P. Vers la fin de la matinée, quelque chose comme midi-une heure, il était comme un individu au centre de la plage. Il avait allongé son corps long, chétif, à même les galets bouillants. Pour que l’air passe un peu et diminue les effets torréfiants du soleil, il avait ménagé un léger espace entre le sol et son dos, en s’appuyant en arrière sur les deux coudes. Il s’était installé tout près du bord de l’eau, au point que chaque hors-bord qui passait au large, traînant des skieurs, venait mouiller la plante de ses pieds avec les vagues de son sillage.

Vu de loin, et de dos, il n’y avait pas grand-chose de changé. Il portait toujours le même short bleu indigo taché de cambouis, et les mêmes lunettes de soleil à monture en fil de fer doré. Ses habits étaient pliés en tas à côté de lui, surmontés d’une revue vieille de deux mois; elle avait été ouverte vers le milieu, sur une page consacrée à une catastrophe ferroviaire, mais le vent, en soufflant latéralement, l’avait refermée; maintenant, c’était la couverture de la dernière page qui était exposée: un petit garçon en train de manger des pâtes au fromage.

Plus loin, les pieds nus dans l’eau de mer, un autre petit garçon jouait tout seul. Adam ne le regardait pas; Adam avait maintenant environ trente ans.

Adam Pollo avait une tête plutôt longue, un peu pointue par le haut. Les cheveux et la barbe taillés à coups de ciseaux étaient remplis de nœuds et d’escaliers. Il y avait quelque chose d’encore beau sur tout ce visage, des yeux un peu grands, ou peut-être un nez mou et mal formé, des joues imberbes, juvéniles, sous la couche de barbe jaune. Le buste étroit, occupé par des dizaines de côtes, tiraillé par la position inversée des bras, semblait de peu de résistance. Les épaules étaient charnues vers l’avant, musclées sans doute, les bras osseux. Les mains se trouvaient courtaudes, et larges, et grasses, et avaient indéniablement l’air de mains incapables d’ouvrir la plus simple agrafe de soutien-gorge. Tout le reste était selon. Mais de près, avec ce soleil qui marbrait la peau, et ces plaques d’eau de mer, on aurait dit que le corps d’Adam était lentement envahi par des taches de toutes sortes de couleurs, variant entre le jaune cru et le bleu.

Ainsi camouflé, il se trouvait pris au milieu d’une multitude d’autres taches, de marron, de vert, de noir, de noir et gris, de blanc, d’ocre, de vermillon sale; ressemblant de loin à un tout petit enfant, de plus près à un homme jeune, et de tout contre à une drôle d’espèce de vieillard, séculaire et innocent. Il respirait à cadence rapide. À chaque inspiration, les poils autour de son nombril se redressaient et accusaient la présence fugitive d’environ 2 litres d’air, qui pénétraient dans les bronches, dilataient les bronchioles, écartaient les côtes, chassaient d’un mouvement de diaphragme le haut de l’estomac et l’intestin grêle. L’air entrait profondément, résonnait des coups du cœur, les replis de chair s’imbibaient de rouge-sang, et les veines étaient secouées régulièrement par un grand flot bleu qui remontait le long du corps. L’air s’insinuait partout, tiède, chargé d’odeurs et de parcelles microscopiques. Il envahissait la masse de viande et de peau et la parcourait d’un bout à l’autre de minuscules chocs électriques; tout fonctionnait sur son passage: les clapets se refermaient, les capillosités de la trachée-artère repoussaient les poussières, et au plus profond de la grande cavité moite, teintée de pourpre et de blanc, le gaz carbonique s’accumulait, prêt à être chassé vers le haut, prêt à s’exhaler et à se fondre dans l’atmosphère; il irait peser de-ci de-là sur la plage, dans les trous de galets, sur les fronts en sueur, ajoutant à la densité des cieux couleur d’acier. Au plus profond d’Adam, c’était l’agglomérat de cellules, de noyaux, de plasma, d’atomes aux combinaisons multiples: plus rien n’était étanche. Les atomes d’Adam auraient pu se mêler aux atomes de la pierre, et lui, s’engloutir très doucement à travers terre et sable, eau et limon; tout aurait croulé ensemble, comme dans un gouffre, et se serait évanoui parmi le noir. Dans l’artère fémorale gauche, une amibe avait formé son kyste. Et les atomes tournaient comme de minuscules planètes, dans l’immense, l’universel corps d’Adam.

Face aux autres, les deux pieds traînant dans la mer, à l’avant-scène de la plage, il était cependant individuel; les rayons blanc-jaune du soleil tombaient verticalement sur son crâne en pain de sucre, et il ressemblait de plus en plus, avec sa mâchoire saillante, avec sa mauvaise barbe, et son air général de spécimen, à un personnage de prostase. Il fumait une cigarette à présent; de fausses mouches en forme de reflets volaient devant ses yeux, et puis explosaient comme des bulles. Le sel blanchoyait sur les poils. Et le petit enfant de tout à l’heure, piétinait dans la mer en psalmodiant,

   «… Criaient la gloire

   de Dieu,

   Chantaient l’amour

   de Dieu…»

Il s’arrêtait pour regarder sa mère qui dormait plus haut, affalée sur les cailloux, puis reprenait, sur une fausse note,

   «… Criaient la gloire

   de Dieu, etc.»

