G. Après, je sais qu’il est allé attendre le chien, tous les jours, à la même heure, sur cette espèce de digue à droite de la plage. Il n'allait pas s’asseoir sur les galets, au milieu des baigneurs, bien qu’il y eût été mieux installé pour attendre; mais en partie parce qu’il faisait chaud, en partie pour se sentir plus maître de ses mouvements dans un espace plus ouvert, où le vent soufflerait quand même de temps en temps une bouffée fraîche, il s’asseyait sur le rebord de la digue, les jambes ballant dans le vide. Il embrassait du regard l’entière étendue de la plage, les cailloux, les petits tas de papiers gras, et les baigneurs évidemment, toujours les mêmes, toujours aux mêmes endroits. Il passait pas mal de temps à guetter ainsi: le dos appuyé contre un bloc de ciment apporté à cet endroit par les Allemands en 1942, tout le corps allongé au soleil, une main dans la poche de son pantalon, prête à sortir du paquet une des deux cigarettes qu’il s’accordait chaque heure. Avec l’autre main, il se grattait le menton, fouillait entre ses cheveux, ou bien s’amusait à racler les pierres de la digue, à la recherche de poussière et d’espèce de sable. Il surveillait toute la plage, les allées et venues des gens, les éboulements imperceptibles de galets. Mais par-dessus tout, le moment où, émergé de la masse anonyme des baigneurs, il verrait le chien noir avancer vers la route, renifler les touffes d’herbe, et bondir, et courir, et se jeter à corps perdu dans la petite aventure bétonnée.

Alors, arraché de sa torpeur comme par un lasso, il recommencerait à suivre l’animal, sans se douter de l’endroit où il était conduit, sans espoir; oui, dans un drôle de plaisir, qui fait qu’on continue machinalement un mouvement ou bien qu’on imite tout ce qui bouge, parce qu’étant signe de vie, ça permet toutes les suppositions possibles. — On aime toujours perpétuer un mouvement, même quand il marche vite, de ses quatre pattes au bruissement humide, propulsant sur le plan goudronné une légère toison de poils noirs, deux oreilles droites, des yeux vitreux, et qu’il s’appelle, une fois pour toutes, et qu’il s’appelle, chien.


À deux heures moins dix, le chien quitta la plage; il s’était un peu ébroué dans l’eau, avant de partir, et les poils de son front étaient restés collés en petites tresses cotonneuses. Il monta le remblai de galets, suffoquant sous l’effort, passa à quelques mètres d’Adam, et s’arrêta sur le bord de la route. Le soleil faisait battre ses paupières et coulait une plaque blanche sur son museau froid.

Il hésita, comme s’il attendait quelqu’un; cela permit à Adam de sauter à bas de la digue et de se mettre en position de départ. Adam fut tenté un instant de le siffler, ou de claquer des doigts, ou tout bonnement de lui crier quelques mots, comme font la plupart des gens avec la plupart des chiens, dans le genre de:

  «Hé! chien!»

ou

  «Hé! Médor!»

mais ce fut arrêté dans son cerveau avant même d’être traduit par une ébauche de geste.

Adam se contenta de s’arrêter, et de regarder l’animal par-derrière; vu sous cet angle il offrait un raccourci bizarre qui le campait bien roide sur ses pattes, lui arquait le dos, au poil plus rare le long de la colonne vertébrale, et lui donnait l’air d’avoir une nuque bombée, trapue, musculeuse, comme n’ont jamais les chiens.

Il regarda l’occiput, la rainure du crâne, et les deux oreilles dressées. Un train fit du bruit en entrant dans un tunnel, évidemment loin, en pleine montagne. L’oreille droite bougea de quelques millimètres, captant le clapotement de la locomotive, puis revint brusquement en arrière quand un enfant cria, longtemps, à gorge déployée, pour quelque misère, un ballon crevé, un caillou aigu, en bas sur la plage.

