F. Le soleil brillait toujours dans le ciel nu, et, sous la chaleur, la campagne se rétractait peu à peu; le sol se fissurait par endroits, l’herbe devenait jaune sale, le sable s’entassait dans les trous des murs, et les arbres ployaient sous le poids de la poussière. On aurait dit que l’été ne finirait jamais. Maintenant les champs ou les terrassements des collines se peuplaient des sévices des sauterelles et des guêpes. Les chemins de terre battue passaient au milieu du fracas de leurs ailes, coupaient comme des lames de rasoir les excroissances de l’air, les bulles chaudes chargées d’odeurs piquantes qui se bousculaient à hauteur de chaume. L’atmosphère faisait des efforts, continuellement.
Des hommes passaient à bicyclette à travers les champs, gagnaient la route nationale, et se mêlaient au flot des voitures.
Au loin, tout le long du grand cirque de montagnes, les maisons réverbéraient dans leurs vitres la lumière du soleil, et ce n’était pas difficile de les assimiler mentalement aux étendues de terrains cultivés qui bordaient la route. On pouvait faire fi de la perspective et se méprendre sur leur compte, les faire ressembler aux éclats de mica d’entre les mottes de terre. Le paysage bouillant était sensiblement pareil à une couverture noire jetée sur des braises; les trous étincelaient brutalement, l’étoffe ondulait parcourue d’un courant d’air souterrain et, par-ci, par-là, il y avait des colonnes de fumée qui montaient dans l’air comme venues de cigarettes cachées.
Une sorte de grille en fer forgé entourait le parc. Sur la façade Sud, elle longeait la grand-route, par conséquent la mer, et s’ouvrait en son milieu sur un portail; de chaque côté du portail, des guérites en bois abritaient du soleil deux femmes d’une cinquantaine d’années qui tricotaient ou lisaient des romans policiers. Devant elles, posés sur une planche qui prolongeait le guichet des guérites, traînaient des rouleaux de tickets roses, marqués à intervalles réguliers par des pointillés destinés à faciliter le découpage. Un homme en uniforme et casquette bleus se tenait debout contre une jardinière de géraniums, et, point trop immobile, déchirait du bout des doigts les tickets vendus par les guérites; une petite chapelure rose restait suspendue aux poils de laine de sa veste, vers le ventre. L’homme ne jetait même pas un coup d’œil ennuyé derrière lui, sur le secteur dont il avait la garde, où il aurait pu voir une foule de promeneurs marcher, l’air à la fois curieux et indifférent, et disparaître derrière les barreaux des cages. Il ne parlait pas non plus aux femmes des guérites, et c’était tout juste s’il répondait aux questions que lui posaient les touristes; s’il le faisait, c’était d’un air distrait, sans regarder le visage de ceux qui le questionnaient, fixant des yeux le toit plein de banderoles et de drapeaux d’un restaurant sur la plage. Le Bodo. Bien sûr, quelquefois, il était obligé de dire, «merci, oui» ou, «allez-y» ou quelque chose du même goût. Il y avait aussi des gens qui ne savaient rien, qui ne devinaient rien; en prenant leurs tickets, en les déchirant doucement, de deux torsions inversées des poignets, en jetant les morceaux inutiles dans une corbeille à sa gauche, il faisait une phrase:
«Oui, madame, je sais. Mais on ferme à cinq heures et demie, madame.
«Vous avez tout le temps. À cinq heures et demie, oui, madame.»
Adam se mit à marcher indifféremment au milieu des cages, écoutant un peu ce qu’on disait autour de lui, reniflant un peu aussi les odeurs multiples qui se dégageaient du fumier et des fauves; l’odeur jaunâtre, chargée d’urine avait la particularité de donner un relief voluptueux aux choses, spécialement aux animaux. Adam s’arrêta devant la cage d’une lionne; à travers les barreaux, il observa longuement le corps souple, plein de muscles vagues, et il pensa que la lionne aurait pu être une femme, une femme élastique, coulée dans du caoutchouc, et l’odeur âcre aurait pu être celle d’une bouche habituée aux tabacs blonds, avec un rien de rouge à lèvres, et les dents sentant la pastille de menthe, et tous ces légers inexprimables faits d’ombres, de duvets et de gerçures, qui laissent leur halo en rond autour des lèvres.