Les avions passaient sans faire de bruit entre deux couches d’atmosphère. Les gens s’en allaient manger. Une guêpe avec une aile à moitié arrachée courait d’un galet à un autre; elle faillit deux fois prendre le chemin de la terre ferme, mais par manque d’orientation au milieu de ce désert chaotique, elle se trompa et marcha vers la mer, vers la mort, où une seule goutte d’eau salée la noya au soleil. Le petit garçon chantait maintenant:

   «Oh Sarimarès

   belle amie d’autrefois,

   en moi tu demeures vi-ive.»

avec une voix plus sûre; puis il remonta sur la plage, et en passant, fit tomber la revue d’Adam. Alors il continua avec plus de précautions, fixant le dos d’Adam de ses deux yeux petits, aux paupières lourdes; jusqu’à la serviette éponge où dormait sa mère, qu’il tira à lui avant de s’asseoir et d’oublier.


Peu de temps après, Adam se leva et partit; il marcha rapidement vers le Bureau de Poste le plus proche du Port; il s’adressa au guichet de la poste restante. L’employé lui remit une enveloppe distendue par une lettre épaisse. Sur l’enveloppe, il y avait écrit, à la main:

   Adam Pollo,

   Poste Restante n° 15.

et l’adresse.

Parce qu’il faisait frais, et peut-être parce qu’il ne savait pas trop où aller, Adam ouvrit la lettre à l’intérieur du Bureau de Poste. Il s’assit sur une banquette, non loin de la table des annuaires. À côté de lui, une jeune fille rédigeait un mandat. Elle s’y prenait à plusieurs fois, hésitait, calculait mentalement; elle transpirait et serrait très fort entre ses doigts un crayon à bille-réclame entouré d’un élastique.

Adam déplia la lettre; il y avait trois pages, et l’écriture était large. Les caractères, beaucoup plus proches du dessin ou de l’hiéroglyphe que de l’alphabet romain, devaient avoir été tracés par une main lourde, peu féminine, habituée à peser sur les surfaces planes, et notoirement sur les feuilles de papier. Une certaine fantaisie dans l’agencement des lettres, ou dans la chute des «s» terminaux, laissait prévoir de la tendresse, de l’animation, ou plus simplement ce léger énervement d’avoir à adresser des mots au hasard, sans nulle certitude d’être lu; les pages s’étalaient là, incontestables, offrant un message où il fallait savoir lire entre les lignes, une sorte de devinette naïve et retorse; en tout cas immuable, comme gravée dans une pierre murale, message de main de mortel qu’aucun temps ne saurait aliéner, et qui se donnait, clair telle une date, abstrus telle une solution de labyrinthe.

Il y avait plus d’une semaine que la lettre attendait dans les casiers de la poste restante.


             19 août

Mon cher Adam.

Quelle a été notre surprise, à ton père et à moi, de voir ton billet dans la boîte aux lettres; grosse, tu peux le croire. Nous ne nous attendions à rien de ce genre, ni pour ce que tu as fait, ni pour la façon dont tu nous l’as fait savoir. Nous espérons que tu ne nous caches rien — que rien de grave ne se dissimule sous cette affaire. Bien que nous n’avons pas aimé, ton père et moi, le peu de confiance que tu nous as témoigné. Nous sommes toujours très peinés, je t’assure.

Ton père était terriblement opposé à l’idée de t’écrire à la poste restante, comme tu avais demandé de le faire dans ton billet. Nous en avons discuté longuement, et tu le vois, j’ai contrecarré sa volonté, et j’ai pris sur moi de céder à ton caprice.

Mais je sens confusément que j’ai tort, parce que je ne sais que dire. J’aimerais pouvoir te parler calmement, me faire expliquer les raisons de ton geste, et deviner ce dont tu peux avoir besoin. Une lettre, je le sens — et encore plus une lettre à la sauvette comme celle-ci ne sera pas beaucoup utile dans ce sens-là. Enfin, puisque tu y tiens, je l’écris quand même. Je voudrais bien t’écrire amicalement, pour que tu comprennes l’absurdité de ton attitude, et la pénible inquiétude où elle nous a plongés, ton père et moi. Dès que tu recevras cette lettre de moi, quelles que soient tes intentions et quoi que tu fasses, réponds-y par retour de courrier. Tu me diras pourquoi tu es parti ainsi sans nous avertir, où tu te trouves actuellement, et ce dont tu peux avoir besoin. Comprends que c’est la première chose essentielle à faire pour calmer nos inquiétudes et notre peine. Fais cela pour moi, Adam, c’est tout ce que je te demande.