Adam, sans bouger, attendait le départ; par surprise, le chien s’élança en avant, contourna une voiture, et se mit à remonter la route. Il trottait rapidement sur la chaussée, tout près du talus, sans trop regarder à droite ni à gauche. Il s’arrêta deux fois avant l’embranchement de la nationale qui traverse le village; une fois, devant la roue arrière d’une Oldsmobile en stationnement; il n'y avait pourtant rien de spécial à cette voiture, il ne la regarda pas, ni ne la renifla, ni n’urina tout doux contre le métal du chapeau de la roue. La deuxième fois, ce fut quand cette femme âgée descendit vers la plage; elle avait une chienne boxer en laisse; la femme jeta un coup d’œil vers lui, tira un peu sur la laisse de sa chienne, et se détourna vers Adam. Elle pensa justifié de remarquer, en le croisant:

«Vous devriez tenir votre chien, jeune homme.»

Adam, comme lui, suivit la chienne des yeux, le corps dans la direction de la marche, mais la tête et le cou tordus vers l’arrière. Ils restèrent ainsi tous deux quelques secondes, en silence, de petites taches jaunes au fond des prunelles. Puis le chien aboya, et Adam murmura dans sa gorge des grognements inarticulés: rrrrrrrrrrrrrrrroâ rrrrrrrrrrrrroââ oâârrrrtrrrr rrrrrrrro.

À l’embranchement, Adam espéra que le chien irait vers la droite, parce qu’un peu plus loin, c’était la colline où il vivait, avec le sentier que vous savez, et la grande maison, toujours abandonnée, où il habitait. Mais comme d’habitude, sans hésiter, le chien obliqua vers la gauche et prit la direction de la ville. Et comme d’habitude Adam le suivit, regrettant seulement, dans un endroit précis de sa mémoire, qu’il y ait un motif si impérieux pour attirer le quadrupède vers la foule et les maisons.

Après la route du bord de mer, ce fut une sorte d’avenue, avec des platanes plantés dans le trottoir, à espaces réguliers, qui faisaient des pâtés d’ombres très noires. Le chien marchait exprès dans les ombres, de telle façon qu’à ces moments-là, à cause des boucles de sa toison, il devenait impossible de le distinguer des bouclettes noires et des rondelles du feuillage.

À partir de cette histoire d’ombre et de soleil, les hésitations se multiplièrent; le chien passa subitement de gauche à droite, puis de droite à gauche; il se faufilait entre les passants de plus en plus nombreux, parce qu’on était en pleine ville; des magasins ouverts, des flots d’odeurs chaudes ou fraîches, des couleurs partout, des parasols en toile effilochée, tout ça était encastré dans les murs, de même que des affiches, des lambeaux d’affiches, qui indiquaient en phrases tronquées des programmes vieux de trois mois,

«Squa ld ATCH

    Bar de Band et James W Brown

    Fem in

    MARTI

       ritif»

Le chien avait considérablement ralenti son allure, en partie parce que la foule des piétons devenait de plus en plus dense, en partie parce qu’il devait approcher du but de sa course. Ce qui permit à Adam de se reposer et de fumer une cigarette. Il profita même d’un moment que le chien passa à renifler une tache d’ancienne urine pour acheter, à la devanture d’une pâtisserie-confiserie, un petit pain au chocolat; il n’avait rien mangé depuis le matin, et il se sentait faible. Il grignota le petit pain tiède en suivant le chien dans la rue principale. À un feu rouge, l’animal s’arrêta et Adam vint se ranger à côté de lui; il lui restait encore un peu de pain dans la main, au milieu du papier à pâtisserie tout taché de graisse, et il pensa qu’il pourrait en offrir un morceau au chien: mais il réfléchit que s’il faisait cela, l’animal risquerait de se prendre d’amitié pour lui, et c’était dangereux; après, ce serait lui qui le suivrait, et il ne savait pas où aller, il ne voulait pas prendre la responsabilité d’avoir à conduire quelqu’un. & aussi, il avait faim, et préférait ne pas sacrifier le peu de nourriture qui lui restait. C’était pourquoi il finit de manger le petit pain au chocolat et regarda à ses pieds le corps sombre et velu qui pantelait, qui reniflait, les deux jarrets arrière bien tendus, en attendant sagement que l’agent de police autorise la traversée de la rue.

