E. Michèle eut un mal fou à trouver la maison d’Adam. L’autobus la déposa sur la route, au niveau du premier tournant après la plage. Elle regarda autour d’elle, les villas, les jardins, les collines qui se succédaient l’une à l’autre, s’enchaînant par courbes molles où la végétation était plus touffue qu’ailleurs, tout ça sans rien reconnaître qui pût l’orienter. Elle marcha lentement sur le remblai, posant ses sandales sur le revêtement de gravillons, on pouvait la supposer occupée à faire plier sa chaussure jusqu’à ce point précis, vers 30° d’inclinaison, où le cou du pied tend à l’extrême les lanières de cuir, et les fait grincer, une seule fois, avec un craquement sec qui délimite le rythme de la marche.

De la poche de sa veste, style anglais, elle tira un schéma qu’Adam avait tracé, un jour, au café, sur le dos d’un dessous de verre. Le morceau de carton était imprimé des deux côtés, avec quelque chose du genre de,


«Dégustez Slavia, c’est autre chose… et à votre santé!»


mais elle ne regarda pas cela; elle étudia le plan brouillonné au crayon par-dessus les mots de réclame; une ligne courbe représentait la baie, après le Port. Deux traits parallèles dessinaient la route, la route où elle se trouvait. Autour de la route, et en dessous du S de Slavia, il y avait plusieurs petits ronds, ou carrés, hâtivement formés, et Michèle se rappela le commentaire d’Adam:

«Là, il y a quelques baraques, un peu partout, sur toute la colline. Je ne te les mets pas toutes, parce qu’il y en a tellement que j’y passerai la sainte journée. Je te dis ça pour que tu ne croies pas que j’ai sous-estimé le paysage — Tiens, je te l’écris, là: baraques.»

Plus loin, deux autres lignes parallèles, mais plus serrées, tournoyaient entre les ronds et les triangles; c’était le sentier. À gauche et à droite du sentier, le carton avait été très légèrement hachuré, et on avait écrit sur les hachures un mot; l’usure l’avait rendu illisible. En remontant le sentier, et sur la gauche, il y avait un carré, parfait celui-là, visiblement dessiné avec application, et beaucoup plus grand que les autres. Il portait en son centre un épiphénomène: une sorte de croix de Saint-André. C’était là qu’habitait Adam, le petit point insignifiant du monde, celui qui fait qu’on le coche, qu’on le marque pour toujours quelque part, comme on gribouille un dessin obscène dans les portes des water, pour qu’il y ait au moins une fois un centre de gravité à tous les water de la terre.

Arrivée en haut des lignes parallèles du sentier, Michèle regarda sur sa gauche. Mais à cause des bourrelets du sud, des maisons et des arbustes, il lui fut impossible d’apercevoir le rectangle désigné par la croix. Elle dut partir à l’aventure, à travers l’embrouillamini des ronces, au risque de déboucher trop haut, ou trop bas, de violer une propriété privée. Au-dessous d’elle, la mer étalait un volume sphérique, piqué çà et là de voiles blanches. La réverbération du soleil se balançait comme un lustre de cristal, et les vagues restaient sur place, pareilles à des sillons. Le ciel était deux fois trop grand, et la terre, par endroits, particulièrement aux alentours de la ligne de montagnes qui barrait la route à l’horizon maritime, était mal agencée; les couleurs étaient criardes et les volumes souvent ajoutés les uns aux autres dans un drôle de mépris des notions les plus élémentaires de l’équilibre et de la perspective; on sentait que le paysage ne manquait pas une occasion, un coucher de soleil rose, une éclipse violacée, pour ne parler que de celles-là, d’être mélo à bon marché.

Michèle débouchait sans arrêt sur des sortes de clairières ou dénivellations, des cratères en forme de trous d’obus, où vivaient des couleuvres et des fourmis-lions, quand ce n’était pas sur des massifs de plantes piquantes. Plus loin, elle vit la maison d’Adam; elle se rendit compte qu’elle avait dû se tromper dans son interprétation du schéma, car elle avait abouti bien au-dessous du point indiqué.

Elle recommença à monter à travers la colline, sa chemise trempée de sueur, l’agrafe du soutien-gorge de son maillot à carreaux incrustée dans la peau de son dos par le tiraillement des épaules qu’elle penchait en avant. Cette fois, le soleil était derrière, projetait son ombre exactement dans le sens de la marche, et peignait en blafard la façade de la maison.

