C. «Tu te souviens de la fois, dans la montagne?» questionna Adam. La jeune fille sourit, d’un sourire qui était certainement sur la lancée d’une autre conversation. Il dut répéter, plutôt sérieusement, la voix plus forte, plus balancée, avec des mots plus sûrs où n’était pas étranger le désir gamin de choquer.
«Voyons, Michèle, tu te souviens?»
De la tête, elle fit signe que non; c’était importun, déjà.
«Au fond, dit-il, toutes les filles ont une histoire dans ce goût-là à raconter à leur mère. Quand elles racontent ça, elles disent, la fois où j’ai été violée. Toi aussi.»
«On ne pourrait pas parler d’autre chose?» répondit Michèle, mais Adam n’en tint aucun compte; il continua à raconter son histoire, pour les autres, parodiant à bon marché des souvenirs troubles.
«Alors, tu te souviens, aussi, nous étions partis tous les deux sur la moto. Je t’avais conduite d’abord dans deux cafés, parce qu’on était en plein hiver, hein, et que c’était bien près du gel. Il ne devait pas faire plus d’1 ou 2, peut-être même zéro. On avait pris des cafés noirs, des grands cafés noirs. Ou plutôt, je t’avais regardée les boire; tu avais une drôle de façon de boire les cafés noirs, une façon sympathique; oui, en ce temps-là. Tu prenais la tasse de la main gauche, comme ceci, tu mettais la main droite sous ton menton, comme une soucoupe, et tu allongeais la lèvre d’en haut. Tu la trempais délicatement dans le café, et avant de commencer à boire, rappelle-toi, tu relevais un peu la tête, de sorte qu’on voyait l’ombre en demi-cercle que laissait le café sur tes lèvres.»
Le garçon apporta les consommations; Michèle tendit le bras, choisit le bock de bière et avala plusieurs gorgées sans respirer. Puis, elle reposa le verre d’un geste sec du poignet. La mousse s’amincit sur les parois, élargissant lentement les vides entre les traînées de bulles. Le liquide jaune, à peine transparent, était parcouru du haut en bas par des fumerolles effervescentes; il avait, entre autres, un aspect aussi riche et aussi viril que la mer. Une partie, environ un quart, était maintenant tassée au creux de l’estomac de Michèle, comme une pierre liquide, un peu de pétrole, un rien de brillantine. Quant aux autres trois quarts, qui attendaient dans le verre, on aurait dit un bocal vide, à midi, sur le guéridon Empire d’un salon, dont les poissons rouges seraient morts.
Ou bien même un de ces aquariums, derrière la vitrine d’un grand restaurant, où les gourmets sérieux viennent se faire crocher, à coups d’épuisette, la carpe grasse qui laissera son trou d’eau, entre la lampe témoin, l’insufflateur d’oxygène et les fausses algues, abandonnant sa cloison d’émeraude pour un monde de torture, de beurre, de persil dans les yeux & de tomate dans la bouche.
«Après les cafés, on a continué tous les deux sur la moto, en suivant la grand-route. Après, j’ai pris le petit sentier, au milieu de la campagne, et la nuit est tombée, et il s’est mis à crachiner un peu. C’est bon de se souvenir des choses aussi bien. Je te jure. Est-ce que ça a l’air vrai, au moins? Tu ne veux pas me le dire? Tu ne veux pas raconter un peu, à ton tour? Dis-moi seulement: et alors? et après? parce qu’il y a qu’une façon de raconter ce genre de trucs, c’est le style sentimental — tu vois ce que je veux dire, ça donne confiance, et par suite ça donne un petit air de vérité. Ça me plaît.