La ville était curieusement vide de chiens; à part la chienne boxer qu’ils avaient croisée tout à l’heure sur la route de la plage, et que la vieille femme tenait en laisse, ils n’avaient rencontré que des hommes. Les rues portaient pourtant les stigmates d’une vie animale secrète, quelque chose comme l’odeur, les taches d’urine séchée, les excréments, les touffes de poils laissés sur le bord du trottoir, à la suite d’un coït brusque et fatal, exécuté en pleine inondation de soleil, entre les pas des passants et les grondements des autocars.

Ces insignes de la vie canine qu’on retrouvait au fur et à mesure, à condition de bien regarder, sur les dessins des trottoirs, marquaient apocryptiquement les allées et venues du labyrinthe de la ville. Ils servaient tous à reconstituer une notion d’espace et de temps qui n’aurait rien d’humain, et à ramener chaque soir, sains et saufs, sûrs d’être soi, des centaines de chiens dans leurs tanières habituelles.

Lui, Adam, était bel et bien perdu; n’étant pas chien, (pas encore, peut-être) il ne pouvait se retrouver à travers toutes ces annotations posées à plat sur la chaussée, ces odeurs, ces détails microscopiques qui surgissaient du macadam sonore et enveloppaient mécaniquement, grâce au museau, aux yeux, aux oreilles, ou même au simple contact des coussinets des pattes, du grattement des ongles, le bulbe rachidien. Et n’étant plus humain, en tout cas, jamais plus, il passait sans rien voir en plein centre de la ville, et plus rien ne disait plus rien.

Il ne voyait pas, Studio 13, Meubles Gordon, Frigidaire, Épicerie Fine, Standard, Café La Tour, Williams Hotel, Cartes Postales et Souvenirs, Ambre Solaire, Galeries Muterse, Bar Tabacs P.M.U. Loterie Nationale.

Qui avait tracé des lignes sur le trottoir? Qui avait posé délicatement des plaques de verre sur les vitrines? Qui avait écrit, oui, «Pyjamas et draps rayés assortis»? ou bien «Menu du Jour»? Qui avait dit un jour, Tout pour la Radio, Visitez nos Rayons, Achetez nos Bikinis en Solde, Collection Automne, Vente de Vins Gros Détail Mi-gros, etc.?

C’était pourtant placé, ainsi, pour que des gens comme Adam, en été, puissent s’y reconnaître, s’assurer de leur gourmandise, ou de leur désir de dormir tout nus dans des pyjamas rayés assortis à des draps rayés, et à des oreillers rayés, avec peut-être un papier rayé sur les murs de la chambre, et des papillons de nuit rayés se cognant aux abat-jour rayés, dans des nuits rayées, striées de néon, des jours rayés de rails et de voitures. Alors, quand on voyait Adam, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon sali aux genoux, suivre, le dos voûté, un SEUL chien, même pas en laisse, couvert de laines noiraudes, on se disait tout bas, au moins, «il y a des types bizarres sur cette côte», quand ce n’était pas: «il y a des individus qui ne seraient pas déplacés à l’asile».

Un chien est sûrement beaucoup plus facile à suivre qu’on ne le pense d’ordinaire. C’est d’abord une question de coup d’œil, de hauteur du regard; il faut fouiller entre les fourmillements des jambes pour découvrir la tache noire qui vit, qui palpite, qui court en dessous des genoux; Adam y parvenait assez aisément pour deux raisons: la première était que, parce qu’il se tenait légèrement voûté, son regard avait tendance à se porter naturellement vers le sol, c’est-à-dire vers les animaux quadrupèdes qui y vivent; l’autre raison était qu’il y avait longtemps qu’il s’entraînait à suivre quelque chose; on raconte que lorsqu’il avait douze ou quinze ans, en sortant de l’école, Adam passait des demi-heures à suivre les gens ainsi, souvent des adolescentes, au milieu de la foule. Il ne le faisait pas à dessein; mais seulement pour le plaisir de se faire conduire dans des tas d’endroits, sans souci du nom des rues ni de rien de sérieux. C’est à cette époque qu’il avait eu la révélation que la plupart des gens, avec leurs coudes serrés et leurs yeux volontaires, passent leur temps à ne rien faire. À quinze ans il avait déjà su que les gens sont vagues, indélicats, et qu’en dehors des trois ou quatre fonctions génétiques qu’ils accomplissent chaque jour, ils arpentent la ville sans se douter des millions de cabanons qu’ils pourraient se faire construire dans la campagne, et y être malades, ou pensifs, ou nonchalants.