Adam, de la fenêtre, la vit arriver; il se ramassa un moment, indécis, cherchant à deviner qui était l’intrus; à moins de cinquante mètres, il reconnut Michèle. Rassuré, il quitta son poste d’observation et se rassit dans la chaise longue. Line voix enrouée de chaleur ou de fatigue le héla par son prénom.

«Adam! Hé-oh, Adam!»

L’appel était, dans cette portion de terre aride, tellement déplaisant, que, de peur qu’il ne se renouvelle, il sortit par la fenêtre et se campa sur le bord d’une plate-bande. Il écrasa sans s’en apercevoir deux fourmis rouge et noir, dont l’une portait une dépouille de bousier. Il attendit que Michèle ne fût plus distante que de quelques mètres, pour dire, avec un naturel parfaitement imité:

«C’est toi, Michèle? Viens.»

Il l’aida par la main à franchir les dernières mottes de terre; il la regarda s’arrêter, le souffle court, le visage luisant, les vêtements collés à la peau par l’humidité.

«Tu m’as fait peur», dit-il, «je me suis demandé un moment qui ça pouvait être.»

«Quoi? Qui voulais-tu que ce soit?» Michèle haletait.

«Je ne sais pas — on ne sait jamais…»

Il regarda son ventre nu, l’air préoccupé.

«J’ai reçu un sacré coup de soleil, là, autour du nombril», dit-il.

«Pourquoi — pourquoi faut-il que tu parles toujours de ton nombril, de ton nez, de tes mains ou de tes oreilles ou de quelque chose de ce genre?» répondit Michèle. Il ne fit aucun cas de la remarque.

«Je devrais me rhabiller», grogna-t-il. «Touche là un peu — non, pas là, sur mon ventre.»

Elle toucha sa peau et agita la main, comme si elle s’était brûlée.

«Va te rhabiller, alors.»

Adam acquiesça et rentra dans la villa, de la même façon dont il en était sorti; Michèle le suivit, mais, dans un sens, il ne s’en soucia pas. Après avoir enfilé sa chemise, il alluma une cigarette et se retourna vers la jeune fille. Il vit qu’elle portait un paquet dans la main gauche.

«Tu m’as amené quelque chose?» s’enquit-il.

«Oui, je t’ai apporté des journaux.»

Elle ouvrit le paquet sur le plancher et étala les journaux.

«Il y a une douzaine de quotidiens, un Match et une revue de cinéma.»

«Une revue? Quelle revue? Montre…»

Elle lui tendit la revue. Adam feuilleta quelques pages, les renifla, près de la reliure, et jeta la revue par terre.

«Intéressant?»

«J’ai pris ce que j’ai pu trouver.»

«Ah oui», dit-il; «Quelque chose à manger?»

Michèle secoua la tête.

«Non — mais tu m’avais dit que tu n’avais besoin de rien.»

«Je sais», dit Adam. «Et de l’argent? Tu peux me prêter de l’argent?»

«Pas plus de mille balles», dit Michèle. «Tu les veux maintenant?»

«Si possible, oui.»

Michèle lui tendit un billet; il la remercia, et fourra l’argent dans la poche de son pantalon. Puis il tira une des chaises longues dans la zone d’ombre et s’assit.

«Tu veux boire quelque chose? Il me reste deux bouteilles et demie de bière.»

Elle accepta; Adam alla chercher les bouteilles, prit un canif près du tas de couvertures et fit sauter la capsule d’une bouteille. Il la tendit à Michèle.

«Non, donne-moi plutôt la moitié qui te reste, ça me suffira.»

Ils burent au goulot sans s’interrompre, le temps de plusieurs bonnes gorgées. Adam reposa le premier sa bouteille, s’essuya la bouche et parla, comme s’il continuait à raconter une vieille histoire:

«À part ça, quelles nouvelles?» demanda-t-il; «Je veux dire, quelles nouvelles à la radio, à la télé, etc.?»

«Les mêmes que dans les journaux, tu sais, Adam…»

Il insista, les sourcils froncés.

«Bon, alors, disons autrement: quelles nouvelles en dehors de celles qui sont dans les journaux? Je ne sais pas, moi, mais quand on vit au milieu des autres, comme tu fais, ce n’est pas pareil? Il y a certainement des choses que les journaux, ou la radio, ne mentionnent pas, et que tout le monde sait? Non?»

Michèle réfléchit.

«Mais ce ne sont pas des nouvelles, alors. Sans ça elles seraient dans les journaux. Ce sont les opinions des gens, plutôt —»

«Appelle ça comme tu veux, les opinions des gens, les bruits qui courent — Qu’est-ce qu’on raconte? Est-ce qu’il y aura, du moins, est-ce qu’ils pensent qu’il y aura une guerre atomique, bientôt?»

