R. Il était enfin, maintenant, à l’ombre; assis au frais dans une petite chambre propre, que l’orientation vers le Nord protégeait hermétiquement du soleil. Là, il n’y avait pour ainsi dire aucun bruit, sauf le léger clapotis d’une eau se déversant quelque part d’un tuyau dans un réservoir, et les cris d’enfants, très loin, dans un parc, à 5 heures de l’après-midi, entre les tas de sable et les bancs. Parallèlement à la ténuité des sons, les murs donnaient une idée de faiblesse; ils étaient faits de briques creuses, et recouverts d’une couche de plâtre et d’une couche de peinture, couleur crème, pleine de granules. Ils devaient dégager, été comme hiver, une douce humidité. La fenêtre était ouverte exactement au milieu du mur externe. Elle était garnie de barreaux qui projetaient des interférences d’ombres verticales et horizontales sur les couvertures du lit et sur le pyjama à raies. Les barreaux, au nombre de trois verticaux et de deux horizontaux, compartimentaient un ciel pareil aux murs. C’était une division arbitraire, mais cependant harmonieuse, et dont le chiffre, douze, faisait bizarrement songer aux Maisons du Ciel selon Manilius.

Adam y songeait précisément, à cet instant, assis en pyjama rayé sur le bord du lit de fer. On lui avait donné le droit de fumer, et il en usait, ainsi que d’un cendrier en matière plastique. La cigarette qui brûlait, tête en bas au fond du cendrier, l’aidait à sustenter une pensée sans limites, impossible à interrompre tant que le tabac durerait. On lui avait coupé les cheveux et rasé la barbe, et sa tête à nouveau très jeune, était tournée vers le rectangle monochrome de la fenêtre; Adam avait déjà trouvé le moyen de choisir un des compartiments formé par l’intersection des barreaux; par mauvais goût, ou par hasard, il avait choisi le huitième à partir de la gauche. En tout cas, que le choix fût délibéré ou non, Adam savait bien que, d’après Manilius, la Huitième Maison du Ciel est celle de la Mort. Sachant cela, il ne lui était plus guère possible d’être sincère; tout ce qu’il pouvait imaginer ou croire d’après ce fait unique (et quelles que soient les données angulaires, quadrille, sextile, etc. vérifiables ou non sur l’écliptique, la ligne Nord-Sud, le méridien, le Premier Vertical, assimilables ou non aux fameux points de l’Équateur, 30 et 60°— Que l’on considérât ou non avec Manilius que la Huitième Maison du Ciel était la Troisième en puissance —) était sans importance; il avait joué à ce jeu-là comme on joue à la bataille navale, au pendu, à la marelle, aux quelle-différence-y-a-t-il? en acceptant à priori les règles de base. Ceci dit, ce n’était plus trop lui-même. Et qui plus est, ce n’étaient plus trop les barreaux de la fenêtre, non plus; c’étaient 6 croix mêlées, dans le genre de:

qui formaient des cadres pour d’autres signes, Aglaon, Tetragrammaton, avec 2 croix de Malte, une croix gammée inversée, et une étoile Judéenne, ou bien, Ego Alpha et Oméga, ou encore, une alternance d’étoiles Judéenne et de soleils.

Si on s’était métamorphosé tout d’un coup en fenêtre, ou si on avait été face à face avec lui, on l’aurait vu se tenir assis bien droit sur le bourrelet extérieur du matelas, la tête un peu penchée en avant, les mains déposées sur les genoux, comme celles de quelqu’un en train de lire l’heure. Vu ainsi, il avait l’air de penser, ou d’avoir froid. Il se contentait de regarder le même point, à gauche.

Sous ses pieds parallèles, le parquet était composé de carrelages rouge sombre, autrefois vernis, dont les tomettes étaient hexagonales et dotées d’une telle rigueur géométrique, qu’elles ressemblaient à des formats réduits de la chambre elle-même. Le jour, en entrant par la fenêtre, devait être soumis à une réverbération prolongée, comme si les cloisons avaient été recouvertes de miroirs biseautés. C’était le poli de la peinture, et les innombrables facettes des granulations, qui reflétaient la lumière et la faisaient rebondir sans cesse d’un point à un autre. Lui, Adam, connaissait la pièce pour l’avoir examinée à fond dès le début: quoique exiguë, il lui accordait un aspect familier, assez familial, pour tout dire soulageant. C’était profond, et dur, et austère. Tout, particulièrement les murs, avait un relief froid et réel. Cependant, c’était, sans la voir, cette froideur même qu’il goûtait; il ne détestait pas cette matière, parce qu’il y avait un jeu implicitement engagé: un jeu où il fallait que ce fût lui qui s’adaptât, lui qui se pliât, et non point les choses. Il savait qu’il y réussissait, à chaque coup; il restait dur, insensibilisé, immobile, et sa température baissait. De 36,7° à 36,4°. Assis à la droite de sa cigarette, il baignait dans le demi-jour couleur crème, granulé, humecté, sans se soucier du temps. Il y avait des tas de moments semblables dans la journée. Il les avait accumulés depuis sa petite enfance: quand on est encastré dans la baignoire, par exemple, et qu’on sent l’eau passer doucement du chaud au tiède, du tiède au frais, Si du frais au froid; et qu’on est allongé, submergé jusqu’au menton dans un élément étranger, qu’on regarde le plafond, entre deux couches de vapeur, en se demandant combien de temps il va falloir pour que l’eau redevienne glacée; on pense qu’on est dans une marmite bouillante, et que par la seule force de l’esprit (ou du Zen) on supporte la chaleur, on triomphe d’environ 100°. On va sortir humilié, abandonné, nu ou grelottant.

Et le lit: il pensait souvent que plus tard, quand il aurait de l’argent, il ferait installer des roues sous les pieds de son lit et qu’on le pousserait au-dehors. Il aurait chaud en sachant qu’il fait froid, et il s’isolerait sous les draps, tout eu restant en pleine communication avec le monde. La pièce était si étroite, si suffocante, qu’il en était sûr. C’était peut-être ça par-dessus tout qu’il voulait. En tout cas, cela lui arrivait rarement, disons presque jamais. Il était certain que s’il s’endormait là, il n’aurait pas besoin, au milieu de la nuit, de se retourner sans bruit dans son lit et de regarder autour de lui en cherchant à comprendre ce qu’il voyait, en traduisant mentalement, ici un portemanteau vide, là une chaise et une serviette, plus loin l’ombre d’un barreau magnifiée par le clair de lune, etc. Plus besoin d’apprendre par cœur la disposition des objets avant de se coucher, plus besoin de placer sa tête vers la porte pour surveiller. Ici, il y avait un verrou, sur la porte, et des barreaux aux fenêtres. C’était clos, il était seul, unique en son genre, bien au centre.

Adam écoutait lentement, sans bouger les yeux d’un centimètre; il n’avait besoin de rien. Tous les bruits (le gargouillis d’eau dans les conduites, les coups sourds, les craquements des cossidés, les cris d’ailleurs entrant dans la chambre, coupés un à un, le murmure d’une chute de poussières voisine, quelque part sous un meuble, les légères vibrations des phagocytes, le réveil grelottant d’une paire de phalènes, à cause d’un coup plus fort porté de l’autre côté de la cloison) semblaient venir de lui-même. Au-delà des murs, il y avait d’autres pièces, toutes rectangulaires, tracées architecturalement.

Le même dessin était répété dans toutes les sections de l’immeuble, pièce, couloir, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, pièce, W.-C., pièce, couloir, etc. Adam était content de se désolidariser comme cela, avec 4 murs, 1 verrou, et 1 lit. Dans le froid et l’illumination. C’était aisé, sinon durable. On finissait tôt ou tard par s’en douter et par l’appeler.

Dehors, dehors il faisait peut-être encore soleil; il y avait peut-être des nuages en petits morceaux, ou bien seulement la moitié du ciel était couverte. Tout ça était le reste de la ville; on sentait que les gens habitaient autour, en cercles concentriques, grâce aux murs; on avait, n’est-ce pas, beaucoup de rues, en tous sens: elles découpaient les pâtés de maisons, en triangles ou en quadrilatères; ces rues étaient pleines de voitures, de bicyclettes. Au fond, tout se répétait. On était à peu près sûr de retrouver les mêmes plans cent mètres plus loin, avec exactement le même angle de base de 35° et les magasins, les garages, les bureaux de tabac, les maroquineries. Adam élaborait mentalement son schéma: il y ajoutait bien d’autres choses. Si on prenait un angle de 48°3’ par exemple, eh bien on était certain de pouvoir le noter quelque part dans le Plan. C’était bien le diable si à Chicago il n’y avait pas une place pour cet angle; alors, quand on le retrouverait, il suffirait de regarder le dessin pour savoir tout de suite ce qu’on avait à faire. À ce compte-là, Adam ne pouvait jamais se perdre. Le plus dur, c’étaient les courbes; il ne comprenait pas comment il fallait réagir. Le mieux était d’établir un graphique; le cercle, c’était moins compliqué: il suffisait d’en faire la quadrature (dans la mesure du possible, bien entendu) et de le décomposer en polygone: à ce moment-là, il y avait des angles et on était sauvé. Il prolongerait, par exemple, le côté GH du polygone et il obtiendrait une droite. Ou même, en prolongeant deux côtés, GH et KL, il tomberait sur le triangle équilatéral GLz & il saurait quoi faire.

Le monde, comme le pyjama d’Adam, était strié de droites, tangentes, vecteurs, polygones, rectangles, trapèzes, de toutes sortes, et le réseau était parfait; il n’y avait pas une parcelle de terre ou de mer qui ne fût divisée très exactement, et qui ne pût être réduite à une projection, ou à un schéma.

Somme toute, il aurait suffi de partir, avec, dessiné sur une feuille de papier, un polygone d’environ 100 côtés, pour être sûr de trouver sa route sur n’importe quel point du globe. Si on marchait dans les rues, si on suivait sa propre inspiration vectorielle, on aurait peut-être même pu, qui le dira? aller jusqu’en Amérique, ou en Australie. À Tchou-Tcheng, sur le Tchang, une petite maison creuse aux murs de papyrus patiente au soleil et à l’ombre, dans le bruit doux des feuilles qui se balancent, en attendant le messie-géomètre arpenteur qui viendra révéler un jour, son compas à la main, l’angle obtus qui l’écartèle. Et bien d’autres encore, au Nyassaland, en Uruguay, en plein Vercors, partout dans le monde, sur les étendues de terres sèches qui se craquellent, entre les buissons de genêts, couvertes de millions d’angles pullulant comme vermine, de millions de carrés fatals comme des signes de mort, de droites crevant le ciel au bout de l’horizon avec des gestes d’éclair. Il aurait fallu aller partout. Il aurait fallu un bon plan, plus la foi; une confiance totale dans la Géométrie Plane, et la Haine de tout ce qui est courbe, de tout ce qui ondule, pèche dans l’orgueil, le rond ou le terminal.


