CHAPITRE VI

Je me réveillai avec un gros mal de tête, rempli d’un horrible dégoût de moi-même et ne sachant plus du tout où j’étais. Il y avait un drap rose sur ma joue. Mes draps – ceux dans lesquels je me réveillais tous les matins – n’étaient pas roses et ne sentaient pas bon comme ça. Le matelas me paraissait trop spacieux pour être celui de mon modeste lit gigogne et, d’ailleurs, j’étais à peu près certain que ce n’était pas mon mal de tête non plus.

— Bonjour, toi ! dit une voix quelque part au-dessus de mes jambes. Je tournai la tête et vis Rita debout au pied du lit qui me regardait avec un petit sourire joyeux.

— Argh ! fis-je, émettant un son qui ressemblait au coassement d’un crapaud et qui empira mon mal de crâne. Mais apparemment c’était une douleur plutôt amusante parce que le sourire de Rita s’élargit.

— C’est bien ce que je pensais, dit-elle. Je vais te chercher de l’aspirine. Elle se pencha et me frotta la jambe. Mmm…, fit-elle avant de disparaître dans la salle de bains.

Je me redressai. Ce fut peut-être une erreur tactique car je sentis des élancements me vriller le crâne. Je fermai les yeux, pris une profonde inspiration puis attendis mon aspirine.

Il allait me falloir un peu de temps pour m’habituer à cette vie normale.


* * *

Mais bizarrement, il ne me fallut pas si longtemps, tout compte fait. Je découvris que si je me limitais à une ou deux bières, je me détendais juste assez pour faire corps avec la housse du canapé. Ainsi, plusieurs soirs par semaine, le fidèle sergent Doakes toujours présent dans mon rétroviseur, je faisais une halte chez Rita au retour du travail, jouais avec Cody et Astor, puis m’asseyais au salon en compagnie de leur mère une fois qu’ils étaient couchés. Vers dix heures, je prenais congé. Rita avait l’air d’attendre un baiser, alors je m’arrangeais en général pour l’embrasser devant la porte d’entrée grande ouverte, afin d’en faire profiter Doakes. J’employais les techniques que j’avais observées dans les nombreux films que j’avais pu voir, et Rita semblait satisfaite.

La routine me convient bien, et j’adoptai celle-là si aisément que j’en vins presque à y croire moi-même. C’était d’un tel ennui que mon vrai moi était en train de s’assoupir. Très loin, du fond du siège arrière, du plus sombre recoin de Dexterland, j’entendais même commencer à ronfler doucement : c’était plutôt effrayant et pour la première fois de ma vie je me sentis un peu seul. Mais je persévérai, faisant de mes petites visites à Rita une sorte de jeu afin de voir jusqu’où je pourrais aller, sachant que Doakes m’observait et, avec un peu de chance, commençait à se poser des questions. J’apportais des fleurs, des bonbons, des pizzas. J’embrassais Rita de façon de plus en plus excentrique, dans l’encadrement de la porte, pour que Doakes ait la meilleure vue possible. Je savais que c’était une mise en scène ridicule, mais c’était la seule arme que je possédais.

Pendant des jours et des jours, Doakes m’accompagna. Ses apparitions étaient imprévisibles, ce qui le rendait encore plus menaçant. Je ne savais jamais où ni quand il allait surgir, et j’avais par conséquent l’impression qu’il était toujours là. Si j’entrais dans une épicerie, Doakes m’attendait devant les brocolis. Si j’allais faire un tour à vélo du côté de Old Cutler Road, quelque part en chemin j’apercevais la Taurus bordeaux garée sous un figuier banian. Une journée entière pouvait se passer sans qu’il se matérialise, mais je le sentais à proximité, en train de décrire des cercles sous le vent et de guetter ; je n’osais pas espérer qu’il ait abandonné la partie. Si je ne le voyais pas, de deux choses l’une, soit il était bien caché soit il s’apprêtait à faire l’une de ses apparitions surprises.

J’étais contraint de jouer le rôle du Dexter Diurne à plein temps, comme un acteur bloqué dans un film qui sait que le monde réel est juste là, derrière l’écran, mais tout aussi inaccessible que la lune. Et comme la lune, la pensée de Reiker me travaillait. L’idée qu’il puisse continuer à se balader avec insouciance chaussé de ses bottes rouges grotesques m’était presque impossible à supporter.

Bien sûr, je savais que même Doakes ne pourrait poursuivre ce petit jeu indéfiniment. Il touchait, après tout, un fort joli salaire de la municipalité de Miami pour le métier qu’il était censé exercer, et de temps à autre il lui fallait bien s’y atteler. Mais Doakes connaissait cette vague intérieure qui enflait en moi et venait battre mes flancs, et il savait que s’il maintenait la pression suffisamment longtemps, le déguisement finirait par tomber, était obligé de tomber, tandis que les murmures en provenance du siège arrière se faisaient plus pressants.