De l’autre côté de la rue, il y avait quand même un autre chien; il accompagnait un homme et une femme d’une quarantaine d’années; c’était une chienne de grande beauté, longue et soyeuse, campée sur de hautes pattes, et Adam et l’autre eurent tout de suite envie de la voir. Elle était entrée avec ses maîtres dans un Grand Magasin bourré de monde, qui engorgeait et dégorgeait par ses portes vitrées, à chaque seconde, des flots de visiteurs, la plupart des femmes, chargés de paquets et de sacs en papier. Le chien suivit une sorte de trace, le nez à ras de terre, et Adam suivit le chien. Ils pénétrèrent presque ensemble dans le magasin. Comme ils passaient la porte, une enseigne de néon s’alluma au-dessus d’eux et fit miroiter, entre les jambes, sur le dos velu de la bête, et un peu sur le parquet de linoléum, des lettres inversées: «Prisunic» «Prisunic» «Prisunic».

Immédiatement ils furent entourés de gens, de femmes ou d’enfants, ou bien de murs, de plafonds et d’étals. Au-dessus, il y avait une espèce de plaque jaune, d’où pendaient, entre deux tubes de néon, les pancartes sur lesquelles on avait écrit, «réclames», «quincaillerie» ou «vins» ou «articles ménagers». La tête passait très haut au milieu de ces rectangles de carton, et parfois, les accrochait, ce qui les faisait virer longtemps autour de leurs cordes. Les comptoirs étaient disposés ainsi: en angles droits, avec des passages pour permettre aux clients de circuler. Tout cela brillait d’un tas de couleurs vives, vous bousculait à gauche et à droite, vous disait: «achetez! achetez!», vous montrait de la marchandise, des sourires, des bruits de talons de femmes sur le sol en matière plastique, et puis posait des disques sur le plateau du pick-up, au fond du magasin, entre le bar et le photomaton. Il y avait une musique générale de piano et de violon qui couvrait tout, sauf de temps à autre, la voix calme d’une femme qui parlait bas, la bouche tout contre le micro: «Attention aux pickpockets, mesdames, messieurs.»

«La vendeuse du secteur numéro 3 est demandée dans le bureau de M. le Directeur. La vendeuse du secteur numéro 3 est demandée dans le bureau de M. le Directeur…»

«Allô, allô! Nous vous recommandons nos bas nylon sans couture, extra-résistants, toutes les tailles et trois coloris différents, perle, chair et bronze, en vente actuellement au rayon de la lingerie, rez-de-chaussée… Je répète…»

Le chien retrouva la chienne dans le sous-sol, au rayon électricité. Il avait dû explorer tout le rez-de-chaussée, se glisser entre des centaines de mollets, avant de l’apercevoir. Quand il la vit, elle descendait les premières marches de l’escalier qui conduit au sous-sol; Adam espéra un moment que le chien n’oserait pas la suivre jusqu’en bas. Non pas qu’il n’eût pas envie de s’approcher lui aussi de la femelle, au contraire; mais il eût fait volontiers le sacrifice de ce plaisir pour ne plus être à l’intérieur de ce magasin horrible; il était étourdi par le bruit et par les lumières, vaguement repris par tout ce grouillement humain; c’était un peu comme s’il faisait machine arrière, et la nausée hésitait dans sa gorge; il sentait que l’espèce canine lui échappait dans ces lieux fermés de bakélite et d’électricité; il ne pouvait s’empêcher de lire les prix autour de lui; une sorte de commerce essayait de remettre les choses en ordre dans sa conscience. Il calculait du bout des lèvres. Un attachement ancestral à toute cette matière qu’ils avaient mis un million d’années à conquérir, s’éveillait sournoisement, rompait sa volonté, et débordait dans tout son être, traduit en minuscules tergiversations, en gestes infimes des paupières ou des muscles zygomatiques, en frissons le long de la nuque, en va-et-vient d’adaptation de la pupille; le dos noir du chien ondulait devant lui, et Adam recommençait presque à le voir, à le soupeser au sein de son cerveau dans un trémolo natif de jugements en incubation.