Il s’accouda à la balustrade qui séparait le public de la cage de la bête fauve, et il se laissa envahir par une torpeur où dominait le désir de toucher la fourrure, d’enfoncer sa main entre les poils drus et soyeux, de fixer ses griffes comme des clous, à la base de la nuque, et de recouvrir le long corps chaud comme le soleil, de son corps à lui, fait maintenant de cuir léonin, couvert de crinières, extraordinairement puissant, extraordinairement de l’espèce.
Une vieille femme passa devant la cage, donnant la main à un enfant, une petite fille; elle passa et, tandis qu’elle avançait, en contre-jour, faisant clignoter son ombre sur chaque barreau, la lionne releva la tête. Il y eut deux éclairs inverses; la flèche noire, lourde d’expérience humaine, heurta, quelque part au-dessus du sable, l’étrange acier verdoyant de la lionne, et un instant, il sembla que le corps blanc, presque nu de la vieille femme s’accouplait avec la robe de la bête fauve; toutes deux chancelèrent, puis eurent un mouvement de va-et-vient dans leurs reins, comme si elles effectuaient, au sein de cette compréhension barbare, un pas de danse érotique. Mais elles se séparèrent enfin, en l’espace d’une seconde, et leurs deux démarches se détachèrent, ne laissant plus aux alentours de la cage, qu’une plaque blanche, immaculée, comme une mare au soleil, une sorte de drôle de cadavre, un fantôme où le vent, en soufflant, fit remuer des brindilles de bois mort et des feuilles. Adam regarda la femme et l’enfant à son tour, et se sentit prendre par une nostalgie inconnue, un besoin vieillot de manger; contrairement à la plupart des gens qui passaient, il n’eut pas envie de parler à la bonne, de lui dire qu’elle était belle, qu’elle était grande, ou qu’elle ressemblait à un gros chat.
Il passa le reste de son après-midi, parcourant le jardin zoologique d’un bout à l’autre, se mêlant aux peuples les plus petits qui habitaient les cages, se confondant avec les lézards, avec les souris, avec les coléoptères ou les pélicans. Il avait découvert que le meilleur moyen de s’immiscer dans une espèce, est de s’efforcer d’en désirer la femelle. Aussi se concentrait-il, l’œil rond, le dos voûté, les coudes appuyés sur toutes les balustrades. Il fouilla du regard les moindres excavations, les replis de chair ou de plumes, les écailles, les tanières cotonneuses où dormaient d’un sommeil visiblement ignoble les boules de poils noirs, les masses de cartilage flasque, les membranes poussiéreuses, les annelures rouges, les peaux craquelées et fendues comme des carrés de terre. Il désherbait les jardins, entrait la tête la première dans la vase, dévorait l’humus de toutes ses dents, rampait au fond des galeries, et à douze mètres de profondeur, il tâtait un corps nouveau, parent, né du cadavre pourri d’un mulot. La bouche enfoncée entre les épaules, il avançait ses yeux, ses deux gros yeux sphériques, doucement, avec mille précautions, dans l’attente d’une sorte de choc électrique qui contracterait sa peau, commotionnerait ses ganglions moteurs, et précipiterait les anneaux de son corps les uns contre les autres, comme des bracelets de cuivre, avec un tintement délicat, quand il serait souterrain, replié, gélatineux, oui, le seul, le vrai, le ténébreux ver de vase.
Devant la rage aux panthères, il fit ceci: il se pencha un peu en avant, par-dessus la barrière, et brandit brusquement sa main vers les barreaux. Avec un rugissement l’animal, une femelle au pelage sombre, s’élança vers lui; et tandis que les spectateurs effrayés faisaient un pas en arrière, tandis que le fauve rendu fou par la colère grattait le sol avec ses ongles, Adam, paralysé par la peur, tremblant de tous ses membres, entendit la voix du gardien qui le faisait vibrer, quelque part derrière la tête, d’un plaisir délicieux.
«C’est intelligent ce que vous faites là! C’est intelligent! C’est intelligent ce que vous faites là! Intelligent! C’est intelligent, hein!»
Séparé à nouveau de la panthère, Adam recula un peu, et sans regarder le gardien, murmura:
«Je ne savais pas… Excusez-moi…»
«Vous ne saviez pas quoi?» dit l’homme en uniforme, essayant en même temps de calmer la bête avec des mots comme: «Holà! Holà! Ho! Ho! Rama! Rama! Calme! Calme! Rama!» «Vous ne saviez pas quoi? Vous ne saviez pas que ce n’est pas la peine d’embêter les fauves? C’est intelligent, oui, intelligent de faire des trucs comme ça!»
