, j’aurais eu une excellente riposte à cette petite pique mais, peut-être en raison de la nature palpitante de notre expédition, rien ne me vint. Quoi qu’il en soit, une petite victoire, si insignifiante fût-elle, ne pouvait pas faire de mal à Deb.

Quelques centaines de mètres plus loin, Oscar accéléra soudain dans la voie de gauche et tourna en coupant la route aux véhicules qui arrivaient en sens inverse, déclenchant un concert de klaxons furieux de la part des conducteurs qui circulaient dans les deux sens.

— Il a changé de direction, signala Deborah à Doakes. Il part vers l’ouest sur 135th Street.

— Je traverse derrière vous, répondit Doakes. Sur Broad Causeway.

— Qu’est-ce qu’il y a sur 135th Street ? me demanda Deb.

— L’aéroport d’Opa-Locka, l’informai-je. C’est tout droit, juste à quelques kilomètres d’ici.

— Merde, dit-elle en attrapant la radio. Doakes, l’aéroport d’Opa-Locka est dans cette direction.

— J’arrive, répliqua-t-il. Et j’entendis sa sirène se déclencher avant qu’il ne coupe la radio.

L’aéroport d’Opa-Locka était un lieu fréquenté de longue date par les trafiquants de drogue ainsi que par les groupes impliqués dans des opérations clandestines : un arrangement plutôt pratique quand on sait que la ligne de démarcation entre les deux est souvent assez floue. Oscar pouvait très bien avoir un petit avion qui l’attendait là-bas, prêt à l’emporter loin de ce pays en un clin d’œil, et à le conduire dans presque n’importe quel coin des Caraïbes, d’Amérique centrale ou du Sud, relié, évidemment, au reste du monde, même si je doutais qu’il ait en tête de rejoindre le Soudan ou Beyrouth ; un pays des Caraïbes paraissait plus vraisemblable. Dans tous les cas, fuir le pays semblait une sage décision vu les circonstances, et l’aéroport d’Opa-Locka était l’endroit le plus approprié pour le faire.

Oscar roulait un peu plus vite à présent, bien que 135th Street fût moins large que Biscayne Boulevard. Nous passâmes au-dessus d’un petit pont qui franchissait un canal, et au moment où Oscar parvint de l’autre côté il accéléra brutalement, faisant crisser ses pneus dans un virage.

— Nom de Dieu, il a pris peur, dit Deborah. Il a dû nous repérer. Elle força son allure pour ne pas le perdre, restant toujours deux ou trois voitures derrière, même s’il semblait à peu près inutile désormais de prétendre ne pas le suivre.

Oscar avait pris peur, en effet, car il conduisait comme un fou à présent, risquant à tout instant d’emboutir les autres véhicules ou de monter sur le trottoir et, naturellement, Deb n’allait pas s’avouer vaincue à ce concours de bravache. Elle ne le lâcha pas, donnant de brusques coups de volant pour éviter les voitures qui essayaient encore de se remettre de leur rencontre avec Oscar. Un moment plus tard, il se déporta dans la file de gauche, forçant une vieille Buick à tournoyer sur elle-même, après quoi elle alla heurter le bord du trottoir puis enfoncer une clôture grillagée devant le jardin d’une maison bleu clair.

La vue de notre petite voiture banalisée pouvait-elle être responsable d’un tel changement d’attitude ? C’était plutôt flatteur de penser que oui ; cela me faisait me sentir très important, mais je n’y croyais pas : jusqu’à présent, il s’était comporté avec calme et sang-froid. S’il avait voulu nous semer, il aurait certainement tenté une manœuvre plus subtile, comme essayer de traverser le pont basculant au moment où il se levait. Alors pourquoi avait-il paniqué tout à coup ? Juste histoire de m’occuper, je me penchai en avant et jetai un coup d’œil dans le rétroviseur de droite. Un avertissement sur le miroir m’informait que les objets étaient plus proches qu’ils ne paraissaient. En l’occurrence, ce fut loin d’être une pensée réjouissante car la seule chose qui apparaissait dans le rétroviseur à cet instant…

… c’était une camionnette blanche toute cabossée.