Dans la chambre, à ce moment-là, avec la lumière du jour qui pénétrait par la fenêtre, qui bondissait d’avant en arrière, dans tous les sens et le ceignait comme d’une nappe d’étincelles, avec le bruit frais et monotone des eaux, Adam se crispait davantage; il regardait et écoutait intensément, il se sentait grandir, devenir géant; il percevait les murs se prolongeant en droites, à l’infini, les carrés s’ajoutant les uns par-dessus les autres, toujours plus grands, toujours un petit peu plus grands; et peu à peu la terre entière était recouverte de ce gribouillis, les lignes et les plans se croisaient en claquant comme des coups de feu, marqués à leurs intersections par de grosses étincelles qui retombaient en boules, et lui, Adam Pollo, Adam P…, Adam, point séparé du clan des Pollo, était au centre, absolument au cœur, avec le dessin tout tracé, tout prêt pour qu’il puisse prendre la route, et marcher, aller d’angle en angle, de segment en vecteur, et dénommer les droites en gravant de l’index leurs lettres dans le sol: xx’, yy’, zz’, aa’ etc.


Très naturellement, Adam quitta des yeux la huitième intersection des barreaux, et se laissa aller en arrière, sur le lit. Il se dit qu’il avait encore, deux, trois heures, avant le repas du soir. Après, il fumerait la dernière cigarette de la journée, et il dormirait. Il avait demandé aussi qu’on lui apporte du papier et un crayon à bille noir, mais cela lui était sans doute défendu, car l’infirmière ne lui en avait pas reparlé, ni le matin, ni à midi. D’ailleurs il comprenait qu’il n’avait plus grand-chose à écrire. Il ne voulait plus rien faire qui fût une fatigue. Il voulait boire, manger, uriner, dormir, etc., en son temps, dans la fraîcheur, dans le silence, dans une espèce de confort. Il sentait vaguement qu’il y avait des arbres, par là, alentour. Peut-être qu’un jour on l’autoriserait à sortir dans le jardin, en pyjama. Il pourrait graver son nom en cachette sur les troncs, comme cette fille, Cécile J. avait fait sur une feuille de cactus. Il l’incrusterait, à l’aide d’une fourchette volée, en caractères romains. Puis la signature se cicatriserait doucement, au soleil et à la pluie, pour longtemps, douze, vingt ans, le temps que durent les arbres:

ADAM POLLO ADAM POLLO

Il enleva le traversin et appuya sa tête directement sur le matelas; puis, il étendit ses jambes le plus loin possible; ses deux pieds dépassaient le bout du lit. La table de nuit était à sa droite, tout contre sa tête; elle était composée de deux étagères, sans portes, faites de plateaux d’aluminium amovibles. Sur le premier plateau, il y avait: 1 vase de nuit, vide. Sur le deuxième: des lunettes noires à monture de fil de fer doré. 1 flacon de tranquillisants à base de Passiflore et de Quinine. 1 cigarette, mais pas d’allumettes — pour avoir du feu, il fallait qu’il sonne l’infirmière de service — 1 mouchoir. «La Sarre et son Destin», de Jacques Dicks-Dilly, provenant de la bibliothèque de l’Hôpital. 1 verre d’eau, à moitié plein. 1 peigne blanc, 1 photo de Zsa Zsa Gabor, découpée dans un magazine. Tout ce qu’il y avait de mobilier et de surface corrigée dans la pièce était supposé se concentrer sur la seule personne d’Adam, étendu à l’envers sur le lit, les bras obliques, les pieds joints, comme crucifié dans la mollesse et le repos.

&, peu avant 6 heures de l’après-midi, longtemps après qu’il eut fumé et en quelque sorte pensé, l’infirmière poussa le verrou extérieur et entra dans la chambre. Elle trouva Adam endormi. Elle dut le toucher à l’épaule pour qu’il se réveille. C’était une femme jeune, avenante, mais tellement envahie par son uniforme d’infirmière qu’il était impossible de discerner son âge, ou si elle était vraiment jolie, ou vraiment quelconque. Ses cheveux étaient teints en roux ambré, et sa peau plutôt blanche ressortait comme une tache parmi la couleur beige des murs de la chambre.

Avant de dire quoi que ce soit, elle prit le cendrier en matière plastique par terre, là où Adam l’avait déposé, et le vida dans le seau à ordures. Le temps n’était déjà pas rapide en ces lieux: à la faveur de cette pose qu’elle adopta soudain, pour des raisons mal connues, vieilles peut-être de milliers d’heures consacrées au service des malades mentaux, elle sembla se contredire, gagner en absurde, se fixer par répercussion en quatre projections de diapositives sur les murs formant écran; le corps se cassa au niveau des hanches, et resta ainsi bloqué, pour une durée indéfinie. Réveillant des échos de travail et de peine dans le monde, des souvenirs de jours sans pain, de déchéance, de vieillesse. Abolissant tout relief chromatique par une succession de mouvements possibles, sur plans différents, où dominait la couleur gris-aquarelle. Rendant fou quiconque avait eu le malheur de l’apercevoir, et de fermer les yeux aussitôt après; car voilà que se produisait une inversion des couleurs — le blanc de sa face et de son tablier devenant noir d’encre, les murs autrefois jaunes se pulvérisant en une espèce de manteau d’ardoise âpre, et chaque ton de fraîcheur et de calme se changeant brusquement pour l’enfer et l’atrocité. Voilà qu’un cauchemar approchait, étreignait les tempes, rapetissait ou distendait chaque chose à son gré. La femme de tout à l’heure était un médium en train de parfaire le plus horrible des délires; la peur de devenir vraiment fou. Elle s’accrochait à la rétine comme une racine, multipliait ses visages à l’infini. Ses yeux étaient immenses, ouverts comme des cavernes. Elle surgissait d’une pyrosphère obscure, brisait comme du verre les remparts de l’arrière-plan, et restait là, à moitié jaillie, penchée sur un monde mimétisé à son image, dans l’attente de changements minuscules. Sa forme se desséchait lentement, jusqu’à laisser voir les os; elle ressemblait à quelque dessin tracé en appuyant sur la plume, quelque maroquinerie sur cuir de serpent; elle présentait un chiffre, non, plutôt une lettre étrange, un Gamma majuscule qui perçait le cerveau de part en part. En quelques secondes, elle avait brûlé d’un feu intense, elle avait renversé des limites; dans le va-et-vient en train de ralentir, elle se tenait immobile, se mécanisait, se métamorphosait en branche morte où l’incendie a passé. Elle donnait toutes les possibilités de s’enchaîner à sa torture; mille façons de perpétuer son geste; Adam choisit de s’asseoir sur le rebord du lit. Puis, vide de volonté, il attendit que l’infirmière recommence à bouger; au bout de ce mouvement, il y avait des mots, des paroles aimables; elle demanda:

«Alors? Vous avez bien dormi?»

Et il répondit:

«Oui, bien, merci…»

Il ajouta:

«Vous venez faire la chambre?»

La femme déplaça le seau à ordures de quelques centimètres:

«Mais non. Aujourd’hui vous allez travailler un peu vous aussi, n’est-ce pas? On n’a pas les moyens de vous payer des femmes de chambre ici, qu’est-ce que vous croyez? Alors, vous allez faire le lit gentiment, et puis vous balaierez un peu par terre. Je vous ai apporté un balai et une pelle. D’accord?»

«D’accord…» dit Adam; «Mais…» il dévisagea la jeune femme curieusement.

«Mais — est-ce qu’il faudra que je fasse ça tous les jours?»

«Je comprends» dit l’autre; «tous les matins. — Aujourd’hui, ç’a été un peu exceptionnel, parce que vous êtes nouveau venu. Mais à partir de maintenant, tous les matins, à 10 heures, au travail. Et si vous êtes sage, on vous laissera bientôt sortir comme tout le monde. Vous pourrez aller dans le jardin, pour lire, ou pour bêcher les plates-bandes, ou pour bavarder avec les autres. Vous voulez bien, aller dans le jardin? Hein? Vous verrez. Vous vous plairez ici. On vous donnera des petits travaux à faire, des petits paniers d’osier à tresser, des décorations. Il y a même un atelier, de menuiserie, avec tout ce qu’il faut, des rabots, des scies électriques et cætera. Vous verrez, ça vous plaira. À condition de faire tout ce qu’on vous dit, n’est-ce pas? En attendant, vous allez faire le lit, et donner un coup de balai sur le plancher. Comme ça tout sera propre pour la visite.»

Adam opina; il se leva et se mit tout de suite au travail. Il s’en tira bien, surveillé par la jeune femme en habit blanc. Quand il eut fini, il se tourna vers elle:

«Ça va comme ça?»

«Le vase est vide?»

«Oui» dit Adam.

«Bon. Alors, ça va. Nous allons bien nous entendre.»

Elle ramassa le seau à ordures et ajouta:

«Bon. Alors, dans une heure, pour la visite.»

«Il y a quelqu’un qui vient me voir?» questionna Adam.

«Je viendrai vous appeler à ce moment-là.»

Il répéta:

«Il y a quelqu’un qui vient pour me voir?»

«Je vous crois.»

«Oui? Ma mère? Hein?»

«Il y a une demi-douzaine de messieurs qui viendront vous voir, dans une heure, avec le médecin-chef.»

«De la police?» demanda Adam.

«Ah non» dit-elle en riant. «Pas de la police.»

«Qui alors?»

«Des messieurs qui s’intéressent à vous, grand curieux! Des messieurs très bien qui veulent absolument vous voir! Il faudra être sage, hein?»

«Qui est-ce?»

«Des messieurs très bien, je vous dis. Une demi-douzaine. Ils s’intéressent particulièrement à vous.»

«Des journalistes?»

«Oui, c’est ça. Un peu des journalistes.»

«Ils veulent faire un canard sur moi?»

«Eh bien, c’est-à-dire — ce ne sont pas vraiment des journalistes. Ils ne parleront pas de vous, c’est sûr…»

«Alors, ceux que j’ai vus en entrant ici?» L’infirmière ramassa tout ce qu’elle devait emporter et mit la main gauche sur la poignée de la porte.

«Non, non, pas ceux-là. Des jeunes gens comme vous. Ils vont venir dans l’infirmerie avec le médecin-chef. Ils vous poseront des questions. Il faudra être bien avec eux. Ils pourront peut-être faire quelque chose pour vous.»

Adam insista:

«Des flics, quoi? hein?»

«Des étudiants», dit l’infirmière. Elle sortit de la chambre en emportant le seau. «Des étudiants, puisque vous voulez tout savoir.»

Adam dormit à nouveau jusqu’à leur arrivée, vers 7 h 10.

L’infirmière le réveilla comme la première fois, en le secouant par l’épaule, le fit uriner, le fit rajuster son pyjama et peigner ses cheveux, puis l’amena à la porte d’une chambre, de l’autre côté du couloir. Elle le laissa entrer seul.