Adam ne chercha pas à se disculper; gêné, il murmura encore:
«Non… Je ne savais pas… Je voulais…»
«Oui, je sais» coupa l’homme. «C’est amusant de faire des niches aux bêtes quand elles sont enfermées dans des cages! C’est drôle mais ça serait moins drôle si la cage venait à s’ouvrir, hein, dites, ça serait moins drôle ça. Ça serait drôle aussi si c’était vous qui étiez là-dedans, vous ne trouvez pas.»
Il se détourna avec dégoût et prit une bonne femme à témoin:
«Il y a des gens on dirait qu’ils ne se rendent pas compte. Ça fait trois jours que cette bête-là n’a rien mangé et il y a des gens que ça amuse par-dessus le marché de venir narguer les bêtes dans leurs cages. Oui il y a des moments où j’aimerais que la cage s’ouvre un peu et laisse passer une de ces satanées bestioles. Vous les verriez courir alors, ah oui, c’est pour le coup qu’ils comprendraient, c’est pour le coup qu’ils sauraient.»
Adam partit sans écouter la fin de la phrase. Il ne haussa pas les épaules mais marcha lentement en traînant les pieds; il longea les cages des mammifères; la dernière, la plus petite, la plus basse, contenait trois loups maigres. Au centre de la cage on avait construit une sorte de niche en bois et les loups tournaient autour, inlassablement, incessamment, leurs yeux obliques obstinément braqués sur les barreaux qui défilaient à toute allure, à hauteur des genoux.
Ils tournaient en sens inverse, deux dans un sens, un dans l’autre; après un certain nombre de tours, mettons dix ou onze, pour une raison subite, bizarre, impondérable, comme si quelqu’un avait claqué des doigts, ils faisaient demi-tour et recommençaient à l’envers. Ils étaient pelés, gris de poussière, leurs babines étaient violacées, mais ils ne cessaient pas de tournoyer autour de la tanière, et l’acier de leurs prunelles se répercutait sur leurs corps tout entiers, ils apparaissaient couverts de plaques métalliques, violents, pleins à en vomir de haine et de férocité. Le mouvement circulaire qu’ils effectuaient à l’intérieur de la cage devenait, à cause de sa régularité, le seul véritable point mobile de l’espace environnant. Tout le reste du jardin, avec ses hommes et ses autres cages, était plongé dans une espèce d’immobilité extatique. On était tout à coup gelé, fixé dans une raideur insoutenable, alentour, jusqu’à cette cloche de barres de fer et de bois qu’était la cage des loups; on ressemblait à un cercle lumineux, vu d’un microscope, où seraient placés, teints de couleurs vives, les éléments de base de la vie, tels que, cellules à bâtonnets, globules, trypanosomes, hexagones moléculaires, microbes et fragments de bactéries. Une géométrie structurale de l’univers microscopique, photographiée à travers des douzaines de lentilles; vous savez, ce rond blanc, éblouissant comme une lune, colorié par des produits chimiques, qui est la véritable vie, sans mouvements, sans durée, tellement éloignée dans le deuxième infini, que plus rien n’est animal, plus rien n’est apparent; il n’y a plus que, silence, fixité, éternité; car tout est lenteur, lenteur, lenteur.
Eux, les loups, étaient au milieu de ce paysage desséché la seule représentation du mouvement; un mouvement qui, vu de haut, d’avion peut-être, aurait ressemblé à une palpitation étrange, au grouillement de fourmi qui naît sur la mer, exactement au point de contact de la verticale de l’avion. La mer est ronde, blanchâtre, crénelée, et raidie comme un bloc de pierre, elle gît à 6 000 pieds en dessous, et pourtant, à bien regarder, il y a quelque chose, indépendant du soleil qui monte, une espèce de petit nœud dans la matière, un défaut qui lumine, qui marche, qui gribouille en son centre. C’est cela, car si je me détourne soudain de l’ampoule électrique, je la vois, cette minuscule étoile qui a l’air d’une araignée blanche, elle se débat, elle nage, elle n’avance pas, elle vit sur le paysage noir du monde, et elle tombe, éternelle, devant des millions de fenêtres, des millions de gravures, des millions de ciselures, des milliards de cannelures, elle seule comme un astre, qui ne mourra jamais de ses perpétuels suicides, parce qu’elle est déjà morte en elle-même, et enterrée au dos d’un bronze sombre.