«Atomique?»

«Atomique, oui.»

La jeune fille haussa les épaules:

«Je n’en sais rien, est-ce que je sais, moi? Non je ne crois pas qu’ils pensent ça — Je ne pense pas qu’ils croient qu’il y aura une guerre atomique — À vrai dire, je crois qu’ils s’en foutent.»

«Ils s’en foutent, eh?»

«Peut-être, oui…»

Adam ricana.

«O.K., O.K.», dit-il avec un soupçon d’amertume absolument pas justifiable, «ils s’en foutent. Moi aussi. La guerre est finie. Ce n’est pas moi qui l’ai finie, ni toi, mais ça ne fait rien. On en sort. Tu as raison. Seulement, un jour, c’est à désespérer, on voit venir de toutes parts de drôles d’animaux en fonte, peints en kaki, couleur de camouflage, des vrais tanks, qui foncent dans la ville. On voit des petites taches noirâtres qui déteignent sur tout le pays. On se réveille, on tire les rideaux, et ils sont là, en bas dans les rues; ils vont et viennent, on se demande pourquoi, ils ressemblent beaucoup à des fourmis, c’est à s’y tromper. Ils ont des espèces de tuyaux d’arrosage qu’ils traînent partout avec eux, et, plouf! plouf! avec un bruit très doux, ils envoient des jets de napalm sur les immeubles. Où est-ce que j’ai bien pu voir ça? La langue de flamme qui son du tuyau — elle continue toute seule dans l’air, un peu arquée, et puis elle s’allonge, s’allonge, elle entre à l’intérieur d’une fenêtre, et brusquement, sans que ça ait l’air de rien, voilà la maison qui brûle, qui éclate, comme un volcan, les murs qui s’écroulent, d’un seul bloc, ralentis par l’atmosphère chauffée à blanc, avec de gros ronds de fumée charbonneuse et le feu qui déboule de toutes parts comme si c’était la mer. Et les canons, et les bazookas, les balles dum-dum, les mortiers, les grenades, etc. et la bombe qui tombe sur le port quand j’ai huit ans et que je tremble et que l’air tremble et que toute la terre tremble et se balance devant le ciel noir? Le canon, quand ça part, demande-moi, ça sursaute en arrière, avec un joli mouvement souple, tout à fait comme une crevette, si on avance la main vers elle, les gros doigts boudinés et rougeauds parce que l’eau est froide. Oui, le canon quand ça part ça a un joli mouvement de machine huilée, un joli tic mécanique. Ça grogne, ça saute en arrière comme un piston, et ça fait de beaux trous trois cents mètres plus loin, des trous pas trop sales, qui font des mares, après, quand il pleut. Mais on s’habitue, hein, il n’y a rien à quoi on s’habitue mieux que la guerre. Ça n’existe pas, la guerre. Il y a des gens qui meurent tous les jours, et puis quoi? La guerre, c’est tout ou rien. La guerre, elle est totale et permanente. Moi, Adam, j’y suis encore, finalement. Je ne veux pas en sortir.»

«Stop une seconde, Adam, veux-tu? et d’abord, de quelle guerre tu parles?»

Elle avait profité de ce qu’Adam parlait pour finir sa bouteille de bière, tranquillement; elle aimait boire la bière sans se presser, à larges rasades longuement filtrées entre sa glotte et sa langue. Comptant presque les milliers de bulles gazeuses qui fuyaient dans sa bouche, fouillaient les moindres recoins et caries de ses dents, prenaient possession de tout son palais et remontaient jusqu’aux fosses nasales. Maintenant, elle avait fini, et comme ce que disait Adam ne l’intéressait pas, elle crut que c’était un bon moyen de l’arrêter. Elle répéta:

«Hein? De quelle guerre tu parles? De l’atomique? Elle n’a pas encore eu lieu. De la guerre de 40? Tu ne l’as même pas faite, tu devais avoir douze ou treize ans à ce moment-là…»

C’est donc ça, se dit Adam; c’est donc ça. L’atomique, elle n’a pas encore eu lieu. Et celle de 40, évidemment, je ne l’ai pas faite, je devais avoir douze ou treize ans à ce moment-là. Et même, à supposer que je l’aie faite, j’aurais été bien trop jeune pour m’en souvenir actuellement. Il n’y avait pas eu de guerres depuis, sans quoi elles auraient été mentionnées dans les manuels d’Histoire Contemporaine. Or, Adam le savait pour les avoir lus, relativement récemment, on ne signalait nulle part de guerre depuis celle contre Hitler.