La pièce, plus exiguë encore que sa cellule, était pleine de gens assis sur des chaises. Une armoire à médicaments dans un angle, et une balance romaine dans un autre, indiquaient qu’on se trouvait dans une infirmerie. Adam passa entre les chaises et les gens, et, trouvant un siège libre au bout de la pièce, il s’y assit. Il resta ainsi, sans rien dire, pendant un moment. Les autres, dans l’infirmerie, semblaient ne pas s’occuper de lui. Sauf quand Adam demanda à une jeune fille qui était assise à côté de lui si elle n’avait pas une cigarette; elle dit oui, ouvrit son sac de cuir noir et lui tendit son paquet. C’était des cigarettes blondes assez chères, Black ou du Maurier; Adam demanda s’il pouvait en prendre trois ou quatre. La jeune Tille lui dit de prendre tout le paquet. Adam prit le paquet, la remercia, et commença à fumer. Après quelques minutes, il releva la tête et les regarda tous; ils étaient sept en tout, sept jeunes, mâles et femelles, entre dix-neuf et vingt-quatre ans, plus un docteur d’environ 48 ans. Aucun d’eux ne le regardait. Ils parlaient à voix basse. Trois des jeunes prenaient des notes. Une quatrième fille lisait dans un cahier d’écolier; c’était celle qui lui avait fait cadeau de son paquet de cigarettes. Elle avait vingt et un ans et quelque chose, elle s’appelait Julienne R., et il se trouvait qu’elle était svelte, étonnamment jolie; elle avait des cheveux blonds coiffés en chignon et un grain de beauté au-dessus de la cheville droite; elle portait une robe de coutil bleu foncé serrée à la taille par une ceinture de basane doublée vinyl doré. Sa mère était Suissesse. Son père était mort d’un ulcère dix ans plus tôt.

Elle fut la première à regarder vraiment Adam. Elle le dévisagea avec des yeux sérieux, un peu cernés, lourds de compréhension et de culture. Puis elle croisa les bras, bloquant son petit doigt dans la commissure interne des coudes, agitant à peine la dernière phalange de l’index, le cou un peu plus tendu vers l’avant qu’à l’ordinaire. Il y avait un rien d’à la fois enfantin et maternel sur son front; haut, mais sans vulgarité, cédant naturellement la place aux racines des cheveux qui se séparaient d’abord de chaque côté, à droite et à gauche, pour remonter ensuite par l’arrière et retomber sous forme de rouleau au bout d’une raie tordue.

Elle était indéniablement celle qui avait le plus écouté les autres, aussi bien le médecin-chef que ses camarades d’étude. Cela se pressentait dans la pesanteur étrange de son visage, dans une espèce de symétrie qui, au lieu de durcir le bas de sa physionomie et notamment ses lèvres, les rendait au contraire plus tendres, plus inquisiteurs. Elle ouvrait un peu la bouche pour respirer, et son regard ne baissait pas; il triomphait imperceptiblement du regard d’Adam, se chargeait de mille émotions supposées, de mille délicatesses, d’intimités puissantes comme des péchés, parfaites comme un amour incestueux. C’était une citadelle de conscience et de savoir, non pas vindicative, non pas violente, mais presque sénile dans sa douce sûreté.

Elle parla la première; sur un signe d’acquiescement du médecin-chef, elle se pencha légèrement en avant, vers Adam, comme si elle allait lui prendre les mains. Mais elle resta les bras croisés. Elle dit. la voix grave:

«Il y a longtemps que vous êtes ici?»

«Non…» dit Adam.

«Combien de temps?»

Adam hésita.

«Un jour? Deux jours? Trois jours? Plus?…»

Adam sourit.

«Oui — c’est ça, trois ou quatre jours, je crois…»

«Vous croyez?»

Un garçon à lunettes noires demanda:

«Trois ou quatre jours?»

Adam hésita encore.

«Vous êtes content d’être ici?» questionna Julienne.

«Oui» dit Adam.

«Où êtes-vous?» demanda une autre fille, nommée Martin.

«Vous savez où vous êtes, ici? Comment s’appelle cet endroit?»

«Ah — l’asile d’aliénés» dit Adam.

«Et pourquoi vous y êtes?» demanda la fille Martin.

«Pourquoi vous êtes ici?» répéta Julienne.

Adam réfléchit.

«Ce sont les flics qui m’ont amené ici» dit-il. La jeune fille nota quelque chose sur son cahier d’écolier, la réponse sans doute. Un camion gravit péniblement un raidillon, quelque part au-delà de la fenêtre. Le rugissement assourdi de son moteur entra dans l’infirmerie comme une mouche à viande, tissant un réseau d’ondes cotonneuses entre le dallage blanc des murs; c’était un camion chargé de rebut, sans doute; il grimpait la côte bordée de mimosas qui mène à l’usine crématoire. Des tuyaux de zinc, des ballots de carton, des amoncellements de ressorts tomberaient pêle-mêle sur les flancs de la montagne artificielle, en attendant d’être poussés dans le brasier qui les anéantirait.

«Combien de temps on va vous garder?» demanda Julienne R.

«Je ne sais pas — on ne m’a pas dit.»

Un autre garçon, assez grand, au fond de la pièce, éleva la voix:

«Et il y a combien de temps que vous êtes ici?»

Adam le regarda pensivement.

«Je vous ai déjà dit. Trois ou quatre jours…»

La jeune fille tourna la tête et fit un signe de réprobation au garçon. Puis elle recommença, sa voix un peu plus douce.

«Comment vous appelez-vous?»

«Adam Pollo» dit Adam.

«Et vos parents?»

«Mes parents aussi.»

«Non, — je veux dire, vos parents? Vous avez vos parents?»

«Oui»

«Vous habitez avec eux?»

«Oui»

«Vous avez toujours habité avec eux?»

«Oui, je crois…»

«Vous avez habité ailleurs?»

«Oui — une fois…»

«Quand ça?»

«Pas longtemps»

«Et c’était où?»

«C’était sur une colline. Il y avait une maison vide.»

«C’est là que vous avez habité?»

«Oui»

«Vous étiez bien?»

«Oui»

«Vous étiez seul?»

«Oui»

«Vous ne voyiez personne? Personne ne venait vous voir?»

«Non»

«Pourquoi?»

«Parce qu’ils ne savaient pas où j’étais.»

«Vous aimiez ça?»

«Oui»

* Mais vous ne pr—»

«C’était bien. Une belle maison. Et la colline était bien, aussi. On voyait la route en bas. Je prenais mes bains de soleil à poil.»

«Vous aimez ça?»

«Oui»

«Vous n’aimez pas être habillé?»

«Quand il fait chaud, non.»

«Pourquoi?»

«Parce qu’il faut se boutonner. Je n’aime pas les boutons.»

«Et vos parents?»

«Je les avais laissés.»

«Et vous êtes parti?»

Adam enleva un brin de tabac de sa bouche.

«Oui»

«Pourquoi êtes-vous parti?»

«D’où ça?»

La jeune fille nota quelque chose sur son cahier; elle hésita à son tour, baissant la tête. Adam vit que sa raie tournait sur le sommet de son crâne en prenant la forme d’un S. Puis elle releva la tête, et ses grands yeux lourds, chargés de sommeil, se posèrent encore sur Adam. Ils étaient immenses, ces yeux, bleus, intelligents, et inflexibles dans leur volonté hypnotique. La voix sembla couler le long du regard, et se glisser jusqu’au fond des entrailles d’Adam. Avant qu’elle parvienne à maturité, trois autres questions lancées par deux filles et un garçon restèrent sans réponse:

«Est-ce que vous êtes malade?»

«Quel âge avez-vous?»

«Vous dites que vous n’aimez pas les vêtements. Mais — vous aimez spécialement être nu?»

Enfin les paroles de Julienne R. éclatèrent, fusant au milieu d’une sorte de brouillard comme l’embrasement de poudre mouillée. Comme une allumette, utilisée pour se curer l’oreille, dont le phosphore maculé de cérumen se consume sans brûler; et répand une odeur âcre de chair brûlée. Comme un brandon écartelant les couches contraires de l’eau.

«Pourquoi êtes-vous parti de chez vos parents?»

Adam n’avait pas entendu; elle répéta, sans irritation, comme si elle parlait devant un micro:

«Pourquoi êtes-vous parti de chez vos parents?»

«Il fallait que je parte» dit Adam.

«Mais pourquoi?»

«Je ne me souviens plus très bien», commença-t-il. Tous marquèrent des notes sur leurs papiers. Seule, Julienne R. ne baissa pas la tête.

«Je veux dire —»

«Vous avez eu des ennuis?»

«Vous vous êtes disputé avec vos parents?»

Adam fit un geste de la main. La cendre de sa cigarette tomba sur la chaussure de Julienne; il murmura, «pardon…», puis continua:

«Non, pas exactement des ennuis, non — Si vous voulez, il y a longtemps que je devais partir. Je pensais —»

«Oui? Vous pensiez?» dit la jeune fille.

Elle semblait écouter vraiment.

«Je pensais que ça serait mieux», dit Adam. «Je n’ai pas eu d’ennuis avec mes parents, non, mais — Peut-être après tout ai-je cédé à un besoin de solitude infantile…»

«Les enfants sont assez sociables, d’habitude» dit le garçon à lunettes noires.

«Si vous voulez, oui — Oui, c’est vrai, ils sont assez sociables. Mais en même temps ils recherchent une certaine — comment dire? — une certaine communicabilité avec la nature. Je pense — ils veulent — ils cèdent facilement à des besoins d’ordre purement égocentrique — anthropomorphique. Ils cherchent un moyen de s’introduire dans les choses, parce qu’ils ont peur de leur propre personnalité. Tout se passe comme si les parents leur avaient donné un désir de se minimiser. Les parents chosifient leurs enfants — ils les traitent en objets poss — en objets qu’on peut posséder. Ils donnent cette psychose de l’objet à leurs enfants. Alors il arrive que ces enfants aient peur de la société, de la société des adultes, parce qu’ils sentent confusément qu’ils y sont d’égal à égal. C’est cette égalité qui leur fait peur. Ils doivent jouer un rôle. On attend quelque chose d’eux. Alors ils préfèrent battre en retraite. Ils cherchent un moyen d’avoir une société à eux, n univers un peu — heu, mythique — un univers ludique où ils sont de pair avec les matières inertes. Ou plutôt, où ils sentent qu’ils sont les plus forts. Oui, ils préfèrent se sentir supérieurs aux plantes, aux animaux et aux trucs, et inférieurs aux hommes, que se sentir égaux avec qui que ce soit. Même, à la rigueur, ils se transposent. Ils font jouer aux plantes leur rôle d’enfants, et eux, ils jouent le rôle des adultes. Vous comprenez, pour un gosse, un doryphore, c’est toujours plus un homme qu’un autre gosse. Je — oui…»

Maintenant, la jeune fille s’était redressée sur sa chaise. Ses yeux brillaient comme des lunettes; les sourcils froncés, elle semblait réfléchir. La lourdeur de son front et de ses sinus s’était quelque peu transformée: elle s’était infléchie en une sorte de plaisir snob, née du rapprochement incongru de deux éléments réputés inconciliables; c’était comme d’écrire au beau milieu d’une page blanche des associations de mots baroques. Dans le genre de:

   «proton-déjà»

    «jésus-baigneur»

     «brise-grand-mère»

      «île-ventre»

On aurait dit qu’elle montrait à présent la partie obverse de son masque; elle faisait, dieu sait quoi, figure d’une jeune fille méthodiste découvrant une faute d’orthographe dans un paragraphe de la Bible: entre, amusement et dégoût.