Nous nous retrouvions donc sur le fil du rasoir, un rasoir qui, malheureusement, n’était que métaphorique. Tôt ou tard, ma nature reprendrait le dessus. Mais en attendant, je verrais Rita à outrance ; elle n’arrivait pas à la cheville de mon premier amour, le Passager Noir, mais je tenais à conserver mon identité secrète. Et jusqu’à ce que j’échappe à Doakes, Rita était ma cape noire, mes collants rouges et ma ceinture multifonctions : le costume intégral, pour ainsi dire.

Parfait. J’irais m’installer sur le canapé, une cannette de bière à la main, et regarderais Survivor en imaginant une variation intéressante du programme qui ne serait jamais diffusée. Il suffisait d’ajouter Dexter au groupe des naufragés et d’interpréter le titre de manière un peu plus littérale…

La vie, cependant, n’était pas si morne ni si misérable. Plusieurs fois par semaine, j’avais ainsi l’occasion de jouer à cache-cache avec Cody, Astor et les autres créatures sauvages du quartier, ce qui nous ramène au tout début : Dexter Démâté, incapable de voguer sur son existence familière, ancré à une bande de gamins et à quelques buissons. Les soirs de pluie, nous restions jouer dedans, autour de la table à manger, pendant que Rita s’activait à la lessive, à la vaisselle, et veillait au bonheur domestique du petit nid.

Rares sont les jeux que l’on peut jouer à l’intérieur avec des enfants aussi jeunes et aussi fragiles que l’étaient Cody et Astor ; la plupart des jeux de société étaient inintéressants ou trop compliqués pour eux, et presque tous les jeux de carte semblaient requérir une joyeuse naïveté que même moi je ne parvenais pas à simuler de façon convaincante. Nous finîmes par nous rabattre sur le jeu du pendu : c’était éducatif, créatif et légèrement homicide ; chacun y trouvait donc son compte, même Rita.

Si vous m’aviez demandé avant la période Doakes si une vie de pendus et de bières light était ma tasse de thé, j’aurais été obligé de confesser que le Oolong Dexter était bien plus noir. Mais au fur et à mesure que les jours se succédaient et que je m’enfonçais un peu plus dans la réalité de mon déguisement, il fallait bien que je me pose la question : ne me complaisais-je pas un peu trop dans ce rôle de chef de famille lambda ?

En tout cas, j’éprouvais un certain réconfort à voir l’instinct prédateur que Cody et Astor témoignaient dans un jeu aussi inoffensif que le pendu. Leur empressement à pendre les petits bonshommes filiformes me laissait penser qu’en fin de compte nous appartenions peut-être tous à la même espèce. En les regardant zigouiller avec joie leurs pendus anonymes, je ressentais un certain lien de parenté avec eux.

Astor apprit rapidement à dessiner les potences et les traits pour les lettres. Elle était, bien sûr, beaucoup plus verbale que son frère. « Sept lettres », disait-elle puis, mordillant sa lèvre supérieure, elle corrigeait : « Non, six ». Comme Cody et moi ne parvenions pas à deviner, elle sautait sur sa chaise et criait : « Un bras ! Ha ! » Cody la dévisageait d’un air impassible, puis regardait le bonhomme griffonné qui pendait au bout de sa corde. Quand c’était son tour et que nous n’avions pas deviné au premier coup, il disait aussitôt de sa voix douce : « Jambe », et nous regardait avec une expression qui aurait passé pour du triomphe chez quelqu’un qui montrait ses émotions. Et lorsque l’alignement de tirets sous la potence avait enfin été rempli avec le mot épelé, ils regardaient tous les deux d’un air satisfait la figure suspendue, et il arrivait même parfois à Cody de dire : « Mort », tandis qu’Astor faisait des bonds en l’air et s’écriait : « Encore, Dexter ! À moi ! »

Tout ça était bien idyllique. Nous formions une parfaite petite famille, Rita, les enfants et le Monstre. Mais quel que fût le nombre de bonshommes que nous exécutions, cela ne diminuait en rien mon inquiétude quant au temps qui passait et engloutissait mes rêves : je serais bientôt un vieil homme aux cheveux blancs, trop faible pour soulever un simple couteau à viande, vacillant au long de mes journées horriblement ordinaires, talonné par un sergent Doakes décrépit, et hanté par le sentiment d’avoir laissé passer ma chance.

Tant que je ne trouverais pas de solution, je resterais pendu à ma corde aussi sûrement que l’étaient les personnages de Cody et Astor. Très déprimant, et j’ai honte d’avouer que je faillis perdre espoir, ce qui ne me serait jamais arrivé si je m’étais souvenu d’un détail important.

On vivait à Miami.

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