N. Soleil, un homme et une femme allongés sur un lit à deux places, dans une chambre aux volets à moitié fermés, un cendrier en terre cuite posé entre eux à même les draps, gris par endroits, brûlés en d’autres. La chambre est une chambre carrée, beige, trapue, vraiment encastrée au milieu du bloc de l’immeuble. Tout le reste de la ville est en ciment, en angles durs, en fenêtres, portes et charnières.

À côté d’eux, sur la table de nuit, un poste de radio allumé débite un flot de paroles seulement interrompu toutes les huit minutes par un îlot de musique.

«Par conséquent nous pouvons dire que la nouvelle année sera se montrera plus favorable au tourisme et cela nous ne pouvons que nous en réjouir étant donné l’importance considérable l’accent mis depuis toujours sur le tourisme et plus particulièrement le tourisme étranger qui constitue la principale ressource de notre beau pays (…) pour ce faire d’ores et déjà nous avons considérablement amélioré le système hôtelier tout le long de la côté, aménageant les établissements qui étaient insuffisants perfectionnant ceux qui n’étaient que normalement confortables et créant ainsi avec les hôtels plus modernes tout le complexe touristique devenu de plus en plus nécessaire à cause de la concurrence que fait l’étranger et en particulier les pays du Sud tels que l’Italie l’Espagne ou la Yougoslavie (…) eh bien monsieur Duter nous vous remercions vivement pour les renseignements que vous avez bien voulu nous donner et et nous vous disons à très bientôt pour une nouvelle interview sur l’économie touristique de la région. (…) il est exactement quatorze heures neuf minutes trente secondes, Radio-Montecarlo a choisi Lip pour vous donner l’heure exacte … Quatorze heures, c’est aussi l’heure de la détente mais pas de n’importe quelle détente la seule détente qui réconforte la détente-Café … savourez l’arôme d’un bon café, chaud ou glacé selon votre goût et détendez-vous détendez-vous détend…»

Sur la même table de nuit, il n’y a pas de réveil, ni de pendule. L’homme a gardé sur son poignet une montre-bracelet, qui fait un petit habit de cuir sur toute sa peau: à part la montre-bracelet, il est nu. La femme aussi est nue; elle porte une alliance au quatrième doigt de la main droite. Entre l’index et le médius de la même main, elle serre une cigarette dont le papier mouillé de sueur, écrasé, modèle les brins de tabac. Et elle fume.

Les habits sont roulés en boule, sans aucun soin, sur une chaise; poussés tout contre l’angle du dossier et du siège. Sur le devant du poste de radio, il y a une photo insérée contre l’indicateur des longueurs d’ondes; elle représente le même homme et la même femme, habillés cette fois, dans une rue de Rome; lui sourit, elle non. De l’autre côté de la photo, ils ont marqué leur nom:

Mme et M. Louise et Jean Mallempart

Il y a deux ans qu’ils ont ainsi écrit leur nom, pour plaisanter, parce qu’ils allaient se marier le mois d’après: ils l’avaient imaginé. Mais tout cela doit être vieux, à présent. Deux étés de chaleur, ou peut-être la brûlure des lampes de la radio ont complètement gondolé la photographie. Il n’y a rien de terriblement tragique, ou de ridicule, dans la chambre où, à cette heure, au troisième top exactement quatorze heures dix minutes, avec, soleil, volets tirés, sueur, musique d’orgue de cinéma, rien de bien précis ne bouge, à part la main de la femme qui fume, et l’œil rond de l’homme Jean Mallempart qui brille en haut de sa tête.