«Tu sais ce que tu as dit? Tu as dit, tel que, «ce n’est pas la peine.» Ce n’est pas la peine! Pas la peine de quoi? Le plus fort, c’est que j’ai compris, et que j’ai continué quand même. Jusqu’à ce qu’on arrive à une grande flaque de boue qui barrait le chemin. D’ailleurs, non — après tout, je n’avais pas compris, quand tu avais dit, «ce n’est pas la peine.» Je crois que je faisais tout sans savoir, n’importe comment. J’ai poussé la moto contre un arbre, et on a marché dans l’herbe mouillée; l’herbe était mouillée. Tu as dit que tu avais froid, ou quelque chose, alors, moi, je t’ai dit qu’on devrait attendre sous un arbre que la pluie cesse. On a trouvé un grand pin en forme de parapluie, et on s’est placés le dos contre le tronc, chacun d’un côté. C’est là qu’on s’est tachés de résine sur les épaules. Il y avait un joli tapis d’aiguilles et d’herbes tout autour. C’est vrai. La pluie est tombée plus fort, tout à coup, alors j’ai tourné autour du tronc, et j’ai mis une main sur ta nuque et je t’ai couchée par terre. Les gouttes de pluie, je ne sais pas si tu te rappelles, passaient à travers le feuillage, se réunissaient par deux ou trois, et tombaient sur nous grosses comme la main. Oui, j’ai déchiré tes vêtements, parce que tu commençais à avoir peur et à crier; je t’ai giflée, pas très fort, deux fois en pleine figure. Je me rappelle que tu avais une fermeture éclair ridiculement dure; elle n’en finissait pas de se coincer; j’ai pu la déchirer, à la longue, en tirant dessus de toutes mes forces. Attends, après, tu as continué à te débattre, mais pas trop. Je pense que tu devais avoir une trouille de tous les diables, de moi, ou de la suite. Du moins je pense. Hein, et quand tu as été nue, je t’ai fixée sur le sol, les pieds contre le tronc de l’arbre, la tête en plein sous la pluie, et j’ai tenu tes poignets dans mes mains et tes genoux dans mes jambes. Et en principe je t’ai violée comme ça, facilement, tu vois, trempée de pluie comme dans une baignoire; en écoutant quand même, si ça ne te fait rien, tes cris de rage, les petits bruits de l’orage, et les coups de fusil des chasseurs qui battaient les taillis dans la colline d’en face. J’ai dit en principe. Parce qu’en fait ç’a été raté. Mais après tout ce n’est peut-être pas tellement important pour moi. Du moment que j’avais réussi à te mettre nue. En tout cas — pour en faire une belle histoire, littéraire et tout, disons que je t’ai vue peu à peu te couvrir de cheveux mouillés, de terre, de ronces et d’aiguilles de pin, et que j’ai vu ta bouche, ouverte, occupée à respirer et à reprendre haleine, où l’eau imbibée d’argile coulait, issue d’une source imperceptible, quelque part à la racine de tes cheveux. Sincèrement, à la fin, tu as ressemblé à un jardin; tu t’es dégagée, et tu t’es assise le dos contre l’arbre. Tu comprends, pour moi, tu n’étais plus qu’un tas de terre rosâtre, emmêlée d’herbes et de gouttes d’eau. Avec, par-ci, par-là, un reste de femme; peut-être du fait que tu attendais. Ça a duré quand même un moment — je serais incapable de préciser combien de minutes exactement, dix, vingt — moins d’une heure en tout cas —, à ne rien faire. C’était absolument ridicule si on pense qu’il faisait un froid de glace, zéro degré au-dessus de zéro, en fait. Quand on a — ou, plutôt, non, on s’est rhabillés, tous les deux, sans se regarder, toi d’un côté du tronc, et moi de l’autre. Et comme tes vêtements étaient déchirés, je t’ai prêté mon imperméable. Il pleuvait toujours aussi fort, mais on en avait assez d’attendre, on est remontés sur la moto et on est partis. Je t’ai laissée devant un café, et sans que tu me le demandes ou rien, je t’ai fait cadeau de mon imperméable. Tu n’avais pas trop bonne mine là-dedans, pas vrai? Je ne sais pas ce que tu as raconté à ton père, si tu as porté plainte à la police, mais —»
J’ai été à la police, oui» dit Michèle. C’était assez incroyable.
«Tu savais ce que tu faisais? — je veux dire, tu savais ce que ça pouvait entraîner?»
«Oui.»
«Et alors?»
Adam répéta une deuxième fois:
«Et alors?»
«Alors, rien…»
«Comment, rien? Qu’est-ce qu’ils ont dit?»
Michèle secoua la tête.
«Ils n’ont rien dit. Je ne te le dirai pas, voilà.»
«Je n’ai rien vu dans les journaux, que je sache.»
«Ils ont autre chose à raconter, les journaux? Non?»
«Alors, pourquoi es-tu allée à la police?»
«Je pensais — je ne sais plus, je pensais que tu méritais une leçon.»
«Et maintenant?»
Michèle eut un geste parabolique de la main, une dénégation, sans doute.