J’ai mis dans la même enveloppe le billet que tu nous avais adressé avant de t’en aller. Lis-le et comprends combien il était insuffisant pour nous rassurer. Nous ne nous attendions à rien de semblable. Tu ne nous avais parlé ni de voyage, ni de vacances. Nous pensions qu’après les récentes fatigues de ton service, tu allais pouvoir te reposer auprès de nous — nous pensions aller tous ensemble pendant quelque temps à la campagne chez ta tante — nous n’en avions pas trop parlé, évidemment, mais tu semblais fatigué depuis un moment et je savais que tu n’aimes pas faire de projets. Inutile de dire qu’avec ça, nos vacances sont tombées à l’eau.

Philippe nous avait écrit la semaine d’avant. Il était d’accord pour venir nous rejoindre chez tante Louise dès que son travail le lui permettrait — et passer le mois d’Août en famille. Ton père avait réussi à se faire donner un congé pour cette période, et je pensais tout naturellement que tu étais d’accord, toi aussi. Je pensais qu’on pourrait être comme avant, tous réunis; vous avez grandi, Philippe et toi, mais vous savez qu’il suffit d’une bonne réunion de famille pour que vous redeveniez mes enfants, et que j’oublie votre âge et le mien. Et voilà que tu remets tout en question, avec un coup de tête. Ton père était très fâché en apprenant, ce que tu avais fait. Pourquoi ne pas t’en être ouvert avant, Adam? Pourquoi ne nous en avoir pas parlé? Ou tout au moins, à moi, qui suis ta mère? Oui, pourquoi ne pas avoir essayé de m’expliquer? Si tu devais partir ailleurs, pour une raison ou pour une autre, s’il fallait absolument que tu t’en ailles, pendant un certain temps, tu peux être sûr que nous l’aurions compris. Nous ne nous y serions pas opposés –

Rappelle-toi encore, il y a quinze ou seize ans, quand tu avais voulu quitter la maison — Tu avais quatorze ans, à ce moment-là, pas vingt-neuf ans, et pourtant, souviens-toi, je ne me suis pas opposée à ce que tu t’en ailles. Je sentais que tu avais besoin de t’échapper un peu, loin de nous. La querelle avec ton père était sotte, bien entendu mais j’ai senti que c’était plus important qu’une dispute à propos du bol bleu cassé. Ton père est un homme irritable, tu le sais — Lui non plus ne se préoccupait guère du bol bleu; mais il a cru que tu voulais le narguer, que tu voulais te moquer de son autorité, et c’est pourquoi il t’a frappé. Il a eu tort et il s’en est excusé — mais souviens-toi de ce que j’ai fait. Je t’ai rattrapé dans l’escalier et je t’ai demandé de réfléchir — je t’ai expliqué que tu étais trop jeune pour t’en aller tout seul dans la vie, au hasard — je t’ai dit qu’il valait mieux attendre encore quelque temps, laisser passer ta colère. J’ai dit que tu pourrais attendre une semaine ou deux, et puis, si tu voulais toujours t’en aller, tu pourrais chercher du travail quelque part, te placer comme apprenti, par exemple. Tu aurais pu vivre honnêtement de ton côté si c’était cela que tu voulais. Tu as bien réfléchi, et tu as compris. Tu as un peu pleuré de honte, parce que tu étais encore offensé et que tu croyais avoir perdu une bataille. Mais moi j’étais heureuse pour toi, parce que je savais que c’était la seule chose à faire.

Alors, mon cher Adam, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi n’as-tu pas fait la même chose que pour l’histoire du bol bleu?

Pourquoi n’es-tu pas venu me parler? Je t’aurais conseillé, comme autrefois, j’aurais essayé de t’aider. Tu ne peux imaginer la peine que m’a causée ton billet si sec et si bref, me mettant face à un état de fait, dans l’impossibilité de t’aider — Ton père a été en colère, mais moi, ce n’est pas pareil. On n’efface pas tant d’années de confiance et d’affection, mon enfant. Je regrette que tu n’aies pas réfléchi à tout cela avant de partir — car tu n’y as pas réfléchi, j’en suis sûre. Mais, je l’espère, il s’agit déjà presque du passé. Dès que tu auras reçu cette lettre, reviens à la maison, et nous ne te reprocherons rien — nous ne te demanderons aucune explication — ce sera vite oublié. Tu as grandi, tu es majeur depuis longtemps, et libre d’aller où tu veux — Nous en parlerons ensemble si cela te dit. Si tu ne veux pas retourner tout de suite, écris-nous une longue lettre, à ton père et à moi — Mais je t’en prie, Adam, ne nous laisse pas sur la mauvaise impression d’un mot griffonné à la hâte, sur la terrasse d’un café. Ne nous laisse pas sur notre inquiétude et sur notre déception. Écris-nous une lettre affectueuse, Adam, qui montre que nous sommes encore ton père et ta mère, et pas des étrangers vis-à-vis desquels tu restes hostile — Dis-nous ce que tu comptes faire, où tu veux travailler, comment tu te débrouilles, où tu as l’intention d’aller — J’ai vu dans les journaux qu’ils demandent des instituteurs en Afrique Noire et en Algérie; ce n’est pas tellement payé, mais ce pourrait être un début avant de faire autre chose.

