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Et un jour, je prendrais une bagnole. Je la mettrais au milieu du terrain et je l’arroserais d’essence. Puis je m’arroserais d’essence moi-même. Je me mettrais dans la voiture, et j’y bouterais le feu.
Et comme j’aurais gardé mes lunettes noires, on retrouverait sur mon corps calciné, sur mon crâne en boule, un drôle d’insecte noiraud, caricatural, dont le corps en matière plastique se serait inséré tout bouillant au fond de mes orbites. Deux tringles de fer, en forme de pattes, se dresseraient sur les côtés, et me feraient des antennes.
J’espère qu’on ne reconnaîtrait plus rien de moi dans cette momie gercée. Parce que je voudrais bien vivre tout nu et tout noir, définitivement brûlant, définitivement créé.
Michèle,
Je t’ai cherchée très sérieusement.
D’abord, il y a eu ce Gérard, ou ce François, je ne sais plus comment il s’appelle. Je le connaissais autrefois, du temps où je jouais au flipper. Ou du temps où j’étais étudiant en quelque chose. Il ne m’avait pas reconnu, parce que je me suis laissé pousser la barbe depuis, et que je porte des lunettes noires. Il m’a dit qu’il t’avait vue descendre vers le Vieux Port.
Je suis allé là-bas, et je me suis assis sur un banc, à l’ombre. J’ai attendu un peu, histoire de me reposer. J’étais en face de la digue, et il y avait deux Anglais déguisés en yachtmen qui parlaient. Ils affectaient de s’ennuyer mortellement sur la Méditerranée et l’un d’eux a dit:
«I am looking forward to the Shetlands.»
Pas mal de gens passaient et montraient les bateaux blancs à leurs enfants.
Au bout d’une heure, je suis remonté vers la Grand-Place, celle où il y a un jet d’eau. Dans le Café, j’ai trouvé une fille que tu dois connaître, elle s’appelle Martine Préaux. Je lui ai dit que Gérard, ou François, enfin ce type brun avec une chemise rose, t’avait vue descendre vers le Vieux Port. Elle m’a dit à peu près:
«Il est fou, je viens de voir Michèle dans l’autre Café, plus bas. Elle était avec un Américain.»
J’ai demandé:
«Un Américain? Un marin américain?»
Elle a répondu:
«Non, pas un marin, un type américain, c’est tout. Un touriste.»
J’ai demandé encore si elle pensait que tu y serais toujours. Elle m’a dit:
«Ça, je n’en sais rien, c’est possible, il n’y a pas tellement longtemps.»
Puis:
«Vous n’avez qu’à aller voir.»
Tu n’étais plus dans l’autre Café, à condition que tu y aies jamais été. Le garçon ne savait rien. Il ne voulait rien savoir. Il aurait fallu un pourboire et je n’avais pas les moyens; alors, je me suis assis quand même, et j’ai bu un verre de grenadine à l’eau.
Comme je ne savais pas trop quoi faire, et que les trois quarts du temps, je n’arrive pas à penser si je ne fais pas des dessins sur des carrés de papier, j’ai arraché la première page de mon cahier d’école, et j’ai fait un plan de ville, en indiquant par des hachures les endroits où tu pouvais être. Ça m’a pris presque une heure. Par ordre d’importance, les endroits étaient:
chez toi
les cafés de la Place
les magasins de l’Avenue
le bord de mer
l’église
la gare des autobus
a rue Smolett
la rue Neuve
la descente Crotti
Après, je me suis levé, j’ai payé le verre de grenadine et je me suis mis tout de suite à ta recherche. Il me restait environ 50 francs. Heureusement, j’avais encore les [