Perplexe, il se tut; il écouta, et soudain, par hasard, il se rendit compte que tout l’univers respirait la paix. Il y avait ici comme ailleurs, sans doute, un merveilleux silence. Comme si chacun revenait d’une plongée sous la mer, et perçait la surface d’incidence des flots, portant au fond des oreilles, contre les tympans, deux boules de liquide tiède, sources de palpitations à peine rythmées, qui appuyaient sur le cerveau un no man’s land de chuintements, de ramages, de sifflements bienveillants, de la, de clapotements de cascades où les pires fureurs, les plus horribles extases, rendent un son de rivières et d’algues.

Ils passèrent le reste de la journée à l’écoute de cette paix, de ce peu de bruits qui venaient du dehors, ou des minuscules déplacements d’objets à l’intérieur de la maison. De toute façon, ce n’était pas un silence absolu; il avait parlé de chuintements et de sifflements; à cela, il fallait ajouter d’autres sons, des grincements, des froissements de couches d’air, le frôlement des poussières tombant sur des surfaces planes, amplifiés 1500 fois.

Au besoin, ils se tassèrent tous deux dans un coin, dans la pièce du premier étage, et ils firent l’amour mentalement, en pensant tout le temps:

«Nous sommes des araignées ou des limaces.» Et bien d’autres enfantillages semblables.

Vers le soir, ils atteignirent une sorte d’imperfection d’eux-mêmes, comme si tout ce qu’ils faisaient était raté, jusqu’à leurs moindres gestes, petits souffles, et qu’ils n’étaient plus que des moitiés de personnages. Dans cette salle de l’étage, exactement au-dessus de la chambre où vivait Adam, il y avait un grand billard couvert d’un tapis usé. C’est là-dessus qu’ils s’étaient allongés, côte à côte, les yeux fixés sur le plafond. Adam avait gardé sur sa figure un air d’ennui doublé de plaisir; sa main gauche traînait horizontalement sur le tapis du billard, la paume ouverte et tournée vers le ciel. Michèle alluma une cigarette, pour la satisfaction de faire tomber la cendre dans les trous du billard; elle regarda de côté, sans bouger la tête, le profil d’Adam; elle s’irrita quelques secondes de ce qu’il avait de délicat et de rassasié; elle dit qu’elle trouvait tout cela horrible, qu’elle avait l’impression d’attendre Dieu sait quoi, le train de Strasbourg, ou son tour chez le coiffeur.

Adam garda parfaitement sa pose, mais on sentit qu’il avait pensé, l’espace d’un instant, à bouger ses jambes, à lever les sourcils. Il parla sans remuer les lèvres et Michèle dut le faire recommencer.

«Je dis», reprit-il, «c’est ce qui me dégoûte chez les femmes.» Il ne cessa pas de détailler le plafond; il s’était aperçu en effet, qu’en visant bien au centre, et étant donné qu’il n’y avait aucune anfractuosité dans la peinture vert pâle uniformément étalée sur le plâtre, on n’était obnubilé par aucun relief; on ne voyait pas de murs, pas d’angles, et dès lors plus rien n’indiquait que la surface fût plane, en principe parallèle à l’horizon, caractérisée par une couleur vert pâle possédant au toucher une forme lisse, vaguement sablonneuse et en tout cas créée de main d’homme. En visant bien au centre, les yeux mi-clignés, on se trouvait tout d’un coup face à face avec une communication d’un ordre nouveau, qui faisait fi du relief, de la pesanteur, de la couleur, de la sensation tactile, de la distance, du temps, et qui vous enlevait toute envie génétique, atrophiait, mécanisait, était le premier jalon de l’anti-existence.

«C’est ça, qui me déplaît — Le besoin qu’elles ont d’exprimer toutes leurs sensations. Sans pudeur. Et presque toujours faux. Comme si, d’ailleurs, ça avait quelque importance pour les autres…»

Il ricana:

«On en est farcis, tous, de sensations! Je crois que c’est quand même plus grave de penser qu’on a tous les mêmes. Mais non, les gens préfèrent raconter, et puis passer à l’analyse, et puis de là bâtir des raisonnements — qui n’ont qu’une valeur documentaire, et encore.»

Adam poussa à bout le raisonnement:

«Voilà comment on fait de la métaphysique avec des cafés-crème, ou dans le lit, avec une femme, ou devant un chien écrasé dans la rue, parce qu’il a des yeux jaillis des orbites et le ventre qui a crevé en laissant échapper un flot de boyaux avec une mousse de sang et de bile.»