Dans l’épicerie, au bas de l’immeuble moderne, assez neuf, dans l’épicerie qui s’appelle «Alimentation Rogalle», le calendrier dit qu’on est à la fin du mois d’août, qu’on approche de la fin du mois d’août, quelque chose comme le 26, ou le 24. C’est écrit sur le carré d’éphéméride blanc vendu sous le nom de «drolatique» à cause d’une phrase d’humour par jour, aujourd’hui c’est: qu’est-ce qui fait «toc» une fois sur mille — un mille-pattes avec une jambe de bois, que surmonte un carton où pose une femme blonde vêtue d’une robe à pois. Elle tient un verre à la main, et on a, en lettres majuscules rouges, précisé ce qu’elle boit: «BYRRH» «Apéritif». Tout est chaud, presque bouillant. Ce sont ces odeurs fades de géraniums, et ces bruits de pneus qui glissent sur les routes. Nous sommes en été, et tout près de la fin du mois d’août. Sur les plages, les chaises longues crissent sous le poids des dos larges, bronzés, graisseux; les lunettes noires gémissent quand on les plie. Dans une ou deux salles à manger, simultanément, une fourmi rouge mange à même la feuille de matière plastique verdoyante qui imite la rose jaune ou l’œillet rose.

Les hommes et les femmes entrent dans l’eau; ils se baignent doucement, attendent un instant, les deux bras levés en l’air, que les vaguelettes d’un hors-bord au large les rejoignent et mouillent quelques centimètres de plus sur leurs ventres, puis se jettent en avant, la tête haute, perdent pied, et progressent dans l’élément qui peu à peu les dépouille de leurs noms et les rend ridicules, pantois, spasmodiques.

Toute l’eau est ronde, peinte en bleu criard; à peine à cinquante centimètres du rivage, un petit garçon en maillot de bain, assis dans la mer, compte avec ses doigts les ordures refoulées par le courant. Il trouve:


  une peau de banane

  une demi-orange

  un poireau

  un bout de bois

  une algue

  un lézard décapité

  un tube d’Artane, vide, cabossé

  deux amas bruns, d’origine inconnue

  une espèce d’excrément de cheval

  un morceau de tissu de Bedford Cord

  un mégot de Philip Morris


Sur la promenade, toujours au soleil, au carrefour avec le boulevard de la Gare, une vieille dame meurt d’insolation. Elle meurt très facilement, presque plusieurs fois tant c’est facile. En tombant, à plat ventre sur le trottoir, sans un mot, elle heurte de la main l’aile avant d’une voiture en stationnement, et sa vieille main desséchée se met à saigner imperceptiblement, tandis qu’elle meurt. Tandis que les gens passent, tandis qu’on recherche les gendarmes, le curé ou le médecin, et qu’une femme qui regarde se fige et récite tout bas

«Je vous salue Marie

Pleine de Grâces

Le Seigneur est avec Vous

etc.»

Un type italien, assis sur un banc, sort un paquet de cigarettes italiennes de sa poche. Le paquet est aux trois quarts vide, si bien que le nom, «Esportazione» se dépare de sa richesse et flotte sur les flancs du papier comme un fanion flapi. Il sort une cigarette, et ce qu’on pouvait attendre arrive: il fume. Il regarde les seins d’une jeune fille qui marche. Les pull-overs collants, genre marinier, qu’on vend à Prisunic. Deux seins.

À force de blocs, d’immenses rectangles gris, de ciment sur ciment, et de tous ces lieux anguleux, on passe vite d’un point à un autre. On habite partout, on vit partout. Le soleil s’exerce sur le granule des murs. À force de cette série de villes anciennes et nouvelles, on est planté en plein dans le tumulte de la vie: on vit comme dans des milliers de bouquins accumulés les uns sur les autres. Chaque mot est une incidence, chaque phrase une série d’incidences du même ordre, chaque nouvelle une heure, ou plus, ou moins, une minute, dix, douze secondes.


Avec les mouches qui volent autour de sa tête, et ce cri d’enfant ébouillanté qui sort d’au fond des cours. Mathias essaie d’écrire son roman policier. Il écrit à la main, sur du papier d’école.

«Joséphime arrêta la voiture:

— tu veux descendre ici?

— Ok, sonny, dit Doug.

À peine descendu, il le regretta.

— T’aurais mieux fait de ne pas faire le con.