Le jeune garçon à lunettes se pencha en avant:

«Mais vous — vous n’êtes plus un enfant!» dit-il. Les autres rirent, nerveusement; le médecin-chef les arrêta:

«Je vous en prie. Voyons. Nous ne sommes pas là pour nous amuser. Allons, continuez plutôt votre interview. D’ailleurs je vous préviens que pour l’instant, ce n’est guère satisfaisant. Comment voulez-vous vous faire une idée intéressante si vous n’organisez pas mieux les questions et les réponses? Vous posez vos questions n’importe comment, vous ne tenez aucun compte du comportement du malade, et après vous vous étonnerez de ne pouvoir arriver à aucun diagnostic. Vous laissez passer les indices.»

Il se leva et prit un cahier des mains de l’étudiant à lunettes. Il le regarda un bref instant, puis le rendit à son propriétaire.

«Vous ne savez pas vous y prendre» dit-il; il se rassit. «Vous marquez sur vos cahiers des tas de choses inutiles. Vous mettez: «ne se rappelle plus depuis combien de temps il est entré à l’hôpital — trois ou quatre jours» et, plus loin: «ne se rappelle plus pourquoi il est parti de chez lui» et encore: «n’aime pas être vêtu. Raison: n’aime pas les boutons.» Tout ça est parfaitement inutile. Par contre, ce qui aurait pu être intéressant, vous ne le mettez pas: au lieu d’écrire tout ça, vous n’aviez qu’à mettre: troubles mnémoniques — obsession sexuelle avec rejet de responsabilité par affabulation — et vous aviez un début de diagnostic. Mais allez-y, continuez.»

Il ajouta, à l’adresse de Julienne R.:

«Voyons, continuez, mademoiselle. Vous étiez bien partie.»

Julienne R. réfléchit un moment. Pendant ce temps il n’y eut plus, outre le silence, que le craquement des chaises, le froissement d’une ou deux pages format écolier, les déglutitions de salive, et une bizarre odeur de sueur et d’urine se dégageant des murs de l’infirmerie, ou peut-être d’Adam lui-même. Il avait réussi à poser ses coudes sur ses genoux sans trop tasser le buste, et, ainsi disposé, le bras droit bien vertical, il tenait sa main à hauteur de menton, et le bout de sa cigarette finissante en face de sa bouche. Tout était calculé dans cette pose pour le minimum d’effort. Compte tenu de l’inconfort, que pouvait procurer, en cette société, un pyjama rayé, des cheveux trop courts, presque rasés, et l’air général de froidure qui régnait dans l’infirmerie, Adam ne s’en sortait pas trop mal. Son grand corps trop long, ses bras maigres, sa bouche fermée, témoignaient d’une faculté d’intelligence exceptionnelle et bizarre, ainsi que d’un léger goût pour la pose. En outre, ses pieds nus dans des pantoufles de feutre étaient strictement parallèles. On voyait qu’il n’attendait plus grand-chose, un souffle d’air, un peu de terreau retourné, le son d’un lavabo qui se vide; il était né depuis longtemps, il n’avait plus rien qui pût encore revivre, ou résister fermement au regard lourd de la jeune fille blonde, à ces deux yeux bleus, profonds comme des bouteilles, pénibles, avides d’entourer tout le monde et lui-même dans la puissance de la connaissance. Il lisait en elle, et en le reste du groupe, comme dans une carte postale. Mais il s’arrêtait là. Et il était surpassé, emporté sur un fleuve noir, dans des tourbillons de granit moulu, dans les couches mobiles d’immenses plaques de zinc qui répercutaient à l’infini sa silhouette d’homme seul, maigrelet.

Julienne R. ne regarda plus les autres. Il était difficile de savoir si elle avait honte, peur, ou quoi. Elle dit:

«Pourquoi êtes-vous ici? Pourquoi êtes-vous ici?»

Ce pouvait être une question comme les autres; mais c’était presque un appel clément, presque une formule d’amour diffuse. Elle répéta:

«Pouvez-vous nous dire — Voulez-vous me dire pourquoi? Pourquoi vous êtes ici? Je vous en prie, essayez de m’expliquer…»

Adam refusa. Il prit une autre cigarette du paquet et l’alluma à ce qui restait de la première; puis, il laissa tomber le mégot par terre et l’écrasa longtemps avec le bout de sa pantoufle. La jeune fille le regarda faire en serrant son cahier d’écolier entre ses doigts.

«Vous ne voulez pas — me dire pourquoi vous êtes ici?»

L’autre fille, Martin, parla:

«Vous ne vous souvenez pas.»

Un des types mordilla son crayon.

«Vous nous avez dit, tout à l’heure, quelque chose d’intéressant. Vous nous avez parlé d’enfants, de complexes de minimisation, etc. Est-ce que — est-ce que ça ne serait pas une obsession chez vous? Je veux dire, est-ce que ça ne serait pas parce que vous vous assimilez à ces enfants? Enfin — je veux dire —»

«Quel âge avez-vous?» demanda le garçon à lunettes noires.

«29 ans» dit Adam. Il s’adressa à l’autre:

«Je vois ce que vous voulez dire. Mais je n’ai pas l’impression qu’on peut répondre à ce genre de questions. Je pense — À moins que ça ne soit dans l’attitude générale d’un fou, d’un cinglé. Dans quel cas, je vous dirais oui, ou non, ou rien, peu importe.»

«Alors, pourquoi nous avoir parlé de ça?» dit le type.

«Pour m’expliquer» dit Adam. «J’avais parlé de solitude infantile. Je voulais expliquer ça. Ce n’était peut-être pas utile.»

«Mais c’était de vous qu’il était question.»

«Si — en tout cas ça répondait à votre question.»

«Parce que vous faites de la micromanie.»

«Ou parce que, enfin, dans la mesure où, à 29 ans, on peut avoir quelque chose d’infantile.» La jeune fille ouvrit la bouche pour dire quelque chose; elle fut devancée:

«Vous avez fait le service?»

«Oui»

«Et comme travail?»

«Vous travailliez à quoi?»

«Avant?»

«Oui, avant?»

«Je faisais un peu de tout» dit Adam.

«Vous n’aviez rien de fixe?»

«Non —»

«Qu’est-ce que vous avez fait?»

«Je ne sais pas, moi…»

«Qu’est-ce que vous avez fait comme travail qui vous a plu?»

«Les petites choses, ça me plaisait.»

«Quelles petites choses?»

«Eh bien, laver les voitures, par exemple.»

«Mais v—»

«Garçon de plage, aussi, ça me plaisait. Mais je n’ai jamais pu faire les trucs que je voulais. J’aurais voulu être ramoneur, ou fossoyeur, ou camionneur. Il faut des références.»

«Vous vouliez faire ça toute votre vie?»

«Pourquoi pas? Des fossoyeurs, il y en a des vieux, vous savez…»

«Mais vous avez fait des études, non?»

«Oui»

«Vous avez des diplômes?»

«Deux ou trois, oui»

«Qu’—»

«J’ai des certificats de Géographie régionale…» «Pourquoi ne vous en êtes-vous pas servi?»

«Je voulais être archéologue — ou inspecteur des fouilles, je ne me souviens plus très bien…»

«Et»

«Ça m’a passé…»

La jeune fille blonde haussa la tête:

«Sincèrement», dit-elle, «je me demande ce que vous faites ici —»

Adam sourit.

«C’est-à-dire, vous pensez que je ne suis pas cinglé? Hein?»

Elle fit oui. Ses yeux devenaient vagues, impénétrables. Elle se tourna vers le médecin-chef.

«Qui a dit qu’il était fou?»

Le médecin la considéra avec attention; puis, lentement, il replia ses jambes sous sa chaise.

«Écoutez, mademoiselle. Ça devrait vous servir de leçon. Vous jugez toujours avant d’avoir tous les éléments sous la main. Attendez au moins d’avoir fini votre entretien. Vous savez ce qu’il a fait?»

Elle acquiesça; elle avait une espèce de ride entre les deux sourcils. Le docteur la regardait avec amusement.

«Vous savez. Tous les cas ne sont pas aussi simples. Tous les cas ne sont pas aussi simples que celui de la dernière fois. Vous vous souvenez, le marin? Je vais peut-être vous étonner, mais il n’y a pas d’extrêmes dans la folie. Entre un fou qui tue et un autre qui semble parfaitement inoffensif, il n’y a pratiquement pas de limite. Vous, vous arrivez ici en croyant que vous allez voir des gens extraordinaires, qui se prennent pour Napoléon ou qui sont incapables de dire deux mots qui se suivent. Alors, vous êtes déçue parce que rien n’arrive. Parfois même, comme aujourd’hui, vous tombez sur des malades extrêmement intelligents.»

Il marqua un silence, précautionneusement.

«Enfin, comme aujourd’hui vous êtes devant un cas spécialement difficile, je vais vous aider. Le patient, d’après vous, est normal. Eh bien, apprenez que les premiers tests psycho-pathologiques auxquels je l’ai fait soumettre dès son arrivée, révèlent qu’il est non seulement anormal, mais franchement aliéné. Je vais vous lire ce qu’ils m’ont appris…»

Il prit un bout de papier et lut:

«— Délire paranoïde systématisé.

— Tendance à l’hypocondrie.

— Mégalomanie (s’inversant parfois en micromanie).

— Manie de la persécution.

— Thème de l’irresponsabilité par justification.

— Anomalies de sexualité.

— Confusion mentale.

En bref, le patient se situe dans un état de manie dépressive constante, pouvant évoluer vers la confusion, et même jusqu’à la psychose délirante aiguë. Dans un cas comme celui-ci, le délire se fait si j’ose dire de façon ordonnée, par suite des réminiscences de culture et du potentiel d’intelligence du sujet. Mais les ruptures fréquentes, les chutes et les états dépressifs, et surtout la mythomanie, la confusion et les différentes phases de l’obsession sexuelle dominent.»

Le médecin passa sa main derrière son cou, qu’il avait plutôt gras, en dépit de frictions à l’eau de Lavande plusieurs fois par jour. Il semblait goûter de plus en plus la gêne qu’il avait installée parmi ses auditeurs. Celle de Julienne R., en particulier, lui plaisait. Il eut un mouvement d’épaules vers elle.