De fait, le chien hésita devant les premières marches de l’escalier; c’était un trou ni noir ni blanc, inquiétant, qui engorgeait la foule. Mais une petite fille, en passant, voulut lui tirer la queue, et balbutia: «Ch… chien… le veux… chien…» et il dut descendre. Adam le suivit.

En bas, il y avait moins de monde. C’étaient les rayons des disques, de la papeterie, des marteaux et des clous, des espadrilles, etc. Il faisait très chaud. L’homme, la femme et la chienne étaient debout devant le comptoir de l’électricité, tripotant des lampes et des bouts de fils. La chienne s’était accroupie sous un abat-jour, et elle tirait la langue. Quand elle vit Adam et le chien elle se leva: sa laisse traînait à côté d’elle. Ses maîtres semblaient trop occupés par leurs achats pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Adam sentit qu’il allait se passer quelque chose de drôle; alors il resta debout devant l’étal des disques. Il fit semblant de regarder les pochettes en carton glacé, mais, la tête légèrement tournée vers la gauche, il observa les animaux.

Et soudain, la chose arriva. Il y eut une sorte de remous dans la foule, avec des bruits de guitare et des claquements de talons-aiguille. La petite ampoule bleue du photomaton s’alluma et s’éteignit, une main livide tira les rideaux de la cabine, et lui, se vit tout de neige dans la structure en zinc. À ses pieds maintenant, contre ses pieds, le corps laineux du chien noir couvrait le pelage jaune de la chienne; pendant des minutes, hommes et femmes continuèrent à passer, à environner, à marteler le linoléum de leurs souliers ferrés. La chienne avait pris une couleur de vieil or, et sous ses pattes largement écartées, largement étalées, le sol se modelait doucement, avec des reflets mouchetés, avec des centaines d’ombres spectrales superposées; dans le coffre du magasin enfoncé en dessous du niveau de la terre, on parlait plus fort, on riait de plus en plus, on vendait et on achetait à tour de bras. Les photographies se succédaient en cliquetant, et chaque éclair de magnésium brisait quelque chose au milieu d’un cercle blanc, où les chiens, la gueule ouverte, les yeux agrandis par une espèce de terreur avide, semblaient lutter ensemble. Adam, le front en sueur, plein de haine et de jubilation, sans bouger, faisait tourner son cerveau eu rotations rapides; une sirène hurlait au centre de sa boîte crânienne, que personne n’entendait, mais qui disait: «Alarme, alarme» comme si la guerre allait exploser d’un instant à l’autre.

Puis le rythme ralentit, la chienne se mit à geindre, presque de douleur. Un enfant pénétra dans l’espace de la dénivellation, rit en les montrant du doigt. Tout avait déferlé. Comme si on avait accéléré pendant quelques secondes les images d’un film, il y avait encore de brusques ressauts de folie: mais Adam avait déjà détaché ses yeux de l’amas des chiens, et il respirait, en appliquant ses empreintes digitales sur les couvertures des disques. Le bruit des guitares diminua, et la bouche fraîche de tout à l’heure épela à nouveau, au ras du micro:

«Les derniers modèles de notre collection d’été sont disponibles en solde au Stand de la Lingerie… Jupons fantaisie, cardigans, blouses anglaises, maillots de bain et sweaters légers, mesdames…» Alors Adam se retourna et, à peine voûté, il commença à remonter l’escalier de nylon vers le rez-de-chaussée, précédé du héros en laine noire; ils laissaient derrière eux, au milieu du labyrinthe ombragé, tout près du rayon de l’Électricité, dans le ventre orange de la chienne, rien du tout, un vide, et c’était drôle, qui serait dans bientôt quelques mois comblé par une demi-douzaine de petits chiots bâtards.