Enfin, il se releva et s’appuya sur les coudes. Il voulut persuader Michèle:

«Tu as l’impression d’attendre quelque chose, hein? Quelque chose de déplaisant, ou de plutôt déplaisant que dangereux? — C’est ça? Tu as l’impression d’attendre quelque chose de déplaisant. Eh bien. Écoute. Je vais te dire. Moi aussi. Moi aussi, j’ai l’impression d’attendre. Mais comprends-moi bien: moi, je n’en ferais pas de cas, de cette impression d’attente, si je n’étais pas certain qu’il va m’arriver — qu’il doit m’arriver, fatalement, un jour ou l’autre, ce quelque chose de déplaisant. Ce qui fait que maintenant, en fin de compte, je n’attends plus rien de déplaisant, mais quelque chose de dangereux. Tu comprends? C’est uniquement une façon d’avoir les pieds sur terre. Si tu m’avais dit ce que tu ne m’as pas dit, par exemple, que tu as l’impression d’attendre quelque chose, et que tu sais, tu comprends, tu sais que ce doit être la mort, alors, là, O.K. Je te comprends. Parce qu’on finit toujours par avoir raison, un jour, d’attendre la mort. Mais tu comprends, n’est-ce pas, ce n’est pas l’impression désagréable que tu as qui compte, mais le fait qu’il ne se passe pas un moment sans qu’on attende, consciemment ou non, sa mort. C’est cela. Ça veut dire, tu sais quoi? que dans un certain système de vie, qu’on met en application par le seul fait d’exister, tu laisses une part négative — qui ferme en quelque sorte parfaitement l’unité humaine. Ça me fait penser à Parménide. Tu sais la phrase où il dit, je crois, «Comment ce qui est pourrait-il bien devoir être? Comment pourrait-il être né? Car s’il est né, il n’est pas, et il n’est pas non plus s’il doit un jour venir à être. Ainsi la genèse est éteinte et hors d’enquête le périssement.» C’est ça qu’il faut dire. Il faut s’en douter. Sinon, Michèle, pas la peine de pouvoir penser. Ça ne sert à rien, Michèle, hein, à rien du tout de parler.»

Il pensa tout d’un coup, sans raison, qu’il avait blessé Michèle, et il le regretta, d’une certaine façon.

«Tu sais, Michèle», dit-il pour se racheter, «tu pourrais avoir raison. Tu pourrais me répondre, pourquoi pas, que tout implique tout — finalement, ce serait peut-être ce qu’il y a de plus parménidien…»

Ce fut à son tour de pencher son visage de côté, et d’observer, de ses deux yeux tout de même moins voyeurs, le profil de la jeune fille; il en retira la satisfaction d’avoir une jonction soudain possible, une cheville réelle entre les deux morceaux de son discours.

«C’est-à-dire que, dans le système du raisonnement dialectique — rhétorique me paraît plus exact de ce point de vue —, oui, dans ce système de raisonnement qui ne s’occupe pas des expériences, il suffit que tu me dises, «Quelle heure est-il?» pour que je traduise: Quelle, interrogation de spécificité, participe d’une fausse conception de l’univers, où tout est catalogué, classé, et où on peut choisir comme dans un tiroir de qualification convenant à un objet. Heure, le temps, notion abstraite, est divisible en minutes et en secondes, qui ajoutées un nombre infini de fois produisent une autre notion abstraite appelée éternité. Autrement dit, le temps comprend à la fois le fini et l’infini, le mesurable et l’incommensurable; contradiction, donc nullité du point de vue logique.

Est? L’existence; encore un mot, un anthropomorphisme par rapport à l’abstrait, dans la mesure où l’existence est la somme des sensations synesthésiques d’un homme. Il? Même chose. Il, n’est pas. Il, est la généralisation du concept mâle à une notion abstraite, le temps, et qui sert par-dessus le marché à une forme grammaticale aberrante, l’impersonnel, ce qui rejoint le truc de l’Est. Attends. Et toute la phrase a rapport à une histoire de temps. Voilà. Quelle heure est-il? Quelle heure est-il? Si tu savais comme elle me torture cette petite phrase! Où plutôt non. C’est moi qui en souffre. Je suis écrasé sous le poids de ma conscience. J’en meurs, c’est un fait, Michèle. Ça me tue. Mais heureusement on ne vit pas logiquement. La vie n’est pas logique, c’est peut-être comme une sorte d’irrégularité de la conscience. Une maladie de la cellule. En tout cas, peu importe, ce n’est pas une raison. D’accord, il faut bien parler, il faut bien vivre. Michèle, pourtant, autant ne dire que les choses strictement utiles, hein? Les autres, il vaut mieux les garder pour soi en attendant qu’on les oublie, en attendant qu’on ne vive plus que pour son propre corps, remuant rarement les jambes, ramassé dans un coin, plus ou moins bossu, plus ou moins sujet aux envies folles de l’espèce.»