«Vous voyez, mademoiselle, nos conclusions ne se rejoignent pas. Essayez de vérifier les miennes en continuant votre dialogue avec M. Pollo. J’ai remarqué qu’il vous écoute avec plus d’attention que les autres. Je suis sûr que vous arriverez à lui faire dire des choses très intéressantes. — Non, c’est vrai, les malades de type dépressif sont énormément sensibles à la sympathie. Qu’est-ce que vous en dites, M. Pollo?»

Adam n’avait entendu que la fin de la phrase; tout le reste avait été dit à voix basse, sur le ton des confidences, à l’adresse des étudiants; Adam regarda un peu le docteur, puis l’extrémité de sa cigarette, fine et blanche au bout de sa main; il dit: «Excusez-moi. Je n’ai pas entendu le début de votre question.» Puis retomba dans une sorte de torpeur. Il sentait qu’il perdait déjà pied hors de la réalité. Julienne R. toussa.

«Eh bien — continuons… Qu’est-ce que vous pensez? Je veux dire, qu’est-ce que vous croyez qu’il va vous arriver?»

Adam releva la tête:

«Comment?»

Julienne répéta:

«Qu’est-ce que vous pensez qu’il va vous arriver, maintenant?»

Adam regarda les yeux de la jeune fille; c’étaient deux vides presque familiers, maintenant; les arcades sourcilières étaient proéminentes, de telle sorte que la lumière, tombant de haut, faisait au milieu du visage blanc deux taches entre le gris et le bleu, comme sur une tête de mort en plâtre. Adam exhala un peu d’air de ses poumons.

«Je me souviens de quelque chose de bizarre, tout à coup» dit-il; «je ne sais pas pourquoi je me rappelle ça — c’est drôle…»

Il regarda le bord supérieur des paupières de la jeune fille.

«C’était — mettons quand j’avais douze ans. J’ai connu un drôle de type, il s’appelait Tweedsmuir, mais on l’appelait Sim, parce que son prénom c’était Simon. Simon Tweedsmuir. Il avait été élevé chez les Jésuites, et ça lui avait donné une certaine classe. Il était amical, mais d’une façon particulière à lui; il n’aimait pas trop nous parler. Il restait facilement dans son coin. Je pense que c’était parce qu’il savait que tout le monde savait au Lycée que son père le battait à coups de bâton. Il ne voulait jamais parler de ça à quiconque. Il était certainement le type le plus intelligent que j’aie connu, et pourtant, en classe, il était singulièrement le dernier. Mais on sentait qu’il aurait pu être le premier s’il avait voulu. Une fois, il avait parié avec un type qu’il serait premier en composition de récitation latine et en algèbre. Et il a été le premier. Et le plus curieux, c’est que personne n’a été surpris. Pas même celui qui avait fait le pari. Après, je crois que Sim a regretté, parce que les professeurs voulaient commencer à s’intéresser à lui. Il a fait exprès de se faire renvoyer du Lycée et plus personne n’a jamais entendu parler de lui. La seule fois où il m’a vraiment parlé, c’était à la veille des vacances de Noël, juste avant qu’il quitte le Lycée. Il était arrivé en classe couvert de bleus, et à la récréation, dans les latrines, il m’a raconté comment il priait. Il m’a dit qu’il pensait que la seule façon d’approcher Dieu, c’était de refaire spirituellement le travail qu’IL avait accompli matériellement. Il fallait remonter graduellement tous les échelons de la création. Il avait déjà passé deux ans comme animal: au moment où je l’ai connu, il était parvenu à l’échelon au-dessus, celui des Anges Déchus. Il fallait qu’il voue un culte complet à Satan, jusqu’à ce qu’il ait réussi à se mettre en communication parfaite avec lui. Vous comprenez. Pas seulement en rapport, comment dire, physique, avec le Diable, comme la plupart des saints ou des mystiques. Comme saint Antoine ou le Curé d’Ars. Mais en communication totale, c’est-à-dire en compréhension des Œuvres du Mal, de leur finalité, de leurs relations avec Dieu, les animaux et les hommes. Si vous voulez, Dieu se comprend autant à travers son inverse, son Diable, qu’en Lui-même, qu’en son essence. Tous les soirs, Sim se donnait deux heures et demie entièrement à Satan. Il lui avait composé des prières, des éloges; il lui faisait des offrandes: des sacrifices de petits animaux, et des péchés. Il s’était également essayé à la magie, tout eu rejetant ce qui lui semblait trop naïf ou trop téméraire, compte tenu de son âge, et compte tenu du siècle où on était. C’était une étape dans le genre des Khlystys, vous savez, ou du Baron Samedi. Mais là où c’était différent, c’est que pour Sim, ce n’était qu’un échelon dans la vie religieuse. Faite dans le plus grand amour de Dieu. Dans le désir de refaire spirituellement la Création. Il avait résolu —»

Adam hésita, avant de se décider à continuer. La jeune fille blonde était assise très roide sur le bord de sa chaise; elle était frémissante. Ses doigts laissaient sur la couverture du cahier d’écolier des traces de sueur. Une ombre passait par intermittences le long de la ligne de ses sourcils, issue d’un vol d’oiseaux qui passait devant la fenêtre; par suite de paroles prolongées, de souvenirs, la différence n’existait plus, entre elle et les fabuleux personnages des rêves. Les mots vivaient, ou bien elle, ou bien la licorne et le Yink, ou bien quoi que ce soit.

«Oui — il avait résolu d’en finir avec le culte satanique aux environs de seize — de seize ou dix-sept ans. De telle sorte qu’il lui resterait quatre ans avant sa majorité, quatre ans qu’il consacrerait à l’échelon des hommes. Puis neuf ans pour l’échelon des Anges. Et alors, à trente ans, s’il travaillait sans relâche, s’il ne se laissait pas aller à ses ambitions ou à ses satisfactions personnelles, il pourrait ne plus être qu’en Dieu, en Lui, par Lui, et pour Lui. Dans l’ineffable — en plein dans l’ineffable. Plus Sim Tweedsmuir, mais Dieu en personne. Vous voyez. Vous voyez.»

On aurait dit que ses paroles avaient résonné bizarrement dans l’infirmerie, dans cette petite pièce étroite, aux murs dallés de blanc, comme pour une salle de bains, comme pour une salle de latrines; on aurait dit qu’il y avait un vide immense, rectangulaire, quelque part sur terre, et qui modifiait les profondeurs de la phrase, et qui faisait s’éteindre le sens des mots.

«Tweedsmuir. Tweedsmuir. Sim Tweedsmuir. Il ne m’a plus reparlé après ça, après ce jour-là. Je crois savoir qu’il est mort, entre-temps. Il a dû attraper la syphilis quelque part, pendant sa période de satanisme. En rendant les honneurs au Diable avec une putain. Vous voyez le genre. Dans un sens, oui, c’était un type intelligent et tout. — S’il avait réussi à aller jusqu’au bout, on aurait fini par parler de lui dans les journaux.»

Adam ricana:

«Ce qui est comique, vous savez? C’est que s’il avait été rien qu’un tout petit peu plus sociable, il y a des tas de types au Lycée qui l’auraient suivi, lui et sa religion. Moi, par exemple. Mais il ne voulait rien savoir. Il se méfiait. Il ne voulait même pas entendre parler de Ruysboek, ou d’Occam. Il avait un côté mesquin, finalement, et c’est ça qui l’a perdu…»

«Vous êtes sûr que vous ne l’avez tout de même pas un peu suivie — enfin, sa religion, sa doctrine?» demanda Julienne.

Le type à lunettes noires ajouta:

«Quel âge vous dites qu’il avait?»

«Qui, Sim?»

«Oui»

«Il était probablement un peu plus vieux que moi, quatorze-quinze ans…»

«Oui, parce que ça s’explique mieux comme ça. — Ça doit être le genre de mysticisme qu’on élabore à cet âge-là, hein?»

«Vous voulez dire que c’était naïf?»

«Oui, et je —»

«C’est vrai. Mais c’était beau quand même. Je crois — je crois que si on considère que c’était l’âge du catéchisme et tout ça, ça pouvait paraître bien beau, non?»

«D’ailleurs, vous avez trouvé ça tellement beau —»

Julienne R. fronça les sourcils comme sous l’empire d’un soudain mal de tête.

«— tellement que vous l’avez suivi, n’est-ce pas?»

Le médecin-chef appuya:

«Oui, c’est ça. Et je dirais plus, vous êtes sûr que ce n’est pas de vous, toute cette histoire? Ce Sim, comment l’appelez-vous? Il a vraiment existé, ce Sim?»

«Sim Tweedsmuir…» dit Adam.

Il haussa les épaules; la cigarette lui brûlait l’ongle de l’index, et il dut l’écraser encore une fois sur le parquet, avec le bout de sa pantoufle.

«Après tout, je… je ne pourrais pas vous le dire. Je veux dire, peu importe que ce soit moi ou lui, vous comprenez? Peu importe, même, que ce soit vous, moi, ou lui?»

Il réfléchit, puis, tout de go, tourné vers la jeune fille blonde:

«Vous m’avez classé parmi quoi? Parmi les schizophrènes?»

«Non, les paranoïaques» répondit Julienne.

«Vraiment?» dit Adam, «je pensais je pensais que vous m’auriez mis chez les schizophrènes.»

«Pourquoi?»

«Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je croyais. Je ne sais pas.»

Adam demanda si on ne pouvait pas lui apporter une tasse de café. Il prétexta qu’il avait soif, ou froid, mais en réalité, c’était pour changer légèrement l’aspect de la pièce. Il était fatigué d’être dans une infirmerie, avec des chaises d’infirmerie, une discussion d’infirmerie, une odeur d’infirmerie, et un grand vide d’infirmerie. En tout cas, le docteur appela l’infirmière et lui demanda d’apporter une tasse de café.

Très vite, il eut sa tasse de café; il la posa sur son genou gauche et commença à tourner lentement la cuiller, pour faire fondre le sucre. Il but à petites gorgées, sans trop relever la tête. Il y avait quelque chose dans son esprit, comme une grosseur; il ne parvenait pas à savoir ce que c’était. C’était peut-être comme le souvenir d’un mort, l’idée absurde d’une disparition. Ou à la rigueur comme d’être sur un bateau, la nuit, et de se souvenir des milliers de choses, les vagues et les reflets, par exemple, que l’ombre dissimule.

«Alors vous ne savez pas — savez-vous ce que vous allez faire à présent?» reprit Julienne; elle s’interrompit. «Pouvez-vous me donner une cigarette?»

Adam lui tendit le paquet. Elle alluma sa cigarette avec un petit briquet nacré qu’elle sortit de son sac. Elle avait visiblement oublié les autres, et cela pouvait signifier à la rigueur qu’elle allait bientôt oublier Adam, lui aussi.