Ils remontèrent ensemble la grand-rue. Il était déjà tard; le soleil baissait déjà. Ça fait encore une journée de finie, une à ajouter à des milliers d’autres. Ils marchèrent sur le côté de la rue exposé au soleil, sans se hâter.

Il y avait plus d’automobiles que de passants, et on pouvait à la rigueur se sentir un peu seul sur le trottoir.

Ils passèrent devant deux ou trois cafés, parce que c’était une de ces villes du Sud où il y a au moins un café par immeuble. Pas un seul homme ne se douta que le chien n’était pas avec Adam, mais que c’était Adam qui était avec le chien. Adam marchait doucement, en regardant de temps en temps les gens qui le croisaient. La plupart des hommes et toutes les femmes portaient des lunettes noires. Ils ne le connaissaient pas, ni le chien.

& ça faisait un bon moment qu’ils n’avaient plus l’occasion de voir ce grand type dégingandé traîner dans les rues de la ville, les mains dans les poches de son vieux pantalon de toile sale. Ça devait faire un bon moment qu’il habitait tout seul dans la maison abandonnée, en haut de la colline. Adam regardait leurs lunettes noires et il imaginait qu’au lieu d’aller vivre tout seul dans son coin, il aurait pu faire quelque chose d’autre: par exemple, acheter un perroquet qu’il aurait porté tout le temps sur l’épaule, en marchant: de sorte que si on l'avait arrêté, il aurait pu laisser le perroquet dire pour lui:

«Bonjour comment ça va?»

et les gens auraient compris qu’il n’avait rien à leur dire. Ou bien, il aurait pu se déguiser en aveugle, avec une canne blanche et de grosses lunettes opaques; alors les autres n’auraient pas osé l’approcher, sauf parfois pour l’aider à traverser les rues; et il se serait laissé faire, sans dire merci ni rien, si bien qu’à la longue on l’aurait laissé en paix. Aussi, il aurait pu se faire donner une petite guérite où il aurait vendu des billets de la Loterie Nationale toute la journée. Les gens auraient acheté autant de billets qu’ils auraient voulu, et il aurait empêché quiconque de lui parler en criant régulièrement, d’une voix de fausset,

«Les derniers Gagnants pour ce soir

Tentez votre chance!»

De toute façon, le chien, c’était aussi bien qu’autre chose, puisque les rares promeneurs qu’il croisait sur le trottoir le regardaient à peine, derrière leurs lunettes fumées, et semblaient sans la moindre envie de lui dire bonjour. Ça prouvait qu’il n’appartenait plus tellement à cette race détestable, et que, comme son ami Le Chien, il pouvait aller et venir dans les rues de la ville, fouiner dans les magasins, sans qu’on le voie. Bientôt peut-être, il pourrait lui aussi uriner tranquille sur les essieux des voitures américaines ou les panneaux d’interdiction de stationner, et faire l’amour en plein air, en pleine poussière, entre deux platanes.

Au bout de la grand-rue, il y avait une espèce de fontaine en cuivre vert, dans le genre de celles qu’on voyait un peu partout, autrefois. Encastrées dans le trottoir, avec une manivelle pour faire venir l’eau, et une grille de fonte qui recouvre l’égout. Le chien avait soif, et il s’arrêta près de la borne-fontaine; il attendit un moment, indécis, flaira le caniveau, puis se mit à lécher la grille, là où s’était accroché un rien de mousse, où traînaient des paquets de cigarettes roulés en boule. Adam s’approcha à son tour, silencieusement, hésita, et fit tourner la manivelle. On entendit quelques gargouillis, puis l’eau tomba en cascade, sur la tête du chien, éclaboussant le bout des chaussures d’Adam. L’eau tomba, comme si c’était bien le mouvement de la manivelle qui la créait, et le chien but plusieurs gorgées, la gueule grande ouverte; quand il eut terminé, il s’écarta de la fontaine, secoua la tête, et s’en fut. Adam eut à peine le temps de boire deux ou trois goulées, avec le reste de l’eau qui continue à tomber, même quand on cesse de tourner la manivelle. Il s’essuya la bouche en marchant et prit une cigarette de sa poche.