Quand Adam quitta la cage aux loups, ce fut pour un autre enclos; une clairière artificielle au centre des jardins, avec quelques bassins à gauche et à droite, pour que de grands pélicans aux ailes rognées puissent trouver à boire. Les flamants roses, les canards, les pingouins, c’était encore la même sorte de vie; ce qu’Adam avait découvert peu à peu, depuis un certain jour de l’été, à la plage, puis dans deux ou trois cafés, puis dans une maison abandonnée, dans un train, un autocar, un journal, il le recommençait, à chaque fois un peu plus complètement, devant les lions, les loups et les macareux.
C’était tellement simple que ça crevait les yeux, et que ça rendait fou, ou au moins phénoménal. C’était ça, il y était, il saisissait et laissait fuir au même moment; il était sûr, et pourtant ne savait même plus ce qu’il faisait, ce qu’il allait faire, s’il s’était échappé d’un asile d’aliénés ou s’il était déserteur. Voilà ce qui arrivait, voilà ce qui allait lui advenir: à force de voir le monde, le monde lui était complètement sorti des yeux; les choses étaient tellement vues, senties, ressenties, des millions de fois, avec des millions d’yeux, de nez, d’oreilles, de langues, de peaux, qu’il était devenu comme un miroir à facettes. Maintenant les facettes étaient innombrables, il était devenu mémoire, et les angles d’aveuglement, là où les facettes se touchent, étaient si rares que sa conscience était pour ainsi dire sphérique. C’était l’endroit, voisin de la vision totale, où il arrive qu’on ne puisse plus vivre, plus jamais vivre. Où il arrive que par un chaud après-midi d’été, sur un lit écœurant, on vide un flacon entier de Parsidol dans un verre d’eau froide, et qu’on boive, qu’on boive, qu’on boive, comme s’il ne devait jamais plus y avoir de fontaines sur terre. Ça faisait des siècles qu’on attendait ce moment-là, et lui, Adam Pollo, il était arrivé, il était survenu, et il s’était consacré le possesseur de toutes les choses; il était sans doute le dernier de sa race, et c’était vrai, parce que cette race approchait de sa fin. Après cela, il n’avait plus qu’à se laisser agoniser tout doucement, imperceptiblement, à se laisser étouffer, envahir, violenter, non plus par des milliards de mondes, mais par un monde seul et unique; il avait fait la jonction de tous les temps et de tous les espaces et, couvert d’ocelles, plus énorme qu’une tête de mouche, il attendait solitaire au bout de son corps grêle l’accident bizarre qui l’écraserait contre le sol, et l’incrusterait, à nouveau chez les vivants, dans la boue sanglante de ses chairs, de ses os en miettes, de sa bouche ouverte, de ses yeux aveugles.
Vers la fin de l’après-midi, juste avant la fermeture du Zoo, Adam alla s’asseoir dans la Cafétéria; il choisit une table à l’ombre et commanda une bouteille de coca-cola. À sa gauche, il y avait un olivier, sur lequel on avait trouvé bon d’aménager une sorte de plate-forme en bois et une chaîne; sur la plate-forme, et au bout de la chaîne, il y avait un ouistiti noir et blanc, vivace, visiblement placé là pour amuser les enfants et pour économiser la nourriture des animaux; l’amusement des enfants n’était complet qu’après avoir acheté à une vieille femme édentée, préposée à cet office, quelques bananes ou quelques sacs de pralines, qu’ils offraient ensuite au singe.
Adam se cala dans son fauteuil, alluma une cigarette, but une gorgée à même la bouteille, et attendit. Il attendit sans trop savoir quoi, vaguement installé entre deux couches d’air chaud, et il regarda le singe. Un homme et une femme passèrent lentement le long de la table d’Adam, traînant les pieds, les yeux fixés sur la petite silhouette velue de l’animal:
«C’est joli», dit l’homme, «les ouistitis.»
«Oui mais c’est mauvais, dit la femme; je me souviens que ma grand-mère en avait un autrefois; elle lui donnait toujours les meilleures choses à manger. Eh bien, tu crois qu’il la remerciait? Pas du tout, il lui mordait l’oreille jusqu’au sang, la sale bête.»