«Vous ne savez pas ce qui va vous arriver…»

Adam fit un geste de la main qui s’acheva sur l’étoffe de son pantalon, à quelques millimètres de sa rotule.

«Non — mais je m’en doute, et ça me suffit.»

Elle fit un dernier effort pour parler.

«Vous n’avez donc envie de rien?»

«Si, pourquoi?»

«Et de quoi vous avez envie? De mourir?»

Adam sourit.

«Oh mais non! Je n’ai pas la moindre envie de mourir.»

«Vous avez —»

«Vous savez de quoi j’ai envie? J’ai envie qu’on me foute la paix. Non, peut-être pas tout à fait ça… Mais j’ai envie de tas de choses. De faire ce qui n’est pas moi. De faire ce qu’on me dit. L’infirmière m’a dit, quand je suis arrivé, qu’il fallait être sage. Voilà. C’est ça que je vais faire. Je vais être sage. Non, mourir, ça ne me fait pas vraiment envie. Parce que — parce que ça ne doit pas être tellement reposant d’être mort. C’est comme avant la naissance. On doit bouillir d’envie de ressusciter. Je crois que ça me fatiguerait.»

«Vous en avez assez d’être seul…»

«Oui, c’est ça. Je voudrais être avec les gens.»

Il respira la fumée qui sortait des narines de Julienne.

«Je suis comme ce type de la Bible, vous savez, Giézi, le serviteur d’Élisée: on avait dit à Naaman de se baigner sept fois dans le Jourdain, ou quelque chose comme ça. Pour se guérir de la lèpre. Une fois guéri, il avait envoyé un présent à Élisée mais Giézi avait tout gardé pour lui. Alors, pour le punir, Dieu lui avait donné la lèpre de Naaman. Vous comprenez? Giézi, c’est moi. J’ai attrapé la lèpre de Naaman.»

«Vous savez quoi?» dit Julienne. «— Tenez, vous ne savez pas quels sont les plus beaux vers qu’on ait écrits? Ça a l’air prétentieux, bien entendu, mais j’aimerais vous les dire. Vous voulez que je vous les dise?»

Adam fit signe que oui. Elle commença à réciter:

«C’est, «Voire, ou que je —»

Mais sa voix flancha. Elle toussa un peu et reprit:

«Voire, ou que je vive sans vie.

Comme les images, par cœur,

Mort!»

Elle regarda à gauche, quelques centimètres à gauche d’Adam.

«Ce sont des vers de Villon. Vous les connaissiez?»

Adam but du café; il fit non de la main. Il regarda les autres qui écoutaient, un peu gênés, un peu ironiques. & il se demanda pourquoi on le laissait en pyjama toute la sainte journée. Pour qu’il ne s’échappe pas, peut-être? Peut-être aussi n’était-ce pas, en dépit des rayures longitudinales, un pyjama qu’il portait. Ce pouvait être l’uniforme des asiles, ou des malades. Adam prit la tasse de café sur son genou, et finit de boire. Il restait encore au fond de la tasse un peu de sucre imbibé de liquide. Avec la cuiller, Adam racla le sucre et le lécha. Il aurait eu envie d’autres tasses de café, de dizaines d’autres tasses de café. Il aurait eu envie d’en parler, aussi. À la jeune fille blonde, peut-être. Il voulait lui dire, restez avec moi, dans cette maison, restez avec moi et nous ferons du café, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, nous le boirons après, ensemble; il y aurait un grand jardin, tout autour, et nous pourrions y marcher jusqu’au matin, dans la nuit, tandis que les avions passeraient. Le type avec les lunettes noires ôta ses lunettes et regarda Adam.

«Si j’ai bien compris» dit-il. «le but de la religion de votre camarade, c’était une sorte de panthéisme — de mysticisme. Une sorte de liaison avec Dieu par la connaissance? La voie des certitudes quoi?»

Julienne R. ajouta:

«Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça? Ces histoires de mysticisme? Qu’est-ce que ça veut dire? Ça vous intéresse donc tellement?»

Adam se rejeta en arrière. Presque brutalement.

«Vous n’avez pas compris. Vous n’avez rien compris. Vous comprenez, ce n’est pas Dieu qui m’intéresse. Ce n’était pas Dieu pour Sim non plus. Pas Dieu en tant que tel, en tant que, je ne sais pas moi, Dieu créateur. Répondant à un certain besoin de finalité ou d’absolu, là, comme une clé ouvre une serrure. Bon sang, vous ne comprenez jamais cela! Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin d’avoir été créé. C’est comme cette discussion. Elle ne m’intéresse pas pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle a l’air d’être. Mais seulement dans la mesure où elle remplit un vide. Un vide terrible, insoutenable. Entre les niveaux de la vie… Entre deux paliers, deux temps, vous comprenez?»

«Mais alors, ça sert à quoi, ces trucs de mysticisme?» demanda l’étudiant à lunettes.

«À rien. À rien. Absolument à rien. On dirait que vous me parlez avec des mots que je ne comprends pas. À quoi voulez-vous que ça serve? Je ne peux pas vous dire. C’est comme si j’essayais de vous expliquer pourquoi je ne suis pas vous. — Prenez Ruysbroek, par exemple: à quoi ça lui servait de faire des distinctions entre les divers éléments matériels, la terre, l’air, le feu, l’eau? Ça pouvait être de la poésie, évidemment. Mais ce n’est pas de la poésie. Le mysticisme lui a servi à atteindre le niveau — mais pas le psychologique, pas le psychologique, hein? — le niveau de l’ineffable. Peu importe où ce niveau se situait. N’importe quel niveau. L’important, c’est qu’à un moment donné de sa vie, il a cru avoir tout compris. Étant en liaison avec celui qu’il appelait Dieu depuis toujours, et ce Dieu étant par définition, éternel, omniscient, et omnipotent, et omniprésent, Ruysbroek l’a été aussi. Au moins pour chaque période de crise mystique. Peut-être même a-t-il vers la fin atteint son niveau, son épanchement total, de façon permanente. C’est ça. L’important n’est pas de savoir, mais de savoir qu’on sait. C’est un état où la culture, la connaissance, où le langage et l’écriture ne servent plus à rien. À tout prendre, si on veut, ça pourrait être une sorte de confort. Mais jamais une fin en soi, vous voyez, jamais une fin en soi. & à ce niveau, c’est vrai, il n’y a pas eu tellement de vrais mystiques. Comprenez —, pour parler dans le style dialectique, — mais les rapports sont différents, bien entendu — on peut être qu’on est. C’est un état, simplement. Mais c’est le seul aboutissement possible de la connaissance, en fin de compte. De n’importe quelle autre façon, la connaissance aboutit à une impasse. Elle cesse alors d’être connaissance. Elle prend une forme au passé. Tandis que là, elle est exagérée d’un seul coup, elle devient tellement énorme, tellement écrasante, qu’en dehors d’elle plus rien ne compte. On est qu’on est — Oui, c’est ça. Être d’être…»

Mlle R. secoua légèrement la tête; sa lèvre inférieure frémit, comme si elle était en proie à des pensées contradictoires.

«C’est intelligent, tout ça» dit le type à lunettes. «Mais c’est tout ce qu’on peut en dire…»

«Ça ne veut rien dire, c’est de l’amphigouri métaphysique» coupa un autre étudiant. Le type à lunettes continua:

«Je ne sais pas — je ne sais pas si vous avez réfléchi que c’est un genre de raisonnement qu’on ne peut plus arrêter. Comme les reflets dans un miroir à trois faces. Parce que moi, par exemple, je peux vous dire qu’on est qu’on est qu’on est qu’on est. Et ainsi de suite. Ça me parait plutôt de la rhétorique. Du genre de rhétorique qu’on fait à douze ans pour s’amuser. Du syllogisme. Dans le genre de, un bateau met six jours pour traverser l’Atlantique, donc six bateaux mettront un jour.»

«Je n—»

«Dans la mesure où, dans la mesure où le concept d’existence suppose une unité. Une unité qui est la conscience d’être. Et où cette conscience d’être n’est pas assimilable à la définition phraséologique, qui, elle, est indéfiniment décuplable. Comme tout ce qui est imaginaire. Ça peut très bien ne pas s’arrêter. Hein?»

«Ce n’est pas vrai» dit Adam. «Ce n’est pas vrai. Parce que vous confondez. Vous confondez l’existence comme réalité vécue et l’existence comme cogito, comme point de départ et point d’arrivée de la pensée. Vous croyez que je suis en train de parler de concepts psychologiques. C’est ce que je n’aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d’analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l’analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d’essayer de vous faire penser — à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie. Je veux vous amener à penser à un système énorme. À une pensée, en quelque sorte, universelle. À un état spirituel pur. Vous voyez, à quelque chose qui soit un comble du raisonnement, un comble de la métaphysique, un comble de la psychologie, de la philosophie, des mathématiques, et de tout, de tout, de tout. Oui, c’est tout à fait ça: quel est le comble de tout? C’est d’être d’être.»

Il dirigea ses paroles vers Julienne R…

«C’est parce que j’ai parlé d’un état d’extase, tout à l’heure. Alors, vous l’avez assimilé à un fait psychologique. Quelque chose qui se soigne. Quelque chose comme: délire paranoïde pathologique etc. Je m’en fous. Je vais essayer de vous dire ce que c’est, et puis ça sera fini. Après ça, ne me demandez pas ce que je pense de Parménide, parce que je ne pourrai plus vous le dire…»

Adam repoussa sa chaise en arrière; il se coinça le dos contre le pan de mur. C’était un mur froid et solide, carrelé de blanc, qu’on pouvait facilement associer à soi, soit pour la lune, soit pour le sommeil. De plus, il allait certainement retentir des vibrations de la voix d’Adam, transmises par son dos, et les répercuter à travers toute la pièce, lui épargnant ainsi la fatigue de parler haut. Adam expliqua, en articulant à peine:

«Je peux vous parler de quelque chose qui s’est passé il y a un ou deux ans, et qui n’a rien à voir avec les trucs de Dieu ou d’auto-analyse, ou quoi que ce soit du même genre. — Naturellement, vous êtes libres de l’analyser selon les critères psychologiques habituels si ça vous fait plaisir. Mais je crois que ça ne servirait à rien. C’est pour ça d’ailleurs que je fais exprès de choisir quelque chose qui semble n’avoir aucun rapport avec Dieu, la métaphysique et tous ces trucs-là.»

Il s’arrêta et regarda Julienne. Il vit son visage bouger imperceptiblement, vers la base des narines et autour des yeux, comme sous l’impulsion d’une colère compliquée. Et, brusquement, sans que personne d’autre ne se fût aperçu du changement, il se sentit atrocement ridicule. Il se pencha en avant, abandonnant son point d’appui, s’offrant aux meurtrissures des regards ennemis. Et il dit calmement, conscient de tout son être que seule la jeune fille blonde pouvait le comprendre:

«Oui…»

Il répéta, avec un intervalle de 7 secondes:

«Oui — Oui»

Elle dit:

«Continuez.»