La belle Joséphime avait sorti un petit revolver incrusté d’argent, merveille d’orfèvrerie belge, et maintenant elle dirigeait le museau de l’arme droit sur l’estomac de Doug.

Si c’est pas malheureux, pensa Doug, les femmes se mettent aussi à vouloir me canarder. Et mon fameux sex-appeal, alors?

— Alors, qu’est-ce qui va se passer, maintenant? ricana Doug; tu sais, j’ai une assurance-vie.

— J’espère pour ta veuve qu’elle est de taille, dit Joséphime.

Et elle pressa sur la détente.»

et Douglas Dog mourut, ou ne mourut pas.

Mais on voit toujours pas mal de vignes vertes, bleues de sulfate, à travers beaucoup de fenêtres. Les enfants ramassent des escargots dans les petits sentiers, au soleil: les gastéropodes se sont tapis dans leurs coquilles, confiant aveuglément leurs vies aux minces joints de bave caoutchoutée qui font ventouse sur les tiges des lauriers. Les terrasses des cafés sont pleines: au Café Lyonnais, sous des lambris rouges, les gens se sont assis et parlent.

À la plage peut-être?

Garçon, un bock. Un bock.

Un bock.

Billets pour la Loterie Nationale! À qui le gros lot?

Pas à moi merci.

Garçon un vin rosé.

Un vin rosé oui monsieur.

Voilà.

Combien?

Un franc vingt monsieur.

Tenez, service compris.

Oui monsieur.

Merci.

Jean on se met où?

J’ai vu M. Maurin hier et savez-vous ce qu’il m’a dit?

Ah oui c’est un numéro.

Jamais. C’est impossible parfaitement impossible.

Après ça en tout cas moi je m’en vais faire mes courses hein j’ai pas mal de choses à acheter le beurre la viande le ruban pour la robe de chambre…

On s’en va? Garçon?

Mais qu’est-ce que ça peut foutre, je vous le demande qu’est-ce que ça peut bien foutre alors alors il m’a dit tout de même… Mais qu’est-ce que ça peut lui foutre hein qu’est-ce?


Le café est un bel établissement où le rouge sombre domine, aussi bien sur les tables que sur les murs; les tables, toutes rondes, sont placées géométriquement sur le trottoir, au point que, par journées de soleil, le store étant tiré, l’on pourrait croire voir du deuxième étage de l’immeuble, les pions d’un jeu de dames monochromique disposés avant la bataille. Sur les tables, les verres sont simples, et portent parfois sur leurs bords, une tache demi-lunaire de crème Chantilly et de rouge à lèvres mêlés.

Les garçons sont habillés de blanc: à chaque commande, ils apportent sur les tables en même temps que les verres, des soucoupes de couleurs différentes, selon le prix de la consommation; les hommes et les femmes boivent, mangent, parlent, sans faire de bruit: les garçons, aussi, glissent en silence, des plateaux vides ou pleins à la main, des torchons sous le bras gauche, avec des ondulations de nageurs de fond. Le bruit vient surtout de la rue; il est multiple quoique de sa diversité même il parvienne à former un ensemble riche et d’une tonalité sensiblement monophone, comme, entre autres, le bruit de la mer, ou le froissement continu de la pluie: une seule note audible à laquelle viennent s’ajouter des millions de variantes, de tonalités, de modes d’expression; talons des femmes, klaxons, moteurs des autos, motos, et autocars. Un la donné par tous les instruments d’un orchestre, simultanément.

Le mouvement matériel est unique: les masses grises des voitures qui font la chaîne au fond du paysage. Il n’y a pas de nuages dans le ciel, et les arbres sont parfaitement immobiles, comme faux.

Le mouvement animal, au contraire, est à son comble: le long du trottoir, les promeneurs et les piétons marchent; les bras se balancent, s’agitent; les jambes se tendent, reçoivent le poids du corps, à peu près 80 kilos, et fléchissent un instant, puis deviennent des leviers sur lesquels le reste du corps décrit une infime parabole. Les bouches respirent, les yeux roulent rapidement dans leurs orbites humides. Les couleurs se mobilisent et atténuent leurs propriétés purement picturales; le blanc, en bougeant, s’animalise. Le noir se négrifie.