Il devait y avoir un signal élémentaire du temps, quelque part, dans la ville, un vol de pigeons, peut-être, ou bien le soleil qui disparaissait derrière les maisons de cinq étages, parce que maintenant le chien marchait plus droit et plus vite. Il avait pris une façon de marcher qui n’était pas de la hâte, mais qui était franchement indifférente à tout ce qui se passait autour de lui; il avait les oreilles dressées, tournées vers l’avant, et il posait ses pieds très brièvement sur le sol, comme s’il avait conscience de tracer une ligne directe impossible à dévier. Il trottait au beau milieu du trottoir, dans un rien de soleil, croisant à huit kilomètres-heure les carrosseries des voitures, les klaxons, les raies vertes et rouges des autobus. Tout ça pour aboutir, sans doute, à la ville, à la maison, où une femme charnue, qu’il ne verrait que jusqu’en dessous des seins, lui donnerait à plat sur le parquet de la cuisine, une assiette en plastique pleine de chair et de légumes hachés menu. Peut-être un os, rouge et blanc, qui saignerait comme un coude.

Derrière lui, presque en courant. Adam traversa une série de rues toutes pareilles, des jardins, des parcs qui fermaient, des places tranquilles; une série de portes cochères, des bancs marrons où les clochards dormaient déjà, la tête tournée vers les dossiers; des hommes et des femmes montaient dans leurs voitures; deux ou trois vieillards, l’air insouciant, boitaient tout en noir; des ouvriers rouges entouraient de lanternes à pétrole les sortes de cratères où ils avaient travaillé toute la journée sous le plein ciel. Un bonhomme sans âge descendait aussi sur le trottoir d’en face en portant une caisse remplie de vitres sur son dos; de temps à autre, il hurlait vers les fenêtres des maisons un drôle de cri lugubre, quelque chose qui ressemblait à «Olivier… Olivier…» mais ce devait être:

«On y vient… On y vient…»

Voilà au milieu de quoi passait le chien; dans les rues, entre les maisons, sous les toits hérissés d’antennes de télévision, ou de cheminées en briques; dans le dédale de tuyaux, de fenêtres luisantes, en plein dans la rue grise, en bas, au pas de course, le corps dur comme une épée.

Voilà comment il défilait, sans regarder les pans de murs des maisons, ni les buissons des jardinets, malgré les milliers de cavernes qu’on aurait pu découvrir, si on avait arraché ce qui les voilait, les milliers de cavernes au fond desquelles les gens étaient tapis, prêts à vivre entre les tables de chêne lourdement garnies de fleurs et de corbeilles de fruits, les rideaux de velours, les lits à deux places et les reproductions de tableaux impressionnistes.

Ce que faisait le chien, c’était, marcher vite, rentrer chez lui; c’était, traverser une dernière rue du village en passe de dormir, longer un dernier mur couvert d’affiches, pousser du museau le battant d’une grille en fer forgé, et se perdre tout près, quelque part entre la façade de la villa et le bosquet d’orangers, bien à lui, bien à eux, pas à Adam.

Ce qu’avait fait le chien, maintenant, c’était, abandonner Adam au seuil de la maison, le dos appuyé contre le pilier de ciment, là où on grave un nom et un numéro, Villa Belle, 9, là où il pourrait scruter, entre les vingt-six barreaux de la grille, et contempler un jardin velu, vert et rose comme une image enfantine, et se demander s’il y avait fait chaud le jour ou s’il y pleuvrait cette nuit.

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