Elle nous suivait, et suivait Oscar. Elle roulait à la même vitesse que nous et se faufilait elle aussi entre les voitures.

— O.K., dis-je. Pas si bête, en fait. Et je haussai la voix pour couvrir le crissement des pneus et les klaxons des autres automobilistes. Dis, Deborah. Je ne veux pas te distraire de ta conduite, mais lorsque tu auras une seconde, pourras-tu regarder dans ton rétro ?

— Ça veut dire quoi, bordel ? lança-t-elle d’un ton hargneux. Mais elle jeta tout de même un coup d’œil dans le rétroviseur. Par chance la route était toute droite à cet endroit-là, parce que l’espace d’une seconde elle oublia presque qu’elle était en train de conduire. Oh merde, souffla-t-elle.

— Oui, c’est exactement ce que je pensais.

La voie surélevée de l’I-95 venait couper la route en hauteur un peu plus loin devant et, juste avant de passer dessous, Oscar fit une violente embardée vers la droite, traversa les trois voies, puis bifurqua dans une rue transversale qui longeait l’autoroute. Deborah jura et donna un grand coup de volant pour le suivre.

— Dis-le à Doakes ! m’ordonna-t-elle et, saisissant la radio, je m’exécutai.

— Sergent Doakes, nous ne sommes pas seuls. La radio émit un sifflement.

— Ça veut dire quoi, bordel ? s’exclama Doakes. À croire qu’il avait entendu la réponse de Deborah quelques secondes plus tôt et qu’il tenait absolument à la répéter.

— On vient juste de tourner à droite sur 6th Avenue et on est suivis par une camionnette blanche. Il n’y eut pas de réponse, alors je repris : Ai-je précisé que la camionnette était blanche ? Et cette fois j’eus la grande satisfaction d’entendre le sergent Doakes grommeler :

— L’enculé.

— C’est exactement ce qu’on pensait, répondis-je.

— Laissez passer la camionnette devant et suivez-la, ordon-na-t-il.

— Sans déconner, marmonna Deborah entre ses dents, puis elle dit quelque chose de bien pire. Je fus tenté d’exprimer quelque chose de similaire, parce qu’au moment où Doakes déconnecta sa radio, Oscar entreprit de remonter la bretelle menant à l’I-95, avec notre voiture toujours dans son sillage, puis, à la dernière seconde, il braqua à fond pour repartir dans l’autre sens, redescendit la route et rejoignit 6th Avenue. Son 4x4 rebondit sur la chaussée et fit plusieurs zigzags vers la droite avant d’accélérer de nouveau et de se redresser. Deborah freina brutalement et nous exécutâmes un demi-tour sur nous-mêmes ; la camionnette blanche nous dépassa, rebondit elle aussi sur la pente puis réduisit la distance avec le 4x4. Aussitôt, Deborah rétablit notre trajectoire et suivit les deux autres véhicules.

La route sur laquelle nous roulions à présent était étroite, bordée à droite par une rangée de maisons et à gauche par un haut talus en ciment jaune qui soutenait l’I-95. Nous continuâmes ainsi sur plusieurs centaines de mètres, reprenant de la vitesse. Un vieux couple tout ratatiné qui se tenait par la main marqua un temps d’arrêt sur le trottoir, pour regarder passer en trombe notre étrange défilé. C’est peut-être mon imagination, mais je crus les voir vaciller sous l’effet du souffle causé par le passage de la voiture d’Oscar et de la camionnette.

Nous réussîmes à nous rapprocher un peu de la camionnette, laquelle rejoignit presque le véhicule tout-terrain. Mais Oscar continuait à accélérer. Il brûla un stop, nous obligeant à faire une embardée devant une fourgonnette qui décrivait un cercle au milieu de la route dans le but d’éviter le 4x4 et la camionnette. Elle essaya maladroitement de se dégager en marche arrière et finit par aller s’écraser contre une bouche d’incendie. Mais Deb serra juste un peu plus les mâchoires et contourna la fourgonnette en faisant crisser ses pneus, puis dépassa l’intersection, sans prêter attention aux klaxons ni à la fontaine d’eau qui s’échappait de la bouche d’incendie brisée, avant de réduire de nouveau la distance avec les deux autres véhicules.