C’est de tout cela qu’il tire sa douceur, son mépris un peu sinueux, un peu aigre, comme s’il avait inventé la lune ou écrit la Bible.

Il marche dans les rues et ne voit rien. Il longe des squares entiers, des boulevards entiers, désertés, bordés de platanes, de marronniers, il passe devant de vraies préfectures, des mairies, des cinémas, des cafés, des hôtels, des plages et des arrêts d’autobus. Il attend des copains, des filles, ou personne; souvent ils ne viennent pas et il est fatigué d’attendre. Il ne cherche pas de raisons, rien de cela ne l’intéresse, et peut-être qu’après tout cela ne le regarde pas. Alors il recommence à marcher tout seul, le soleil s’éparpille à travers le feuillage, il fait frais à l’ombre, chaud au soleil. Il perd son temps, il s’agite, il marche, il respire, il attend la nuit. Gageons qu’à la plage il a vu Libby, et qu’il lui a parlé, vautré sur les galets poussiéreux. Elle lui a parlé chiffons, trucs de jeunes, musique classique, etc. Le mauvais film qu’elle a vu. — C’est en s’occupant de pareilles choses qu’on oublie les autres; finalement ça fait du bien, et l’on se sent petit à petit redevenir homme invulnérable, héros, projetant toute sa concentration de matière cervicale sur un tas de galets sales et de bruits de ressac. Après, une heure après, on retourne dans la rue tout fier et tout flageolant tel un athlète hébété. Il n’y a plus de tragique? Allons donc, restent les petits détails, les idées générales, les cornets de glace, la pizza à cinq heures, le Ciné-Club et la Chimie Organique:


RÉACTIONS DE SUBSTITUTION


les atomes d’H peuvent être remplacés

successivement par certains atomes de même valeur

tels que Cl. Il faut soumettre à la lumière.

(et le brome) (Br)

CH4 + Cl2 = CH3Cl + ClH

CH3Cl + Cl2 = CH2Cl2 + ClH

CH2Cl2 + Cl2 = CHCl3 + Cl4

CHCl3 + Cl2 = CCl4 + Cl4

(Tétrachlorure de carbone)

Nous, d’abord, on n’a plus de réflexes psychologiques: c’est perdu. Une fille est une fille, un bonhomme qui passe dans la rue, c’est un bonhomme qui passe dans la rue; c’est quelquefois un flic, un copain ou un père, mais c’est avant tout un bonhomme qui passe dans la rue. Demandez, qu’est-ce qu’on vous répondra? «C’est un bonhomme qui passe dans la rue.» Ce n’est pas que nous soyons dispersés, non; nous serions même plutôt fonctionnaires: d’une sorte de rigueur: les fonctionnaires des heures creuses.

Comme cette femme, Andréa de Commynes. La seule au visage un peu plâtré, un peu pâle au milieu des autres bruns et luisants; la seule qui cache des yeux verts derrière des lunettes noires, et qui lise, une main prise dans la boucle, de son collier de bronze, l’autre sur la reliure de son bouquin de cuir. Les vers ont mangé les pages, et le titre s’étale sur le dos du livre, martelé en lettres inégales, dont la couleur a disparu:

INGOLDSBY LEGENDS

Sans oublier cet avion qui traverse le ciel tout nu, silencieusement; sans oublier cette statue sur laquelle le soleil pleut depuis six heures du matin, et qui représente, elle aussi, un homme nu au centre d’une vasque. Et les pigeons, et l’odeur de la terre sous les trottoirs, et les trois vieilles femmes assises sur le banc, hochant la tête devant des tricotages éternels.