Il y a aussi des postes de lecteur de français en Scandinavie, et sûrement bien d’autres — avec les diplômes que tu as, tu obtiendrais facilement une situation dans un de ces pays, à moins que tu ne préfères rester ici. Tu pourrais alors louer une chambre en ville, dans un quartier qui te plaît. Nous te prêterions l’argent dont tu aurais besoin, quitte à nous rembourser plus tard — Tu viendrais nous voir de temps en temps au courant de la semaine, ou bien tu nous écrirais. En tout cas. nous saurions ce que tu fais, si tu vas bien, si tu as des problèmes d’argent ou autres.

Vois-tu, Adam, ce que tu as fait là, il faut t’en rendre compte, ne peut durer éternellement — tu ne peux continuer le reste de ta vie, avec un mur entre toi et nous; tu ne peux rester sur la lancée d’un simple coup de tête. Il ne le faut pas. Tôt ou tard, il faudra que tu entretiennes des relations amicales avec quelqu’un d’entre nous — sinon, tu auras à le faire avec des étrangers. Il faudra que tu te formes un cercle d’amis, d’affection, sans quoi tu souffriras et tu risqueras d’en pâtir le premier. Alors, puisque tu dois de toute manière abandonner cette position de brusquerie et de méfiance, pourquoi ne pas le faire tout de suite, et avec nous? Tout ce que nous avons fait pour toi, ton père et moi, a été fait dans l’idée de lutter contre ton asociabilité et ta pusillanimité — c’est parce que nous ne voulons pas que les autres te condamnent, parce que tu es notre propre chair, que nous persévérons dans notre affection. Le clan des Pollo, comme tu l’appelais autrefois, doit rester uni. Et même avec un élément aussi difficile que toi, il ne faut pas qu’il se désintègre — Je t’en prie, pense que nous représentons, Adam, une parcelle de quelque chose d’indestructible. C’est bien dans cet esprit que nous avons élevé Philippe, et c’est dans cet esprit que nous aurions aimé que tu fusses élevé.

Donc, mon cher Adam, rien n’est perdu — Avec de la bonne volonté, tout peut redevenir comme avant — En dépit de ce qui peut te paraître, nous restons toujours le clan des Pollo. Tu portes le nom, et le prénom d’un de nos ancêtres. L’arrière-grand-père s’appelait Antoine-Adam Pollo — Tu dois être une part importante de ce clan, même si tu ne fais pas comme les autres — même si tu te singularises par ailleurs. Il y a mille façons d’être unis, souviens-t’en, Adam. Tu peux choisir celle qui te convient; sois sûr qu’elle me conviendra toujours.

J’attends dès demain une lettre de toi, une longue et gentille lettre. Écris-moi surtout ce dont tu as besoin — Je te préparerai un peu d’argent que je te donnerai quand tu passeras à la maison: cela te permettra d’attendre le moment où tu gagneras ta vie. Je te ferai aussi un paquet de linge propre, si tu veux, des chemises, un complet, des sous-vêtements.

Voilà, c’est tout ce que je voulais te dire — excuse-moi de t’avoir rappelé un souvenir humiliant, à propos du bol bleu. Mais je suis tellement sûre que tu n’es pas différent du jour où je t’ai rattrapé dans les escaliers, et je t’ai convaincu, doucement, qu’il ne fallait pas que tu t’en ailles de cette façon-là. Tout ceci restera un secret entre nous, si tu veux, et nous nous comprendrons bien mieux quand tu viendras nous voir — Je t’attends, mon cher Adam, à très bientôt, je t’embrasse bien affectueusement, et j’espère beaucoup de toi,

ta mère qui t’aime tendrement.

Denise Pollo.


Adam replia les feuilles; dans l’enveloppe, il y avait encore un morceau de papier. Il était très froissé, sali. Une autre main avait écrit, hâtivement quelques lignes au crayon. C’était:

   «Ne vous inquiétez pas pour moi. Je

   m’en vais pour un certain temps.

   Écrivez-moi à la Poste restante 15,

   au Port. Ne vous en faites pas pour

   moi tout va bien.

   Adam.»

Quand il eut terminé sa lecture, Adam replaça les feuillets de la lettre à l’intérieur de l’enveloppe, ainsi que le billet intercalaire. Puis il glissa le tout au milieu de sa revue, ramassa ses affaires et sortit du Bureau de Poste. Une espèce de sueur avait collé ses cheveux sur son front, et sa chemise sur son dos.


Tout allait bien, en effet. Il faisait toujours beau pour l’été déclinant, et la Promenade du fiord de Mer grouillait de gens. Devant les Cafés, des jeunes en T shirts jouaient de la guitare et quêtaient. Tout était si blanc sous la lumière que ç’aurait pu être noir. On vivait sous des peaux de coups de soleil. Un encrier gigantesque, pourquoi pas, avait versé son liquide sur la terre; c’était comme si on avait regardé le monde en transparence, à travers un négatif de photographie.