Adam rougit. Il replia ses jambes sous sa chaise, comme s’il allait se lever. C’était comme si, à la faveur de ces quelques instants, d’un regard faiblement cerné de bistre d’une jeune fille inconnue, et de ce mot, «continuez», lancé à gorge retenue, issu d’infimes tergiversations de l’esprit, un pacte amical avait été signé entre eux. À son tour, elle éteignit son bout de cigarette de la pointe de ses escarpins noirs. La situation ressemblait bizarrement, pour la forme et pour le fond, à celle d’un homme et d’une femme étrangers l’un à l’autre, brusquement conscients d’avoir été fixés côte à côte sur la même pellicule par un photographe à la sauvette.

«Pas la peine» grogna Adam, «vous n’aimez pas le genre anecdotique.»

Elle ne dit rien, mais baissa la tête; un peu moins que la première fois, pourtant, de sorte que seule la partie antérieure du S fut visible. Par contre, le mouvement fut suffisant pour relâcher le décolleté de la robe, et Adam aperçut, entre la naissance des seins, deux fils argentés, les deux côtés d’une chaîne. Elle se terminait sûrement plus bas, contre les bonnets du soutien-gorge, par une petite croix de nacre, ou par une médaille de la Sainte Vierge sertie d’aigues-marines. L’idée de cacher quelque chose d’un peu sacré, l’image d’un dieu, contre la partie la plus éminemment biologique d’un corps de femme, était baroque. C’était enfantin, attendrissant, ou bien prétentieux. Adam regarda les autres. Tous, sauf l’étudiant à lunettes noires, qui prenait des notes dans son cahier, et la fille Martin qui parlait avec le médecin-chef, donnaient des signes de lassitude. L’ennui avait maintenant remplacé la gêne: il prenait des formes bizarres, cauchemardesques, semblait recommencer éternellement les mêmes gestes, les mêmes sons, les mêmes odeurs.

Adam pressentit que ça pouvait durer encore un quart d’heure, mais sûrement pas plus; il décida de profiter au maximum du temps qui lui restait.

«Non, je vais vous dire, ce n’est pas la peine. Ce n’est pas seulement parce que vous n’aimez pas ça, le genre anecdotique. — mais aussi parce que, d’une certaine manière, du point de vue de la vérité, du point de vue réaliste, ce n’est pas ça, non plus.»

«Pourquoi non?» dit Julienne.

«Parce que c’est de la littérature. Tout bonnement. Je sais, on fait tous de la littérature, plus ou moins, mais maintenant, ça ne va plus. Je suis vraiment fatigué de — C’est fatal, parce qu’on lit trop. On se croit obligé de tout présenter sous une forme parfaite. On croit toujours qu’il faut illustrer l’idée abstraite avec un exemple du dernier cru, un peu à la mode, ordurier si possible, et surtout — et surtout n’ayant aucun rapport avec la question. Bon Dieu, que tout ça est faux! Ça pue la fausse poésie, le souvenir, l’enfance, la psychanalyse, les vertes années et l’histoire du Christianisme. On fait des romans à deux sous, avec des trucs de masturbation, de pédérastie, de Vaudois, de comportements sexuels en Mélanésie, quand ce ne sont pas les poèmes d’Ossian. Saint-Amant ou les canzonettes mises en tablatures par Francesco da Milano. Ou: Portrait d’une Jeune Dame par Domenico Veneziano. Shakespeare. Wilfrid Owen. João de Deus. Léoville Lhomme. L’intégralisme. Fazil Ali Clinassi, &c. &c. Et le mysticisme de Novalis. Et la chanson de Yupanqui Pachacutec:

Tel un lys des champs je suis né

Tel un lys j’ai grandi

Puis le temps a passé

La vieillesse est venue

Je me suis desséché

Et j’en suis mort.

Et Quipucamayoc. Viracocha. Capacocha-Guagua. Hatunricriyoc. Intip-Aclla. Les promesses de Menéphtah. Jéthho. Le kinnor de David. Sénèque le Tragique. Anime, parandum est. Lieri quondam mei, vos pro patemis scelerihus pœnas date. Et tout ça: les cigarettes Markovitch, la Coupe Vétiver, Wajda, les cendriers Cinzano, le crayon à bille, mon crayon à bille BIC n° 576 — reproduction «AGRÉÉ 26/8/58. J.O.» Tout ça. Hein? Est-ce que c’est juste. Est-ce que ça veut dire quelque chose? Est-ce que c’est juste?»

Adam passa la main dans ses cheveux ras. Il sentit qu’en faisant cela, il ressemblait à un Américain.

«Vous savez quoi?» dit-il; «vous savez quoi? Nous passons notre temps à faire de la saloperie de cinéma. Du cinéma, oui. Du théâtre aussi, et du roman psychologique. Nous n’avons plus grand-chose de simple, nous sommes des cafards, des demi-portions. De vieilles loques. On dirait que nous sommes nés sous la plume d’un écrivain des années trente, précieux, beaux, raffinés, pleins de culture, pleins de cette saloperie de culture. Ça me colle dans le dos comme un manteau mouillé. Ça me colle partout.»

«Eh — qu’est-ce qui est simple, à ce compte-là?» intervint, assez mal à propos, l’étudiant à lunettes.

«Comment, qu’est-ce qui est simple? Vous ne le savez pas? Vous ne vous en doutez donc pas quand même un peu, vous?» Adam eut un geste vers sa poche pour prendre le paquet de cigarettes, mais, nerveusement, sa main s’arrêta.

«Vous ne la voyez donc pas, cette vie, cette putain de vie, autour de vous? Vous ne voyez pas que les gens vivent, qu’ils vivent, qu’ils mangent, etc.? Qu’ils sont heureux? Vous ne voyez pas que celui qui a écrit. «la terre est bleue comme une orange» est un fou, ou un imbécile? — Mais non, vous vous dites, c’est un génie, il a disloqué la réalité en deux mots. Vous énumérez, bleu, terre, orange. C’est beau. Ça décolle de la réalité. C’est un charme infantile. Pas de maturité. Tout ce que vous voudrez. Mais moi, j’ai besoin de systèmes, ou alors je deviens fou. Ou bien la terre est orange, ou bien l’orange est bleue. Mais dans le système qui consiste à se servir de la parole, la terre est bleue et les oranges sont orange. Je suis arrivé à un point où je ne peux plus souffrir d’incartades. Vous comprenez, j’ai trop de mal à trouver la réalité. Je manque d’humour? Parce que d’après vous il faut de l’humour pour comprendre ça? Vous savez ce que je dis? Je manque si peu d’humour que je suis allé beaucoup plus loin que vous. Et voilà. J’en reviens ruiné. Mon humour, à moi, il était dans l’indicible. Il était caché et je ne pouvais le dire. Et comme je ne pouvais le mettre en mots, il était beaucoup plus énorme que le vôtre. Hein. En fait il n’avait pas de dimensions. Vous savez. Moi je fais tout comme ça. La terre est bleue comme une orange, mais le ciel est nu comme une pendule, l’eau rouge comme un grêlon. Et même mieux: le ciel coléoptère inonde les bractées. Vouloir dormir. Cigarette cigare galvaude les âmes, 11é. 887. A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, 0, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z. et Cie.»

«Attendez, attendez un moment, je —» commença la jeune fille. Adam continua:

«Je voudrais arrêter ce jeu stupide. Si vous saviez comme je voudrais. Je suis écrasé, bientôt presque écrasé…» dit-il, la voix non pas plus faible, mais plus impersonnelle.

«Vous savez ce qui se passe?» demanda-t-il. «Je vais vous le dire, à vous. Il se passe qu’on vit, un peu partout; il se passe qu’il y en a qui meurent de syncopes, le soir, tranquillement, chez eux. Il se passe qu’il y a encore des gens qui souffrent, parce que leur femme est partie, parce que leur chien est mort, parce que leur enfant avale de travers. Vous savez — Et nous, et nous, qu’est-ce qu’on vient faire là-dedans?»

«C’est pour ça que vous avez fait tout ÇA? demanda la jeune fille.

«Tout ça QUOI?» cria Adam.

«Eh bien, ces histoires — toutes ces histoires qu’on —»

«Attendez!» dit Adam. Il se hâtait, comme s’il avait honte de s’expliquer;

«J’en ai assez! C’est assez de psychopathologie pour aujourd’hui — Je veux dire — il n’y a plus rien à comprendre. Tout est fini. Vous êtes vous et je suis moi. N’essayez plus de vous mettre continuellement à ma place. Le reste c’est de la foutaise. J’en ai assez, je — je vous en prie, n’essayez plus de comprendre. Vous savez — je, j’ai honte — je ne sais pas comment dire. Ne parlez plus de tout ça…»

Il baissa soudain la voix, et se pencha vers Julienne R. de manière à n’être entendu que d’elle.

«Voilà ce qu’on va faire: je vais vous parler, tout bas, rien qu’à vous. Et vous me répondrez de même. Je vais vous dire, bonjour, ça va? et vous, vous me direz, merci, je vais bien. Vous voyez ce que je voudrais: et puis, comment vous appelez-vous, vous êtes jolie, j’aime bien la couleur de votre robe, ou de vos yeux. Vous êtes de quoi? Du scorpion, de la balance? Vous me direz, oui, ou non. Vous me parlerez de votre mère, de ce que vous avez mangé au dernier repas, ou bien de ce que vous avez vu au Cinéma. Les voyages que vous avez faits, en Irlande, aux îles Scilly. Vous me raconterez une histoire de vos vacances, de votre enfance. La fois où vous avez commencé à vous mettre du rouge à lèvres. La fois où vous vous êtes perdue dans la montagne. Vous me direz si vous aimez vous promener le soir, quand il commence à faire nuit, et qu’on entend les choses cachées qui bougent. Ou quand vous alliez regarder les résultats du bac, sous la pluie, et ce que vous pensiez en parcourant la liste des noms. Vous me parlerez tout doucement, en me racontant des choses tellement minuscules que je n’aurai même pas besoin d’écouter. Des histoires d’orage ou d’équinoxe, des automnes en Bretagne, des fougères plus hautes que vous. Quand vous aviez peur, quand vous ne pouviez pas vous endormir et que vous alliez regarder la nuit à travers les fentes des volets. Et pour les autres, pour tous les autres, je continuerai mon histoire à moi. Vous savez, cette histoire compliquée, qui explique tout. Ce truc mystique. Vous voulez?»

Les autres s’étaient penchés en avant et observaient; certains, l’étudiant blond, par exemple, souriaient ironiquement. Ils n’y croyaient pas; ils voulaient tous que cette histoire de l’autre monde se termine, qu’ils puissent rentrer chez eux, manger le dîner, et sortir, ce soir. Au cinéma, il y avait quelque chose, et à l’Opéra, peut-être Gluck.