Michèle continua à se taire, non pas vexée, mais attentive de tout son être à l’inconfort qu’avaient tramé, depuis des heures bientôt, les gestes dont on se souvient à peine les a-t-on produits, les mots qui ne se relient pas les uns aux autres, et tous les bruits rares ou microacoustiques de la maison et du dehors; elle découvrait peut-être, qui sait? qu’il y a au fond de l’oreille une sorte d’amplificateur dont il faut régler la tonalité sans cesse, et s’interdire de dépasser une certaine puissance, sous peine de ne jamais plus pouvoir comprendre.

«Quelle heure est-il?» dit Michèle en bâillant.

«Après tout ce que je t’ai dit, tu persistes?» dit Adam.

«Oui, quelle heure est-il?»

«Il est l’heure où, claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs…»

«Non, écoute, sérieusement, Adam — Je parie qu’il est plus de cinq heures.» Adam regarda sa montre:

«Tu as perdu» dit-il; «cinq heures moins dix.»

Michèle se leva, descendit du billard et marcha dans la pièce obscure. Elle regarda à travers les fentes des volets.

«Il y a encore du soleil, dehors» annonça-t-elle; puis, comme si elle s’était doutée tout d’un coup que le dos de sa chemise était trempé de sueur:

«Il fait vraiment chaud, aujourd’hui.»

«On est en plein été» dit Adam.

Elle boutonna son corsage (c’était en réalité une chemise d’homme ajustée), et, pas un instant tandis qu’elle accomplissait ces gestes, ses yeux ne quittèrent la fente du volet ni le peu de paysage qu’on y apercevait; elle était toute noire, sauf une raie blanche qui la divisait à la hauteur des sourcils. C’était comme si on avait disposé de leurs corps, les plaçant au milieu d’une ornière, et leur donnant à voir les choses incomplètement. Elle, dont la vue était limitée aux dimensions de la fente du volet, environ 1,5 cm sur 31 cm, lui, encore étendu sur le meuble, devinant à peine qu’elle regardait au-dehors.

«J’ai soif» dit Michèle; «il ne te reste pas une bouteille de bière?»

«Non, mais il y a une prise d’eau dans le jardin, de l’autre côté de la maison… La seule qui n’ait pas été fermée par la Compagnie des Eaux…»

«Pourquoi n’as-tu jamais rien à boire, chez toi? Ce ne serait pas difficile, je pense, d’acheter une bouteille de sirop de grenadine ou quelque chose de temps en temps.»

«C’est que je n’ai pas les moyens, petite» répondit Adam. Il ne bougeait toujours pas. «Tu veux qu’on aille prendre un verre, en ville, probablement?» Michèle pivota sur elle-même. Elle fouilla du regard la chambre, et l’ombre se refléta sur ses prunelles, en points noirs sur fond d’aveuglement.

«Allons à la plage, plutôt» énonça-t-elle.

Ils se mirent d’accord pour une promenade dans les rochers, le long du cap. En effet, il y avait une sorte de sentier de contrebandiers qui partait de la plage, et c’est là qu’ils marchèrent, l’un à côté de l’autre, sans dire trois mots. Ils croisaient des groupes de pêcheurs à la ligne qui retournaient chez eux, comme du travail, portant leurs cannes sur l’épaule. Ils suivirent sagement le chemin, longeant le bord de mer à une hauteur convenable, ni trop près de l’eau, ni trop sur la colline. La terre était plantée régulièrement de massifs d’aloès, pour le repos de l’œil et du cerveau. De la même manière, la surface de la mer était décorée presque géométriquement de crêtes pointues, qui simulaient les vagues. Tout avait l’aspect consciencieux d’une étoffe en pied-de-poule, d’un immense jardinet construit selon les normes du plaisir chez les scarabées ou les escargots.