Adam ne suivait plus personne; peut-être même que c’était lui qui était suivi, à présent. Il n’avançait plus au hasard. Chaque pas qu’il faisait traîner sur les gravillons losangulaires était mesuré; il marchait strictement sur la route, le long de la mer, comme on remplit des fiches et des formulaires.

Nom ……………… Prénoms…………………

Date et lieu de naissance………………………

Adresse…………………………………………

Profession………………………………………

Êtes-vous (*) fonctionnaire?

     Agent EDF-GDF?

     Agent de Collectivité Locale?

     Chômeur?

     Étudiant?

     Pensionné?

     Ass. Volontaire?

     (*) rayer la mention inutile.

De l’autre côté de la rue, un magasin de radio était contigu à un marchand de glaces. Adam acheta un cornet de glace à la praline et regarda la TV: il y avait deux types, un garçon et une fille, qui dansaient en collants noirs sur l’air de «Paper Moon»; au fond de la vitrine, 3 autres postes de TV étaient branchés sur la même émission. Ils avaient tous l’air terriblement humain, avec le carré blanc similaire parcouru de milliers de fourmillements grisâtres; par-dessus leurs images, la haute silhouette d’Adam se reflétait dans la vitrine, avec deux yeux, un nez, une bouche, des oreilles, un tronc, quatre membres, des épaules et des hanches.

Adam sourit à tout cela, d’une espèce de sourire qui voulait dire qu’il finissait de ne pas comprendre; il lécha lentement la crème glacée et, pour la première fois depuis des jours, il parla tout seul. Il parla avec une voix bien modulée, au timbre plutôt grave, articulant chaque son l’un après l’autre. Sa voix résonna belle et forte contre le panneau de verre, couvrant les éclats de la musique et les bruits de la rue. On n’entendit plus qu’elle, sortant de la bouche d’Adam, sous forme de pyramide, se répandant sur toute la surface de la vitrine ainsi qu’un brouillard de buée. Dès le premier instant, elle parut se suffire à elle-même, et n’exiger aucun rajout, aucune réponse, un peu à la manière des mots ceints de halos qu’on voit surgir des gorges des personnages, dans les journaux enfantins.

«Ce que je voulais dire. Voilà. Nous sommes tous pareils, tous frères, hein. Nous avons les mêmes corps et les mêmes esprits. C’est pour ça que nous sommes frères. Évidemment, cela semble un peu ridicule, vous ne trouvez pas, de faire cette confession — ici — en plein midi. Mais je parle parce que nous sommes tous frères et pareils. Savez-vous une chose, voulez-vous savoir une chose? Mes frères. Nous possédons la terre, tous, tant que nous sommes, elle est à nous. Voyez-vous pas comme elle nous ressemble? Voyez-vous pas comme tout ce qui y pousse? Et tout ce qui y vit a nos figures et notre style? Et nos corps? Et se confond avec nous-mêmes? Tenez, par exemple, regardez autour de vous, à gauche et à droite. Y a-t-il une seule chose, y a-t-il un seul élément — dans ce paysage qui ne soit pas nôtre, qui ne soit pas à vous, et à moi? Je vous parle de ce réverbère que je distingue en reflet dans la vitrine. Hein. Ce réverbère est à nous, il est fait de fonte et de verre, il est droit comme nous et porte à son sommet une tête semblable à la nôtre. La digue de pierre, là-bas, sur la mer, est aussi à nous. Elle est bâtie à la mesure de nos pieds et de nos mains. Si nous l’avions voulu, elle aurait pu être mille fois plus petite? Ou mille fois plus grande. C’est vrai. À nous les maisons, pareilles à des cavernes, percées de trous pour nos visages, remplies de chaises pour nos fesses, de lits pour notre dos, de planchers qui imitent la terre, et par conséquent nous imitent. Nous sommes tous les mêmes, camarades. Nous avons inventé des monstres — des monstres, oui. Comme ces postes de télévision ou ces machines à faire les glaces à l’italienne, mais nous sommes restés dans les limites de notre nature. C’est par cela que nous sommes géniaux — nous n’avons rien fait d’inutile sur la terre, comme Dieu lui-même, frères, comme Dieu lui-même. Et je vous le dis, moi, hein. Je vous le dis, il n’y a rien de différent entre la mer, l’arbre et la Télévision. Nous nous servons de tout, parce que nous sommes les maîtres, les seules créatures intelligentes du monde. Voilà. La TV, c’est nous, hommes. C’est notre force que nous avons donnée à une masse de métal et de bakélite, pour qu’elle nous réponde un jour. Et ce jour est arrivé, la masse de métal et de bakélite nous répond, nous attache, entre dans nos yeux et dans nos oreilles. Il y a un cordon ombilical qui unit cet objet à notre ventre. C’est la chose inutile, à splendeur multiple, qui fait que nous dérivons en elle, et que nous nous y perdons, dans un peu de plaisir, oui, dans la joie commune. Frères, je suis la Télé, et vous êtes la Télé, et la Télé est en nous! Elle a notre anatomie particulière, et nous sommes tous carrés, tout noirs, tout électriques, tout résonnants de ronrons et de musique, lorsque, tirés à elle par l’œil et l’ouïe, nous reconnaissons dans sa voix une voix humaine, et dans son écran une silhouette identique à la nôtre. Jugez-en, mes frères. Nous partageons cette image comme l’amour, et notre unité vague et obscure commence à apparaître; derrière ce glacis, c’est comme — un sang épais et chaud qui coule, c’est comme une série de chromosomes, avec une paire de plus, qui va enfin refaire de nous une race. Qui sait si nous n’allons pas soutirer de là les pires vengeances — d’être restés séparés si longtemps. Nous être méconnus. Avoir mécru. Qui sait si nous n’allons pas enfin retrouver quelque tyrannosaure, quelque cératosaure, quelque déinothériuin, quelque ptérodactyle énorme, couvert de sang, contre qui nous lutterions ensemble. Quelque occasion de sacrifice et d’holocauste, qui nous fasse enfin rejoindre les mains, et prier tout bas des dieux impitoyables. Alors, il n’y aura plus de TV, frères, ni d’arbres, ni d’animaux, ni de terre, ni de danseurs en collants; il n’y aura que nous, frères, pour toujours, nous les seuls!»


