J’ai deux ambitions secrètes. L’une d’elles est d’écrire un jour un roman tel, que si le héros y mourait au dernier chapitre, ou à la rigueur était atteint de la maladie de Parkinson, je sois accablé sous un flot de lettres anonymes et ordurières.

De ce point de vue, je le sais, le «Procès-verbal» n’est pas tout à fait réussi. Il se peut qu’il pèche par excès de sérieux, par maniérisme et verbosité; la langue dans laquelle il est écrit évolue du dialogue para-réaliste à l’ampoulage de type pédantiquement almanach.

Mais je ne désespère pas de parfaire plus tard un roman vraiment effectif: quelque chose dans le génie de Conan Doyle, qui s’adresserait non pas au goût vériste du public — dans les grandes lignes de l’analyse psychologique et de l’illustration — mais à sa sentimentalité.

Il me semble qu’il y a là d’énormes espaces vierges à prospecter, d’immenses régions gelées s’étendant entre auteur et lecteur. Cette prospection devrait se faire par toute espèce de sympathie allant de l’humour a la naïveté, et non point par l’exactitude. Il y a un moment entre celui qui récite et celui qui écoute, où la créance se précise et prend forme. Ce moment est peut-être celui du roman «actif» dont le facteur essentiel serait une sorte d’obligation. Où le texte intervient avec un rien d’anecdotique et de familial. Où, comme devant une caricature, comme devant le récit-fleuve, le ciné-roman d’un journal à deux sous, n’importe quelle jeune fille est tenue de pousser son «ah» et de remplir de cette façon le vide qu’il y avait jusqu’alors entre les lignes.

À mon sens, écrire et communiquer, c’est être capable de faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Et ce n’est que par une suite continuelle d’indiscrétions que l’on arrive à ébranler le rempart d’indifférence du public.

Le «Procès-verbal» raconte l’histoire d’un homme qui ne savait trop s’il sortait de l’armée ou de l’asile psychiatrique. J’ai donc posé dès le départ un sujet de dissertation volontairement mince et abstrait. Je me suis très peu soucié de réalisme (j’ai de plus en plus l’impression que la réalité n’existe pas); j’aimerais que mon récit fût pris dans le sens d’une fiction totale, dont le seul intérêt serait une certaine répercussion (même éphémère) dans l’esprit de celui qui le lit. Genre de phénomène familier aux amateurs de littérature policière, etc. C’est ce qu’on pourrait appeler à la rigueur le Roman-Jeu, ou le Roman-Puzzle. Bien entendu, tout ceci n’aurait pas l’air d’être sérieux, s’il n’y avait d’autres avantages, dont le moindre n’est pas de soulager le style, de rendre un peu plus de vivacité au dialogue, d’éviter descriptions poussiéreuses et psychologie rancie.

Je m’excuse d’avoir accumulé ainsi quelques théories; c’est une prétention un peu trop à la mode de nos jours. Je m’excuse également à l’avance pour les impropriétés et les fautes de frappe qui pourraient se trouver dans mon texte en dépit de mes révisions. (J’ai dû typographier moi-même mon manuscrit et n’ai su le faire qu’en me servant d’un doigt de chaque main.)

Enfin, je me permets de vous signaler que j’ai entrepris la rédaction d’un autre récit, beaucoup plus étendu, racontant avec le maximum de simplicité ce qui se passe le lendemain de la mort d’une jeune fille.

Très respectueusement vôtre.

J.M.G. Le Clézio.

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