Ou bien le mendiant, qu’on appelle le Siffleur. Qui est un type comme on en voit peu. On l’appelle ainsi parce que lorsqu’il ne mendie pas, il se promène dans toutes les rues en sifflant un vieil air de tango: Arabella. Puis il s’arrête, il se tasse dans un vieux recoin de mur, de préférence où domine le jaune des urines de chiens et d’enfants; il relève la jambe de son pantalon, du côté du moignon, et il interpelle les touristes qui passent. Quand un s’arrête, il précise:

«Je vis comme je peux. Je me débrouille.

Je vends des vieux papiers. Dites, vous

n’auriez pas quelque chose? Une petite

pièce pour un pauvre infirme, quoi?»

L’autre dit:

«Ah non, je suis complètement fauché aujourd’hui.»

et:

«Vous aimez ça?… ce, heu, cette vie?» il dit:

«Ma foi, je ne me plains pas.» puis:

«Alors, c’est bien vrai? Pas même une petite cigarette pour moi? Monsieur? Pour moi, pauvre infirme?»

Son moignon fait des croûtes à l’air libre. Il ressemble souvent à cette espèce de légume qu’on vend au marché, l’été. Des milliers d’autos se rendent en file indienne au «Grand Prix Automobile». Il y aura peut-être un, deux morts. On mettra de la sciure par terre, et on attendra le journal du lundi. Ce sera: «Tragique bilan des Courses du Grand prix» et pas plus mal qu’ailleurs.


Hornatozi fait suivre sa femme. Hornatozi, le fils de la maison de graines Hornatozi Père et Fils. Il va travailler dans son bureau de bois clair, et de temps à autre, il tire de sa poche la photographie de sa femme. Hélène est grande, jeune et rousse. Comme Joséphine, comme Mme Richers, elle porte souvent des robes noires. Hornatozi sait qu’avant-hier, entre 3 heures et 3 heures 30, elle est allée au numéro 99 de l’avenue des Fleurs. Sur la photographie, souillée par l’application de doigts, Hélène Hornatozi sourit face au néant, sa tête légèrement inclinée sur son épaule gauche. Elle porte ce sourire à la dérive, et de ses lèvres arquées s’envole le mystérieux saint-esprit qui crée les rapports entre hommes; il semble qu’elle soit morte là, couchée sur le marbre de la pellicule, et qu’elle offre, sous son effigie verglacée les derniers restes de son corps de femme, un paquet d’os blancs sur fond noir, un masque vidé de chair où les couleurs se sont inversées; flottant entre l’air et ce paravent translucide, le souvenir d’Hélène se contracte dans sa crampe négative et mortuaire, et les yeux, à prunelles blanches sur sclérotique noire, percent de deux trous le rempart des vivants, les faisant irréductiblement croire aux fantômes; c’est de cette mémoire fixée par les bains révélateurs que la femme tire toute sa puissance; un impondérable de malfaisance attire les regards sur son corps voluptueux, bâti pour l’amour; sous les doigts d’Hornatozi, la silhouette blanche doublée de noir brûle de mille feux de jalousie. Ses pouces plaqués sur la bordure transpirent doucement et vont laisser, une fois de plus, les rides graisseuses de leurs empreintes. Il se penche, maintenant, son regard hypnotisé droit dans les deux grandes orbites creuses où la nuit parait commencer; car il voudrait faire ce voyage, serait-ce en esclave, pour retrouver au bout de ses peines la délicieuse intimité de jadis, la tiédeur de l’être caché dans l’être, l’innocence, les envies assouvies, un enterrement presque alcoolique; mais elle, la femme dont il ne sait plus si elle est morte ou si elle l’a trompé, lui refuse d’une simple constatation de sa muraille de celluloïd, l’accès en son étrange domaine, et c’est en vain qu’il se courbe vers le carton luisant, et c’est en vain qu’il respire vite, la bouche jetant des halos de buée sur l’image, et c’est en vain que se gonfle sa veine temporale et que s’affaissent ses épaules. Voilà que déjà la méchanceté est abstraite, que les pouvoirs maléfiques se sont détruits; il ne demeure d’aigu sur la photographie, qu’un reflet venu de la fenêtre, répercuté par les ondulations du papier, et qui court d’un bord à l’autre, prisonnier, ridicule et par conséquent humain, comme une bulle sur un bol de bouillon.