Il y avait une bonne douzaine de maisons sur ce secteur de la colline; on devinait vaguement les nervures des tout-à-l’égout qui serpentaient à fleur de terre comme des racines. Quelques mètres plus loin, le sentier passait sous un blockhaus de ciment; un escalier raide descendait au fond d’un puits et en remontait chargé d’une chaude odeur d’excréments. Adam et Michèle contournèrent l’édifice sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un blockhaus. Il crut, plus simplement, que c’était une de ces villas modernes, et se demanda comment les propriétaires pouvaient accepter de vivre dans le voisinage d’une telle puanteur.

Le soleil avait entièrement disparu lorsqu’ils atteignirent l’extrémité du cap. Là, il ne restait plus aucune trace du sentier; il fallait sauter d’un bloc de rocher à un autre, presque au niveau de la mer, avec une seule moitié de ciel au-dessus de la tête, l’autre moitié étant cachée par le surplomb de la colline. En sautant d’un peu trop haut, Michèle se tordit le pied, et ils s’assirent tous les deux sur une dalle de roc, pour se reposer. Ils fumèrent: lui, deux cigarettes, elle, une seule.

À quelque cent mètres du rivage, un grand poisson avança, son corps cylindrique et noir surnageant à demi. Adam dit que c’était un requin, mais ils ne purent être certains, parce qu’à cause de la nuit qui approchait, ils ne purent distinguer si l’animal avait des ailerons ou non.

Le gros poisson tourna une demi-heure dans la baie, agrandissant chaque fois son cercle. Il n’y avait aucune perfection dans la spirale qu’il accomplissait; c’était plutôt une figure de folie, la description réelle d’une espèce de délire, où la bête sombre se perdait, heurtant à l’infini les couches de courants froids et chauds, de son nez aveugle. La faim, la mort ou la vieillesse rongeaient peut-être son ventre, et il rôdait n’importe où, presque navire par ses désirs, presque banc de sable par son imperfection, son éternité négative à peine visible.

Comme Michèle et Adam se levaient, il apparut une dernière fois, coulant entre les vagues son danger d’obus, puis il s’éloigna vers le large et s’anéantit. Michèle parla très bas, et se serra contre Adam:

«J’ai froid… j’ai froid, j’ai très froid…» dit-elle.

Adam ne refusa pas le contact du corps de la jeune fille; on peut même dire qu’il lui prit la main, la douce main fine et tiède, et qu’il répéta en marchant:

«Tu as froid? Tu as froid?»

À quoi Michèle répondit:

«Oui…»

Après cela, ce furent les trous dans les rochers; il y en avait de toutes les tailles, des grands et des moins grands; ils en choisirent un de taille normale, un trou à une place, et s’y vautrèrent de tout leur long. Surtout Adam: il ne passait pas de jour sans accomplir cette merveille: excitant au paroxysme son sens mythologique, il s’entourait de pierres, de décombres; il aurait aimé voir tous les détritus et ordures du monde pour s’y ensevelir. Il se centrait au milieu de la matière, de la cendre, des cailloux, et peu à peu se statufiait. Non pas sous la forme de ces sculptures de carrare, ou de ces christs moyenâgeux, qui étincellent toujours plus ou moins d’une imitation de la vie et de la douleur; mais à la manière de ces morceaux de fonte, vieux de mille ans ou de douze, qu’on ne déterre pas, mais qu’on reconnaît parfois, au son brouillé que jette la bêche quand elle les rencontre, entre deux mottes poudreuses. Comme une graine, tout à fait comme une semence d’arbre, il se dissimulait dans les fissures du sol, et attendait, béatifié, que quelque eau le germe.

Il bougeait un peu la main, vers la droite, doucement, déjà sûr de ce qu’il toucherait. Dans un instant d’une jouissance infinie, il sentait vaciller sa connaissance, un doute monumental s’emparait de son esprit; tandis qu’une certaine expérience, logique, mémorable, prétendait à lui faire reconnaître la peau de Michèle (le bras nu étendu à ses côtés), les doigts, aveugles, tâtonnaient à gauche et à droite et ne retrouvaient que le toucher granuleux, la dureté qui s’éboule, de la terre.

Adam semblait le seul à pouvoir mourir ainsi, quand il le voulait, d’une mort propre, cachée; le seul être vivant du monde qui s’éteignait insensiblement, non pas dans la décadence et la pourriture des chairs, mais dans le gel minéral.

Dur comme un diamant, anguleux, friable, au sein de la quadrature, fixé dans sa pose par un dessin géométrique, enfermé dans sa volonté de pureté, sans aucune de ces faiblesses propres aux bancs de montes qui gardent toujours dans leur frigorification collective la petite goutte humide scintillant à la jonction des nageoires, ou le voile sur l’œil, indices d’une mort douloureuse.

