O. Voici comment Adam raconta la suite, plus tard; il la relata soigneusement, écrivant au crayon à bille dans un cahier d’écolier jaune, sur lequel il avait inscrit en en-tête, comme pour une lettre, «Ma chère Michèle». On retrouva le tout, à moitié calciné. Certains passages, soit que la page ait été arrachée pour servir à emballer l’une ou l’autre chose, des chaussures de basket, des ordures ménagères, ou même en guise de papier hygiénique, soit à cause de brûlures, font défaut. Ils ne seront donc pas reproduits et leur absence sera indiquée par des espaces blancs, sensiblement pareils en longueur et en qualité aux originaux.
«Quelques jours avant que les propriétaires ne reviennent, et me mettent à la porte de la villa, j’eus des histoires en ville. J’étais descendu comme d’habitude, vers deux ou trois heures de l’après-midi, pour tâcher de voir Michèle, ou le chien, ou quelqu’un d’autre, et surtout pour acheter des cigarettes, de la bière et à manger. Je tenais spécialement à voir Michèle, parce que j’avais besoin de lui emprunter encore 1000 ou 5 000 francs; j’avais fait une petite liste sur le dos d’un paquet de cigarettes vide.
sèches
bière
chocolat
trucs à bouffer
papier
des journaux si
possible voir un peu
et j’étais déterminé à la suivre dans l’ordre.
Les cigarettes, je les trouvai dans un bureau de tabac, à l’entrée de la ville. Dans un petit bar d’aspect tranquille, assez frais, qui s’appelait «Chez Gontrand». On avait pendu des cartes postales sur les murs. Le comptoir au tabac était en bois, peint en marron. La vendeuse avait entre soixante et soixante-cinq ans. Elle avait une robe à rayures. Un chien-loup donnait au fond du bar, les bourrelets de son cou cachant la plaque d’aluminium rivée dans son collier et le nom. Dick, qu’on y avait gravé.
La bière, je l’achetai dans une épicerie, un magasin du type «servez-vous», vaste, propre et aéré. On m’a donné un panier en matière plastique perforée rouge, à l’entrée, pour que j’y mette mes achats. Là-dedans, j’ai laissé tomber une seule bouteille de bière blonde, avec un bruit de verre cognant sur de la matière plastique. J’ai payé et je suis sorti.
Le chocolat: dans le même magasin. Mais je l’ai volé. J’ai fourré la tablette sous ma chemise, en partie coincée dans la ceinture de mon pantalon. Comme ça faisait une bosse, j’ai dû passer la caisse en rentrant très fort l’estomac, pour diminuer le volume. Je respirais mal. La vendeuse n’a rien vu, ni le grand escogriffe chargé de la surveillance entre les comptoirs. J’ai l’impression qu’ils se foutent de tout dans cette boîte.
Restaient les trucs à bouffer, les journaux et le papier.
Les trucs à bouffer:
J’ai acheté du cassoulet au Prisunic.
Les journaux:
Je les ai trouvés selon ma méthode habituelle, vous savez, en fouillant dans les binettes publiques accrochées aux réverbères. J’ai trouvé une revue en bon état, la revue des Dentistes de la Côte. Du beau papier, rempli de blancs; je me suis dit, c’est nouveau, je vais m’amuser à tout mélanger, les alvéoles et la denture, les molaires et la méthode B de dévitalisation.
Le papier:
à Prilux, un cahier d’écolier. (Celui-ci est déjà presque fini; quand j’en aurai rempli trois autres comme ça, je pourrai songer à me faire publier. J’ai déjà trouvé un titre qui accroche: les Beaux Salauds.)
Le plus important, c’était: si possible voir un peu.
C’est-à-dire, en marchant dans la ville, regarder les choses qui pourraient me servir plus tard, au besoin chercher une baraque vide même en ruine où je pourrais habiter quand celle qui est sur la colline sera plus possible, et tâcher de voir le chien, des tas d’animaux, jouer à des jeux, prendre un bain aux Bains Publics, et emprunter 5 000 francs à Michèle. N’oubliez pas avant tout que je Si je pouvais trouver un travail quelconque à faire, quelque chose de peu absorbant, un truc manuel, plongeur au restaurant, habilleur à la Morgue, ou figurant aux Studios, je m’en contenterais. Je gagnerais juste de quoi acheter un paquet de cigarettes quand je veux, une fois par jour, par ex., & du papier pour écrire, et une bouteille de bière aussi, une fois par jour. Le reste, c’est du luxe. Je voudrais bien aller aux U.S.A on dit que c’est possible de vivre comme ça là bas, et d’avoir du soleil dans le Sud, et rien d’autre à faire qu’écrire, boire et dormir. Je pense aussi rentrer dans les ordres, pourquoi pas?