Adam était maintenant sur le trottoir d’en face. Il avait posé par terre, à côté de lui, son paquet d’affaires et sa Revue. Il se tenait le dos tourné à la mer, et le vent faisait baller ses pantalons jaunes. Il y avait quelque chose de légèrement pédantesque dans la façon dont il s’était placé: derrière lui, la rambarde étalait un quadrillage de madriers en fer peint; on voyait entre les vides l’étendue des quais ou des docks avec les ouvriers débardeurs. Toute cette agitation était censée contraster avec le visage impavide, vaguement oblong, d’Adam. On sentait que, s’il y avait eu là un banc, Adam y serait monté. Pourtant, son attitude n’était pas celle d’un orateur public; il avait su afficher sur toute sa silhouette un air général de désinvolture. Sa voix, à présent, vibrait moins dans les notes graves, et atteignait par instants un registre plus aigu, assez faux. Il ne cherchait d’ailleurs pas à parfaire une harmonie; en fait, rien n’était plus discordant que la présence de cet homme parfaitement debout et immobile au milieu des clairs-obscurs mouvants du paysage; et rien de plus désagréable que l’idée de cet homme parlant tout haut, tout seul, devant la foule des badauds, sous le soleil d’environ 13 heures 30.

Ce qu’Adam disait était plus clair; il avait adopté un ton, entre le prêche fanatique et la harangue de repas de noces. Il disait:

«Mesdames et messieurs, arrêtez-vous. Écoutez un peu ce que je dis. Vous ne faites pas assez attention aux discours qu’on vous fait. — Et pourtant, on vous en fait quotidiennement, à longueur de journée, et d’heures. À la radio, à la télévision, à la messe, au théâtre, au cinéma, dans les festins et dans les fêtes foraines. La parole est pourtant facile, et rien n’est plus agréable qu’une fable ainsi contée à bout portant. À bâtons rompus. Vous êtes des habitués. Vous n’êtes pas des hommes, parce que vous ne savez pas que vous vivez dans un monde humain. Apprenez à parler. Essayez, vous aussi. Même si vous n’avez rien à dire. Puisque je vous dis qu’on vous donne la parole. Pourquoi ne pas essayer, tant que vous êtes, de remplacer vos propres machines: allez, parlez, de droite et de gauche. Propagez la bonne parole. Vous verrez, bientôt vous n’aurez plus besoin de radios ou de télés. Vous vous rencontrerez simplement au coin d’une rue, comme moi aujourd’hui, et vous vous raconterez des histoires. N’importe lesquelles. Et vous verrez vos enfants et vos femmes s’attrouper, et vous écouter avidement. Vous pourrez leur raconter les plus belles choses, indéfiniment…»

Maintenant, l’auditoire était formé; il était composé à peu près de:

1°) une dizaine de femmes, d’hommes et d’enfants, en nombre fixe.

2°) une vingtaine d’autres qui s’en allaient après un moment.

En tout, une trentaine de spectateurs, en moyenne, qui formait un bouchon sur le trottoir.

«Je vais vous raconter quelque chose. Écoutez. Je — il y a quelque temps déjà, j’étais assis sur les marches d’un escalier, dans la montagne. Je fumais une cigarette. Du point où j’étais, la vue était belle, et je la contemplais avec grand plaisir. On voyait, en face, une colline, puis la ville, qui s’étendait jusqu’à la mer, et la courbe longue du rivage. Tout était bien calme. Le ciel occupait les trois quarts du panorama. Et la terre, en dessous, était si paisible qu’on aurait dit — qu’elle continuait le ciel. Vous voyez le genre. Deux montagnes, une ville, une rivière, une baie, un peu de mer, et une colonne de fumée qui montait en vrille jusqu’aux nuages. Un peu partout. Tout ça, ce sont les éléments que je vous donne pour que vous compreniez bien la suite. Vous comprenez?»