Oscar se trouvait à quelques centaines de mètres d’un carrefour important, et le feu était rouge. Même de là où j’étais, je pouvais voir qu’un flux continu de voitures franchissait l’intersection. Bien sûr, personne n’est éternel ici-bas mais ce n’était vraiment pas la façon dont j’aurais souhaité mourir si l’on m’avait donné le choix. Regarder la télé avec Rita me parut nettement plus attrayant tout à coup. Je voulus trouver un moyen poli mais convaincant de persuader Deborah de ralentir pour humer l’air un instant mais, juste au moment où j’en avais le plus besoin, mon puissant cerveau parut s’arrêter et, avant que je parvienne à le faire redémarrer, Oscar ne fut plus qu’à quelques mètres du feu.

Il est fort probable qu’Oscar était allé à la messe cette semaine-là parce que le feu passa au vert à l’instant où il s’engageait à fond dans le carrefour. La camionnette blanche le suivait de près et freina à mort pour éviter une petite voiture bleue qui avait dû passer à l’orange. Puis ce fut notre tour ; le feu était franchement vert à présent. Nous contournâmes la camionnette et réussîmes presque à arriver en face, mais on était à Miami, il ne fallait pas l’oublier : une bétonnière brûla le feu derrière la voiture bleue, nous passant juste devant. Ma gorge se serra tandis que Deborah enfonçait furieusement la pédale du frein. Nous dérapâmes sur la chaussée et allâmes violemment heurter le bord du trottoir ; les deux roues de gauche montèrent alors sur le trottoir avant de rebondir sur le macadam.

— Très joli, observai-je comme Deborah accélérait de nouveau. Et elle aurait peut-être pris la peine de me remercier de mon compliment si la camionnette n’avait choisi de profiter de notre ralentissement pour remonter à notre niveau et nous tamponner. L’arrière de notre voiture pivota vers la gauche, mais Deborah réussit à la redresser.

La camionnette nous percuta à nouveau, plus fort cette fois, juste derrière ma portière et, alors que je fus propulsé en avant sous le coup, elle s’ouvrit brusquement. La voiture fit une embardée et Deborah freina ; peut-être pas la meilleure stratégie car la camionnette accéléra en même temps et cette fois donna un coup si fort que ma portière se détacha et tomba en rebondissant sur la chaussée, puis alla percuter la camionnette au niveau de sa roue arrière avant de tournoyer sur le sol, comme une roue déformée, en jetant des étincelles.

Je vis la camionnette osciller légèrement puis j’entendis le clappement d’un pneu éclaté. Le mur blanc se rabattit alors de nouveau contre nous. Notre voiture eut deux roues soulevées du sol un instant, puis elle fit une embardée vers la gauche, monta sur le trottoir avant de passer à travers une clôture grillagée qui séparait la route d’une bretelle d’accès à l’I-95. Nous tournoyâmes sur place comme si les pneus glissaient sur du beurre. Deborah se cramponna au volant en montrant les dents, et nous réussîmes presque à atteindre l’autre côté de la chaussée. Mais bien sûr, moi je n’étais pas allé à la messe cette semaine-là, et au moment où nos deux roues avant atteignaient le bord du trottoir d’en face, un énorme 4x4 rouge vint percuter notre aile arrière. Nous fûmes projetés sur la partie herbeuse de l’intersection de l’autoroute qui entourait un large étang. Je n’eus que quelques secondes pour m’apercevoir que l’herbe rase semblait permuter avec le ciel nocturne. Puis la voiture rebondit violemment sur le sol et l’airbag du passager m’explosa à la figure. J’eus l’impression de m’être battu à coups de coussin avec Mike Tyson. J’étais encore groggy lorsque la voiture retomba sur le toit, en plein dans l’étang, et commença à se remplir d’eau.

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