En bas, sur une longue étendue plate et poussiéreuse, toujours au soleil, en pleine chaleur, il y a des quais; des bateaux, des grues à charbon; la Maison des Douanes; sur les docks, onze dockers travaillent. Toutes les trois minutes, la poulie décharge par terre une balle de coton ou de bois. Dans la perle d’odeur fade, le bruit coulissant, le blanc et l’air qui sursaute, les charges s’affaissent sur les docks.

Dans une chambre d’hôtel obscure, un étudiant nègre lit un policier de la Série Noire. Les vieilles femmes regardent avec des jumelles au fond des mansardes.

Louise Mallempart, vague et claire au fond des replis soyeux des draps, pense à une table, garnie d’une nappe à fleurs, au milieu de laquelle trônerait un seul grand verre d’eau froide.


Tout cela, c’est la chaleur qui s’étend en ramures, qui rampe très bas sur la terre. Un souffle minuscule, tremblotant, fait des rides autour des objets. Le sol, l’eau, ou l’air sont des amas de particules noires et blanches, qui se brouillent comme un million de fourmis. Il n’y a plus rien de vraiment incohérent, plus rien de sauvage. On dirait que le monde a été dessiné par un enfant de douze ans.

Le petit Adam a bientôt douze ans; le son, dans la ferme, pendant qu’il pleut dehors, pendant qu’il entend qu’on ramène les vaches dans les chemins creux, pendant qu’il écoute que l’angélus sonne, qu’il sent que la terre se flétrit, il prend un grand carton bleu et il dessine le monde.

En haut du carton bleu, à gauche, il fait une boule rouge et jaune avec ses crayons de couleur; c’est comme le soleil, à ceci près qu’il n’y a pas de rayons. Pour équilibrer, de l’autre côté, en haut à droite, il fait une autre boule: bleue, avec des rayons. Celle-là est le soleil puisqu’il y a des rayons. Puis il fait une ligne droite qui barre le carton au-dessous du soleil-lune et de la lune-soleil. Avec son crayon vert, il trace de petits traits verticaux plantés dans l’horizon. Ce sont des blés, des herbes. Certains ont des barbes, et ce sont des sapins. En noir, dans le ciel de craie blanche, un cheval à pattes d’araignée rue dans un bonhomme fait de boîtes de conserves et de cheveux. Et en marron, en violet, cernées de jaune, il dessine de grosses étoiles, partout où le carton peut en contenir. Au centre des étoiles, une espèce de point noir métamorphose l’astre en animal vivant qui nous considère de son noyau de bactérie, de son drôle d’œil unique de ciron.

C’est un monde bizarre, tout de même, qu’il dessine, le petit enfant Adam. Un univers sec, quasi mathématique, où tout se comprend facilement, selon une cryptographie dont la clé est imminente; dans la ligne marron qui cadre le carton, on peut installer sans fatigue un peuple nombreux: les commerçants, les mères, les petites filles, les diables et les chevaux. Ils y sont fixés trait pour trait, et leur matière est indissoluble, indépendante, compartimentée. C’est presque à croire qu’il y a une sorte de dieu en boîte qui commande tout, au doigt et à l’œil, et qui dit à toutes choses, «soyez». C’est à croire aussi que tout est dans tout, indéfiniment. C’est-à-dire, aussi bien dans le dessin maladroit d’Adam enfant, que dans le calendrier de l’Alimentation Rogalle, ou dans un mètre carré de tissu Prince-de-Galles.