Personne ne répondit, mais quelques-uns hochèrent la tête en riant.

Adam choisit un spectateur au hasard et le regarda. Il le questionna:

«Vous comprenez?»

«Oui, oui, je comprends» fit l’homme.

«Et — n’avez-vous rien à raconter, vous?»

«Moi?»

«Oui, vous, pourquoi pas? Vous habitez à la campagne?»

L’homme eut une sorte de mouvement de recul auquel la foule sembla prendre part.

«Non, je —»

«Vous vendez quelque chose? dit une femme.»

«Oui, la parole», dit Adam.

Le spectateur de tout à l’heure parut comprendre:

«Vous êtes un témoin de Jéhova? Hein?»

«Non» dit Adam.

«Oui, vous — vous êtes un prophète, un prophète?»

Mais Adam n’entendit pas; il retourna vers les mystérieuses obscurités de son langage naissant, vers son isolement forcené, son blocus face à l’envahissement de la populace, et il continua ce qu’il avait commencé:

«Tout à coup, sur terre, tout fut changé. Oui, d’un seul coup, je compris tout. Je compris que cette terre était mienne, et à nulle autre espèce vivante. Pas aux chiens, pas aux rats, pas à la vermine ni à rien. Pas aux escargots, ni aux blattes, ni aux herbes, ni aux poissons. Elle était aux hommes. Et puisque j’étais un homme, à moi. Et savez-vous ce qui me fit comprendre cela? Quelque chose d’extraordinaire était arrivé. Était survenu: une vieille femme. Oui, une vieille femme. Une vieille femme. Vous allez comprendre. La route devant laquelle je me trouvais était une de ces routes de montagne, fortement en pente. De là où j’étais assis, sur les marches de cet escalier, je voyais la route disparaître en descendant, derrière un tournant. Devant moi, il y avait un bout de route, cent mètres pas plus; goudronnés, tout brillants sous la lumière du soleil caché derrière les nuages. Tout à coup, j’ai entendu un bruit sourd qui venait vers moi, j’ai regardé vers le bas de la route, et j’ai vu apparaître, lentement, terriblement lentement, une silhouette de vieille, grosse, laide, vêtue d’une immense houppelande à fleurs qui flottait autour d’elle comme un drapeau. J’ai vu d’abord la tête, puis le buste, puis les hanches, les jambes, et enfin, elle tout entière. Elle gravissait péniblement la route, sans penser à rien, en soufflant comme une vache, avec ses grosses jambes eczémateuses qui raclaient le bitume. Je l’ai vue émerger de la colline, comme on sort d’une baignoire, et monter vers moi. Elle avait une silhouette dérisoire qui se dessinait en noir sur le ciel couvert de nuages. Elle était, c’est cela — elle était le seul point mobile dans tout le pays. Autour d’elle, la nature était pareille, immobile — excepté qu’elle lui formait, comment dire? un halo autour de la tête, comme si la terre et le ciel étaient sa chevelure. La ville s’étendait toujours vers la mer, la rivière aussi, les montagnes étaient toujours rondes, et les fumées toujours verticales. Mais en partant de sa tête. C’était comme si tout ça avait basculé. C’était changé. C’était elle, vous comprenez, c’était elle. Elle avait tout fait. La fumée, oui, c’était bien un truc des hommes. La ville, la rivière aussi. La Baie, aussi. Les montagnes, les montagnes étaient déboisées, et pleines de poteaux télégraphiques, sillonnées de petites routes et de drainages. La route et l’escalier, les murs, les maisons, les ponts, les barrages, les avions, tout ça, ce n’étaient pas les fourmis! C’était elle. C’était elle. Une vieille femme de rien du tout. Laide et grosse. Même pas viable. Organiquement incapable. Pleine de cellulite. Incapable de marcher droit. Avec des bandages sur les jambes, des varices, et un cancer quelque part, à l’anus, ou ailleurs. C’était elle. La terre était ronde, minuscule. Et les hommes l’avaient trafiquée partout. Il n’y a pas un endroit sur cette terre, vous entendez, hein, pas un endroit sur cette terre où il n’y ait pas une route une maison un avion un poteau télégraphique. Est-ce que ce n’est pas à en devenir fou, de penser qu’on est de cette race? C’était elle. C’était elle, ce paquet de chiffons, plein d’entrailles et de trucs, de choses sales et sanglantes, cet animal bêta avec son œil épais, avec sa peau de crocodile desséché, avec ses fanons, avec son utérus racorni, ses amas de glandes vidées, ses poumons, son goitre, sa langue jaune prête à bégayer… son halan de vache assommée, sa… son cri lourd… Hang-hang… hang-hang… ventre ballonné… vergetures… et son crâne… chauve, ses aisselles poilues gercées par soixante-quinze ans de sueur. C’était elle. Elle… Vous — vous voyez?»