Michèle se releva, brossa ses vêtements à coups de main, et se plaignit:

«Adam — Adam, on s’en va?»

Puis:

«Adam, tu me fais peur comme ça, tu ne bouges pas, tu ne respires pas, on dirait un cadavre…»

«Idiote!» répondit Adam. «d’avoir interrompu ma contemplation! Maintenant, c’est fini, il faudrait que je recommence tout depuis le début.»

«Que tu recommences quoi?»

«Rien, rien… Je ne peux pas t’expliquer. J’étais déjà arrivé au végétal… Aux mousses, aux lichens. C’était tout près des bactéries et des fossiles. Je ne peux pas t’expliquer.»

C’était terminé; il savait maintenant que le danger était évité pour le reste de la journée. Il se relevait, il prenait Michèle par l’épaule et par la taille; il l’appuyait sur le sol et ôtait ses habits. Puis il la possédait, l’esprit concentré ailleurs, par exemple sur le corps plombé du requin qui devait décrire dans le monde des cercles de plus en plus grands, à la recherche du détroit de Gibraltar.


Plus tard, il cria «HAOH» et se mit à courir tout seul, à travers les rochers, le long du chemin qui le ramenait vers la plage, au milieu des buissons, des épines, de dalle de roc en dalle de roc, fouillant du regard les excavités sombres, devinant la foule des obstacles qui auraient pu le faire tomber, arracher la peau de ses tibias, le casser en deux, encore pantelant, avec un bruit de claque, en bas, sur une pierre plate, et le livrer en proie aux parasites dégoûtants. La nuit avait atteint une sorte de perfection noire; chaque objet était un nouveau désordre sur la carte de la région. Comme une peau de zèbre, la surface de la terre était striée de raies blanches et noires; les cercles concentriques des montagnes ressemblaient à des empreintes digitales posées les unes contre les autres, quelquefois les unes par-dessus les autres, sans permettre de repos. Les pointes des cactus avaient formé les faisceaux, dans l’attente d’une bataille mystérieuse.

La masse liquide, à gauche, ne déferlait plus; mer de glace; tout sommeil et tout acier, elle s’était changée en cuirasse métallique.

Adam courait maintenant au milieu d’un panorama de fer, non pas mort, mais vivant profondément, en devinette, d’une animation close qui devait se traduire en courants ou en bulles, à cent mètres sous terre; la croûte vernie du monde semblait un chevalier endormi dans son armure, immobile, mais possédé d’une vie en puissance, qui fait que le reflet glacial veut dire, sang, volonté, artères ou cerveau. Un feu sans fumée, un feu électrique couvait sous le sol noir. Et de ce feu, l’écorce de la terre prenait la puissance entière, au point qu’il paraissait que ces rochers, que ces mers, ces arbres et ces airs brûlaient encore plus fort, étaient les flammes d’une nature pétrifiée. Le sentier, déjà plus large, conduisit Adam au fond d’un puits, contre le blockhaus, l’imprégna de puanteur, et le fit jaillir de la volée d’escaliers. C’était le point culminant de la route. Le seul endroit de la côte où la vue se multipliait des milliers de fois, sur les trois étendues de la mer, de la terre, et du ciel. Au faîte de cette ascension Adam comprit tout d’un coup que courir était devenu inutile, et il s’arrêta, transi.

Venant du panorama, le vent frais le couvrit des pieds à la tête, transforma sa paralysie en douleur. Il resta debout sur ses jambes, proéminent comme un phare, contemplant sa propre intelligence dans l’univers, dont il était sûr à présent d’occuper éternellement le centre, sans relâche; rien ne pourrait rompre cette étreinte, l’ôter à cet encerclement, ni même la mort qui photographierait, un certain jour d’une certaine année, sa forme d’homme, entre deux lattes de bois, en plein quaternaire.

Il fit quelques pas en avant, contre le souffle d’air.

Il marcha, presque éclopé, comme s’il faisait face à une déflagration immense; sur un rocher en contrebas du chemin, il s’assit et jeta un coup d’œil indifférent vers l’horizon. Sa silhouette était totalement virtuelle, chétive comme un nerf sur le fond rouge sang d’une espèce de rêve.

Un bateau à voiles, à demi caché de l’autre côté de la mer, traînait imperceptiblement. Au bout d’un quart d’heure, Adam sentit le froid le gagner; il frissonna et commença à regarder vers le blockhaus, souhaitant de plus en plus qu’arrive Michèle, enfin essoufflée d’avoir couru derrière lui, et déconfite d’avoir perdu la compétition.

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