Adam lut l’assentiment sur la jeune fille; il le lut sur le cou, tout autour du cou, sur les coins des lèvres, sur les épaules, les seins, la colonne vertébrale, jusque sur les pieds, crispés dans les escarpins à boucles d’or, infinitésimalement divergents; il repoussa son corps en arrière, et le laissa toucher le pan de mur; il déplia ses jambes et frôla de loin les genoux nus de la jeune fille. Il sentit sur sa peau les rayures rouges et noires du pyjama; elles dessinaient leurs prolongements sur une sorte de surface solide, impénétrable, qui s’établissait maintenant entre lui et le groupe des étudiants. Sa main chercha, et trouva dans la poche de sa veste, le paquet de cigarettes. L’étudiant à lunettes noires lui tendit à bout de bras une boîte d’allumettes. Dans le petit tiroir de carton, il y avait cinq allumettes: trois brûlées et deux intactes. Adam alluma sa cigarette à la perfection; seul détail temporel dans cette attitude réussie, une goutte de sueur coula du creux de son aisselle, et vint choir, sous forme de piqûre froide, au niveau de la deuxième côte. Mais ce fut si rapide, et somme toute, si bien toléré, que nul n’eût pu le deviner. Julienne R., tassée sur sa chaise, accusait plus la fatigue: de toute évidence, elle attendait quelque chose. Quelque chose, non point de nouveau, d’étrange, mais de fatalement social; de tranquille, de glacial, comme de barrer un mot sur une phrase, par exemple.

«Il y a un ou deux ans» commença Adam, «pour reprendre mon histoire de tout à l’heure…»

Julienne R. prit son cahier d’écolier, et se tint prête à noter l’essentiel.

«J’étais à la plage avec une fille. J’étais allé me baigner, et elle, était restée étendue sur les galets, occupée à lire un magazine d’anticipation. Il y avait une histoire qui s’appelait «Bételgeuse», je crois. Quand je suis sorti de l’eau, elle était encore là. J’ai vu qu’elle avait chaud, et. je ne sais pas pourquoi, pour l’embêter probablement, j’ai posé mon pied mouillé sur son dos. Elle avait un bikini. Alors elle s’est relevée en sursaut, et elle m’a dit quelque chose. Je ne me rappelle plus ce que c’était. Mais l’important, c’est ça. Deux minutes plus tard, elle est revenue vers moi, et elle m’a dit: «Parce que tu m’as mouillée tout à l’heure, moi je te prends une cigarette.» Et elle a fouillé dans la poche de mon pantalon que j’avais posé à côté de moi sur la plage, pour prendre la cigarette. Moi, je n’ai rien dit, mais j’ai commencé à réfléchir à partir de ce moment-là. Deux heures après, je me souviens, j’y pensais encore. Je suis rentré chez moi, et j’ai regardé dans le Dictionnaire. Je vous jure. J’ai cherché chaque mot, pour comprendre. Et je ne comprenais toujours pas. J’ai passé ma nuit à y penser. Vers quelque chose comme, 4 heures du matin, j’étais cinglé. La phrase de la fille ne me sortait plus de la tête. Les mots allaient dans tous les sens. Je les voyais écrits partout. Sur les murs de ma chambre, sur le plafond, dans les rectangles des fenêtres, sur les bords des couvertures. J’ai marmotté tout ça pendant des jours et des nuits. J’en étais malade. Puis, j’ai recommencé à y voir clair. Mais ce n’était plus pareil. C’était comme si tout était devenu faux, ou juste, du jour au lendemain. Je me suis dit, de n’importe quelle façon que je tourne La Phrase, ou les faits qui lui sont parallèles, ça doit être de la logique pure. Je veux dire, j’ai tout commencé à comprendre, clairement. Et j’ai pensé qu’il fallait que je parte, que je balance ma moto à la mer, et tout le reste. Je me suis imaginé que le»

Mais déjà Adam avait disparu aux yeux de tous, comme il avait dû disparaître aux yeux de sa mère, de Michèle, et de beaucoup d’autres; isolé à l’extrémité éclairée de l’infirmerie, il flottait quelque peu, de ses membres grêles, de sa tête ovoïde, de sa main gauche où collait une cigarette horizontale. Son corps, tenu bien droit sur la chaise de métal, semblait fumer au sein d’un chaos involontaire; un rien, sa mâchoire de prognathe, son front perlé de sueur, et peut-être ses yeux triangulaires, servaient à le métamorphoser en créature préhistorique. On aurait dit qu’il émergeait sans cesse d’une eau trouble et jaune, sous forme de volatile lacustre, les plumes plaquées sur la peau, chaque muscle microscopique en mouvement pour l’élever vers l’éther. Sa voix se déroulait sur le peuple terrestre, plus trop compréhensible, et l’entraînait sur ses ondes comme un cerf-volant. Au-dessus de lui, près du plafond, deux sphères azurées se bousculaient, répercutant en orages magnétiques les chocs de leurs enflures adverses. C’était comme l’idée d’un Dieu des destins, un nœud de mystères et de canonisations, né un jour de l’étincelle entre deux rouages de locomotive. Adam se transformait en mer. À moins qu’il ne se fût endormi, sans posture, à la suite de l’influence magnétique du regard de Julienne R., ou de la persuasion hypnotique d’un simple pyjama à rayures. En tout cas, il voguait en arrière, mou, transparent, ondulant, et dans sa bouche les mots se heurtaient comme des galets, en produisant de curieux borborygmes. Tout un réseau de bouillonnement avait garni la pièce étroite, et les autres étaient en danger de le suivre. Quand Adam s’arrêta de parler, et se mit à pousser de faibles grognements, le médecin se décida à agir; mais c’était trop tard. Il cria deux ou trois fois.

«Hé, M. Pollo! M. Pollo! Hé-Pollo! Hé-Hoh!» en secouant Adam par les épaules. Puis il vit sur cette tête maigre, aiguisant cette physionomie parcheminée, une espèce de rictus. Ça commençait haut, juste au-dessous des pommettes, et ça fendait le visage en deux sans écarter les lèvres, sans montrer la moindre incisive. Alors, il abandonna tout espoir, et fit appeler l’infirmière. Longuement, un à un, ils évacuèrent la pièce froide, tandis qu’on emmenait Adam titubant à travers les couloirs.

Au cœur de son sommeil, Adam sentit qu’ils partaient; ses lèvres bougèrent, et il faillit murmurer, «au revoir». Pas même un grognement ne sortit de sa gorge. Quelque part, au bas d’un cahier, un crayon à bille bleu écrivit un mot, en crissant doucement sur le papier: «aphasie».

Tandis qu’il passait un angle, puis deux, du couloir, agrippé par le bras tiède de l’infirmière, Adam entrait dans la légende. Il pensait peut-être, tout bas, tout ténu, longtemps avant ses cordes vocales gelées, qu’il était bien dans son domaine. Qu’il l’avait enfin trouvée, la belle maison rêvée, fraîche et blanche, bâtie en plein silence au centre d’un jardin merveilleux. Il se disait qu’il était heureux, tout seul dans sa chambre peinte en beige, avec une seule fenêtre d’où coulaient toujours les bruits de paix. Il n’était pas contre; il allait l’avoir, ce repos pérenne, cette nuit boréale, avec son soleil de minuit, avec des gens pour s’occuper de lui; des promenades au grand air et des sommeils souterrains; même, parfois, de jolies infirmières qu’on peut emmener, le soir, dans les taillis. Des lettres. Des visites, de temps en temps, et des colis pleins de chocolat et de cigarettes. Il y a la fête, une fois par an, le jour de la Fondation, le 25 avril, ou le 11 octobre. Noël et Pâques. Demain, peut-être, la jeune fille blonde reviendrait le voir. Seule, cette fois. Il lui prendrait la main et lui parlerait longtemps. Il lui écrirait un poème. Avant deux semaines, si tout allait bien, on l’autoriserait à correspondre. Puis ils pourraient aller se promener ensemble dans le jardin, vers la fin de l’automne. Il lui dirait, je peux rester ici encore un an, moins, peut-être; après ça, quand j’en sortirai, nous irons vivre dans le Sud, à Padoue, ou à Gibraltar. Je travaillerai un peu, et le soir, nous irons dans les boîtes, ou au café. Puis, de temps en temps, quand nous en aurons envie, nous retournerons passer un mois ou deux ici. On nous accueillera gentiment, et on nous donnera la plus belle chambre, celle qui a vue sur le parc. Dehors, le soleil fait craquer les feuilles mortes et la pluie cliqueter les feuilles vivantes. On entend un train. Les couloirs sentent le bouillon de légumes, on dirait que tout est creux, tiède et frais à la fois. C’est le moment de creuser son trou dans la terre, en écartant les brindilles et les grumeaux, avant de s’y enfouir, pieds les premiers, bien au secret, pour passer un hiver de malade. Après, il y aura la tasse de tilleul, et puis la nuit, fermée sur les nuages de la Dernière Cigarette comme sur les fumées magiques de Simbad. À la rigueur, une cloche sonne. Un moustique rôde autour de la lampe avec un bruit de polisseuse à marbre. C’est le moment d’abandonner la terre aux termites. C’est le moment de fuir à l’envers, et de remonter les étapes du temps passé. L’on est pris dans la stupeur des soirées d’enfance, comme dans de la glu; et l’on se noie au milieu du brouillard, après quelque repas, en face d’une assiette décorée de houx, étrangement vide, où traînent encore des plaques de potage. Puis viendra le temps des berceaux, et l’on meurt étouffé dans les langes, suffoquant de petitesse et de rage. Mais c’est anodin. Car il faut aller plus loin encore, rétrograder dans le sang et le pus, jusqu’au ventre de sa mère, où, bras et jambes en posture de l’œuf, l’on s’endort la tête contre la membrane de caoutchouc, d’un sommeil obscur peuplé d’étranges cauchemars terrestres.


Adam, tout seul, étendu sur le lit sous une stratification de courants d’air, n’attend plus rien. Il vit énormément, et ses prunelles regardent le plafond, là où, il y a 3 ans, l’hémorragie du 17 a percé. Il sait que les gens sont partis, assez loin, maintenant. Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne; en face de la lucarne, comme pour répondre aux six croix gammées des barreaux, une seule et unique croix pendille au mur, en nacre et en rose. Il est dans l’huître, et l’huître au fond de la mer. Bien sûr, restent quelques ennuis; il faudra faire la chambre, donner pour les analyses d’urine, répondre aux tests. Et l’on est toujours à la merci d’une libération inopinée. Mais avec de la chance, c’est pour longtemps, à présent, qu’il est fixé à ce lit, à ces murs, a ce parc, à cette harmonie de métal clair et de peinture fraîche.

En attendant le pire, l’histoire est terminée. Mais attendez. Vous verrez. Je (notez que je n’ai pas employé ce mot trop souvent) crois qu’on peut leur faire confiance. Ce serait vraiment singulier si, un de ces jours qui viennent, à propos d’Adam ou de quelque autre d’entre lui, il n’y avait rien à dire.

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