Adam avait peu à peu accéléré sa diction; il en arrivait au point où on ne forme plus de phrases, où on ne cherche plus à se faire comprendre. Il était totalement acculé contre la rambarde de fer peint; on ne voyait plus de lui que sa tête, qui émergeait de la foule, et qui faisait face, en quelque sorte prophétique, en quelque sorte amicale; il était celui qu’on montre du doigt, celui pour qui on appelle la police, pour qui on va chercher l’appareil de photo, à qui on dédie ricanement on insulte, au choix.

«Veux vous dire. Attendez. Peux vous raconter une histoire. Vous savez. Comme à la radio. Chers auditeurs. Je peux discuter. Je peux discuter avec vous. Qui veut? Qui veut me parler? Hein? Un peut discuter de quelque chose? On peut parler de la guerre. Il va y avoir une guerre — Non… Ou du prix de la vie. Combien coûtent les patates? Hein? Il paraît que cette année les patates sont énormes. Et que les navets sont tout petits. Ou de la peinture abstraite. Si personne n’a rien à dire. Vous n’avez rien à dire? Je peux raconter une histoire. C’est ça. Je peux vous inventer des fables. Sur-le-champ. Tenez. Je vais vous donner des titres. Écoutez. La légende du palmier nain qui voulait voyager en Europe Orientale. Ou. L’ibis qu’un représentant de commerce métamorphosa en fille. Ou. Asdrubal l’homme-aux-deux-bouches. Et. L’Histoire d’amour d’un roi de carnaval et d’une mouche. Ou. Comment Zoé reine du Péloponnèse trouva le trésor du syrinx en dentelles. Ou. Le courage des typanosomes. Ou. Comment tuer les serpents à sonnette. C’est simple. Il faut savoir trois choses. Les serpents à sonnettes. Sont très orgueilleux. N’aiment pas le jazz. Et dès qu’ils voient un edelweiss ils tombent en catalepsie. Alors. Voilà comment il faut faire. Vous prenez une clarinette. Quand vous voyez le serpent vous lui faites une vilaine grimace. Comme ils sont orgueilleux, ils se mettent en colère et foncent sur vous. À ce moment-là. Vous leur jouez Blue Moon ou Just a Gigolo. Sur la clarinette. Ils n’aiment pas le jazz. Alors ils s’arrêtent. Ils hésitent. À cet instant précis, vous sortez. Vous sortez de votre poche un vrai edelweiss des neiges. Et ils tombent en catalepsie. Alors. Il ne reste plus qu’à les prendre et à leur glisser un r quelque part. Quand ils se réveillent. Ils voient qu’ils ne sont plus. Qu’ils ne sont plus que des serpents-à-sonnettes. Et comme ils sont si terriblement orgueilleux, ils en crèvent. Ils préfèrent se suicider. Ils se retiennent de respirer. Pendant des heures. À la fin ils en crèvent. Ils deviennent tout noirs. Vous entendez? etc.»


Entre 14 h 10 et 14 h 48 Adam parla. La foule des spectateurs s’était sensiblement accrue. Ils commençaient à se montrer vraiment réticents, et leurs interjections couvraient par moments la voix d’Adam. Lui, parlait de plus en plus vite, et de moins en moins clair. La fatigue avait éraillé son timbre, et une espèce d’énervement avait gagné son visage.

Il avait à présent deux rides profondes au milieu de son front, et ses oreilles étaient rouges. Sa chemise était plaquée sur son dos et sur ses épaules. Il avait tant parlé, tant crié, qu’il ne dominait plus guère la foule: il faisait corps avec elle, et sa tête pointue, pleine de cheveux et de barbe, semblait flotter entre les gens comme la tête d’un autre; le désespoir, au lieu de l’avilir, l’avait sculpté en effigie. Une haine sourde, aurait-on dit, l’avait décapité au seuil d’une révolution d’un genre spécial, et comme jadis, la populace, réveillée par le héros, portait en son centre gluant, pareille à une mer, une face noble vivant encore. Innocents et ignominieux à la fois, les deux yeux brillaient follement au fond de leurs trous, pris par la folie multiple comme des billes dans un filet de ficelles. Voilà qu’ils avaient composé, eux tous, un agglomérat de chair et de sueur humaines, d’aspect indissoluble, où plus rien de ce qui y était compris ne pouvait exister. Les éclats de voix, les rires, les quolibets, et les bruits de moteur, de klaxons, la mer ou les bateaux n’avaient plus rien de logique. Tout allait et venait en débandade, par à-coups, avec bruit et couleurs d’émeute.

La vérité est dure à transcrire; tout se passa avec une accélération redoutable. Le temps d’une seconde, et ce fut fait. Il y eut des remous dans la foule, des cris de colère peut-être. Après, ça s’enchaînait normalement. À part ce détail, bizarre, inattendu, rien ne fut laissé au hasard. Ce que je veux dire, c’est: ce fut si simple et si automatique, qu’en agissant, la foule fut d’au moins deux heures en avance sur elle-même.

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