«C’était peut-être une marque d’amitié» dit l’homme.
Adam fut pris brusquement d’une absurde envie de rectifier les choses. Il se tourna vers le couple et expliqua:
«C’est ni joli ni mauvais», dit-il; «c’est un ouistiti.»
L’homme se mit à rire, mais la femme le regarda comme s’il avait été le plus grand des imbéciles, qu’elle l’avait toujours su, puis haussa les épaules et s’en alla.
Le soleil était bien bas, maintenant; les visiteurs commençaient à se retirer, vidant les espaces entre les cages et les tables du café d’un flot de jambes, de cris, de rires ou de couleurs. Avec le crépuscule qui approchait, les animaux sortaient de leurs tanières artificielles et s’étiraient; on entendait un peu partout des glapissements, les sifflements des perroquets, le grondement des fauves qui réclamaient leur nourriture. Il restait encore quelques minutes avant la fermeture; Adam se leva, alla acheter une banane et quelques pralines à la vieille femme; tandis qu’il payait elle lui dit, l’air mécontent:
«Vous voulez donner à manger au singe?»
Il secoua la tête:
«Moi? Non — pourquoi?»
Elle dit:
«Vous avez passé la limite. Parce que maintenant c’est trop tard pour nourrir les bêtes. C’est interdit après cinq heures, sans ça elles n’auraient plus faim et ça les rendrait malades.»
Adam secoua à nouveau la tête.
«Ce n’est pas pour le singe, c’est pour moi.»
«Ah bon. Si c’est pour vous ce n’est pas la même chose.»
«Oui, c’est pour moi» dit Adam; et il se mit à éplucher la banane.
«Vous comprenez» continua la vieille, «passé la limite, ça leur ferait mal, à ces bêtes.»
Adam hocha la tête; il mangea le fruit, debout devant la femme, mais les yeux fixés comme négligemment sur le ouistiti. Quand il eut fini, il ouvrit le paquet de pralines.
«Vous en voulez une?» demanda-t-il; il s’aperçut qu’elle le regardait avec curiosité.
«Merci, dit-elle; je veux bien…»
Ils continuèrent à manger tous les deux le reste du paquet de pralines, debout contre le comptoir, sans quitter le singe des yeux. Puis Adam fit une boule avec le paquet vide, et la posa dans un cendrier. Le soleil était descendu jusqu’au ras des arbres. Alors il demanda beaucoup de choses à la vieille femme, depuis combien de temps elle travaillait à la Cafétéria du Zoo, si elle était mariée, quel âge elle avait, combien d’enfants, si elle était satisfaite de sa vie, ou si elle aimait aller au cinéma. De plus en plus penché vers elle, il la regardait avec une tendresse grandissante, comme il avait regardé, quelques heures auparavant, les lionnes, les crocodiles et les ornithorynques.
À la fin, tout de même, elle commença à se méfier. Tandis qu’Adam la pressait de questions, insistait pour savoir son prénom, elle s’empara d’un torchon mouillé et se mit à essuyer la plaque de zinc du comptoir, à grands coups de bras qui faisaient tressaillir sa cellulite. Quand Adam voulut prendre sa main, au passage, elle rougit et menaça d’appeler la police. Une sonnette retentit quelque part au fond du jardin, signalant l’heure de la fermeture. Adam se décida alors à partir; il dit poliment au revoir à la vieille femme qui, le dos tourné à la lumière, ne répondit pas; il ajouta qu’il reviendrait certainement la voir, un de ces jours, avant l’hiver.
Puis il sortit du café, traversa en sens inverse le Zoo, et se dirigea vers le portail. Des hommes habillés en bleu nettoyaient avec des seaux d’eau le plancher des cages. Une sorte d’ombre violette remplissait les trous du paysage, et des cris sauvages montaient à la surface par vagues, témoignant qu’il y avait là, un peu partout, une chaleur étouffante sentant les viscères. De chaque côté du portail les guérites étaient fermées. Mais, jusqu’à la route, et presque jusqu’à la mer, malgré l’abandon général des hommes et des bêtes, il flottait encore, ici et là, une vague odeur de guenon, qui s’insinuait doucement en vous, au point de vous faire douter de votre propre espèce.