J’ai connu autrefois un type qui faisait de la céramique. Il s’est marié à une femme qui s’appelle Blanche, et il habite une maison dans la montagne. À trois heures, un jour, je suis allé chez lui: il faisait très chaud, et il y avait des fèves du Japon qui grimpaient sur la tonnelle. Le soleil faisait des croûtes partout. Il travaillait à moitié nu sous la tonnelle. Il gravait des dessins aztèques sur des espèces de potiches en terre; et le soleil faisait sécher la terre, formait de petits grains de poudre tout autour du vase; après, il mettait les émaux, et le four faisait cuire les couleurs: chaleur sur chaleur. Tout ça était harmonieux. Il y avait une salamandre à queue fendue qui donnait sur le sol cimenté. Je ne crois pas avoir jamais vu autant de chaleur sur chaleur de ma vie. Le paysage était à 39°et le four à 500°. Le soir, sa femme Blanche faisait bouillir les fèves du Japon; c’était un type bien: il était tous les jours presque mort. Tout blanc, un morceau d’air dansant, un cube équilatéral en train de cuire.
Je me suis dit que je pourrais avoir, moi aussi, une maison dans la campagne. Sur le côté d’une espèce de montagne caillouteuse; sous les pierres bouillantes, on aurait des serpents, des scorpions et des fourmis rouges.
Voici à quoi je passerais mes journées: j’aurais un bout de terrain plein de cailloux, exposé au soleil du matin jusqu’au soir. Au milieu du terrain, je ferais des feux. Je brûlerais des planches, du verre, de la fonte, du caoutchouc, tout ce que je trouverais. Je ferais des sortes de sculptures, comme ça, directement avec le feu. Des objets tout en noir, calcinés dans le vent et dans la poussière. Je jetterais des troncs d’arbres et je les ferais brûler; je tordrais tout, je noircirais tout, j’enduirais tout d’une poudre crissante, je ferais monter haut les flammes, j’épaissirais la fumée en volutes lourdaudes. Les langues orange hérisseraient la terre, secoueraient le ciel jusqu’aux nuages. Le soleil livide lutterait avec elles pendant des heures. Les insectes, par milliers, viendraient s’y précipiter, et s’enfouiraient la tête la première dans la base incolore du foyer. Puis, élevés par la chaleur, grimperaient le long des flammes comme sur une colonne invisible, et retomberaient en douce pluie de cendres, délicats, fragiles, métamorphosés en parcelles charbonnées, sur ma tête et sur mes épaules nues; et le vent des flammes soufflerait sur eux et les ferait frémir sur ma peau; il leur donnerait de nouvelles pattes et de nouveaux élytres, une vie nouvelle, qui les lèverait dans l’atmosphère, et les abandonnerait, grouillants, flous comme des miettes de fumée, dans les trous des cailloux, jusqu’au pied de la montagne.
Vers, disons, cinq heures de l’après-midi, le soleil gagnerait. Le soleil brillerait les flammes. Il ne laisserait plus, au centre du terrain, qu’une tache noire, parfaitement circonférique; tout le reste serait blanc comme un paysage de neige. Le brasier aurait l’air de l’ombre du soleil, ou d’un trou sans fond. Et il ne resterait plus que les arbres calcinés, les masses de métal foudroyé, fondu, le verre tordu, les gouttes d’acier parmi les cendres comme de l’eau. Tout aurait poussé comme des plantes obscures, avec des tiges grotesques, des bavures de cellulose, des crevasses où grouille le charbon. Alors je les prendrais toutes, ces formes tétaniques, et je les mettrais en tas dans une chambre de la maison. Je vivrais bien au milieu d’une montagne de cailloux blancs et d’une jungle incendiée. Tout ça est connecté avec la chaleur. Elle décomposerait tout pour recomposer un monde pourri par la sécheresse; la simple chaleur. Avec elle, tout serait blanc, et dur, et fixé. Comme un bloc de glace au Pôle Nord, ça serait l’harmonie matérielle, grâce à quoi le temps ne coule plus. Oui, ce serait vraiment beau. Le jour, ce serait, chaleur plus chaleur, et la nuit, noir plus charbon.
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