Pour donner un autre exemple d’une folie devenue familière à Adam, on pourrait parler de cette fameuse Simultanéité. La Simultanéité est un des éléments nécessaires à l’Unité qu’Adam avait un jour pressentie, soit au cours de l’histoire du Zoo, soit à cause du Noyé, soit à propos de bien d’autres anecdotes qui sont volontairement oubliées ici. La Simultanéité est l’anéantissement total du temps et non du mouvement; cet anéantissement doit être conçu, non pas forcément sous forme d’expérience mystique, mais par un recours constant à la volonté d’absolu dans le raisonnement abstrait. Il s’agit, à propos d’un acte quelconque, mettons, fumer une cigarette, de ressentir indéfiniment durant le même geste, les millions d’autres cigarettes vraisemblablement fumées par des millions d’autres individus sur la terre. Sentir des millions de légers cylindres de papier, écarter les lèvres et filtrer quelques grammes d’air mélangé de fumée de tabac; dès lors, le geste de fumer devient unique. Il se métamorphose en un Genre; le mécanisme habituel de la cosmogonie et de la mythisation peut intervenir. Ce qui est, en un sens, aller en direction opposée au système philosophique normal, qui part d’un acte ou d’une sensation, pour aboutir à un concept facilitant la connaissance.

Ce processus, qui est celui des mythes en général, comme, par exemple, la naissance, la guerre, l’amour, les saisons ou la mort, peut être appliqué à tout: chaque objet, une éclisse d’allumette sur une table d’acajou verni, une fraise, le son d’une horloge, la forme d’un Z sont récupérables sans limite dans l’espace et le temps. Et, à force d’exister des millions et des milliards de fois, en même temps que leur fois, ils deviennent éternels. Mais leur éternité est automatique: ils n’ont nul besoin d’avoir jamais été créés, et se retrouvent en tous siècles et en tous lieux. Il y a tous les éléments du téléphone dans le rhinocéros. Le papier émeri et la lanterne magique existèrent toujours; et la lune est bien le soleil et le soleil la lune, la terre mars jupiter un whisky and soda et ce drôle d’instrument qu’on va bientôt découvrir, qui servira à créer des objets, ou à les détruire, et dont la composition est déjà connue par cœur.

Pour bien comprendre cela, il faudrait, comme Adam, essayer la voie des certitudes, qui est celle de l’extase matérialiste. Ainsi le temps se rapetisse de plus en plus; ses échos se font de plus en plus courts; comme un mouvement de balancier qui n’est plus soutenu, les années d’avant deviennent rapidement des mois, les mois des heures, des secondes, des quarts de seconde, des 1/1000es, puis, tout à coup, d’un seul coup, plus rien. On a abouti au seul point fixe de l’univers, et l’on est à peu de chose près, éternel. C’est-à-dire un dieu, puisque n’ayant ni à exister, ni à avoir été créé. Il n’est pas question d’immobilisation psychologique, ni à proprement parler de mysticisme ou d’ascèse. Car ce n’est pas la recherche d’une communication possible avec Dieu, ni le désir d’éternité qui motivent cette expression. Ce serait une faiblesse de plus de la part d’Adam de vouloir triompher de la matière, de sa matière, en employant les mêmes mobiles que cette matière.

Ce n’est pas franchement une question de désir; comme tout à l’heure ce n’était pas franchement une question des cigarettes que l’on peut fumer sur la terre. Non, ce qui agit Adam, c’est la réflexion, la méditation lucide. Partant de sa propre chair humaine, de sa somme de sensations présentes, il s’anéantit par le double système de la multiplication et de l’identification. Grâce à ces deux données, il peut raisonner aussi bien dans le futur que dans le présent et le passé. Dans la mesure où on prend ces mots à leur juste valeur, c’est-à-dire en tant que mots. Ou dans le proche ou dans le lointain. Peu à peu il s’anéantit par l’autocréation. Il exerce une sorte de sympoésie, et finit non pas dans Beauté, Laideur, Idéal, Bonheur, mais dans oubli et absence. Bientôt il n’existe plus. Il n’est plus lui-même. Il est perdu, faible parcelle qui continue à se mouvoir, qui continue à se décrire. Il n’est plus qu’un vague revenant, seul, éternel, démesuré, terreur des vieilles femmes solitaires, qui se crée, meurt, vit et revit et s’engloutit dans l’obscur, des centaines, des millions et des milliards d’une fois infinie, ni l’un ni l’autre.

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