Adam feignit de ne pas s’en contenter.
«Maintenant?»
Elle cria un peu:
«Maintenant, c’est fini, qu’est-ce que ça peut foutre?»
Adam s’irrita à son tour; il donna l’explication:
«Tu me demandes ce que ça peut foutre, hein, quand en plus on est un déserteur? Tu ne sais pas qu’avec une plainte de ce genre on peut me mettre en taule? Tu es vraiment folle, ou quoi, Michèle! Tu ne vois pas, tu ne vois pas que Adam Pollo, déserteur, est à la merci de la moindre petite dénonciation, et que demain — qu’est-ce que je dis, dans une heure, une minute, il peut venir deux types en uniforme, qui m’enverront des coups de poing et des coups de pied, me passeront la camisole de force, les menottes et tout le bataclan, et n’auront de cesse qu’ils m’aient bouclé dans la geôle la plus noire d’une caserne de zouaves, sans pain, sans feu, sans femme, sans rien et moins encore?»
Michèle hésita très vite, puis se décida à rompre la première le jeu:
«Ça suffit comme ça, Adam, tu commences à me fatiguer pour de bon.»
Il continua pourtant:
«Michèle, je ne te comprends pas! Serait-ce que tu soutiens cette version de la vie où l’on fait toujours semblant de ne pas croire? D’après toi, je mérite la peine capitale ou non? Réponds!»
«Adam, je t’en prie, j’ai vraiment mal à la tête, je —»
«Réponds d’abord.»
«Tais-toi.»
«Alors? Est-ce que je mérite la peine capitale?»
«Oui, bon, tu es content?»
Adam décida de ne plus rien dire; Michèle, de son côté, sortit un miroir de son sac à main, et se lissa les sourcils du bout des doigts. Des gens qui passaient sur le trottoir la regardaient furtivement. Elle, avait, entre mille, l’air de ne pas être du tout unique. Adam, sans recours devant son obstination, la laissa se peigner les cheveux, se remettre du rouge et du fard; enfin, il n’eut plus qu’à boire son café, presque froid.
Plus tard, ils jouèrent un moment au-dessus de la table, à déplacer de quelques millimètres les objets qui s’y trouvaient; ils attaquèrent et contre-attaquèrent à tour de rôle en déplaçant sous-verres, tasse, soucoupe, cuiller, fils de laine, moucheron mort, petit carré de papier de l’addition, cendrier blanc, allumette, lunettes de soleil, mégot de gauloise-maïs, tache de café (élargie vers la droite), etc.
Finalement. Adam gagna, en avançant d’un quart de millimètre une grosse poussière floconneuse qui était tombée du chandail de la jeune fille. Ils se levèrent tout de suite après, ensemble, et sortirent du café. Le garçon les appela quand ils passèrent devant le comptoir; seul Adam se retourna. Il paya avec des pièces de monnaie, se regarda une seconde dans la glace qui couvrait le mur, et gagna la rue.
Ils marchèrent l’un à côté de l’autre, sans rien dire, les yeux devant eux; la rue descendait en pente douce vers la mer et ils guettaient la moindre échappée d’horizon qui apparaîtrait entre les cubes des villas. Quand ils atteignirent la promenade du bord de mer, ils hésitèrent, faillirent continuer chacun de son côté; puis Adam suivit Michèle. Ils s’assirent un peu plus loin, sur un banc dont le dossier avait été arraché, trois mois auparavant, par un accident automobile: un camion six-tonnes avait fauché un Vélo Solex débouchant sur sa droite, et, perdant le contrôle de sa direction, s’était renversé sur le trottoir — d’où le banc mutilé et 2 morts.
«Je t’ai écrit» dit Adam, «Je t’ai écrit et je t’ai violée. Pourquoi n’as-tu rien fait, toi?»
«Qu’est-ce que tu voulais que je fasse?» répondit Michèle d’un ton fatigué.
«Je t’ai écrit, j’ai mis mon adresse.»
«Tu ne voulais pas que j’v réponde, quand même!»
«Mais si! Bon Dieu!» il criait volontiers. «Mais si! Ou alors, aller chercher les flics.»
«Je n’ai rien à en faire, des flics.»
«Tu as porté plainte, oui ou non?»
«Je n’y peux rien…»
«Je n’y peux rien…» protesta-t-elle plusieurs fois.
Ils se promenèrent longtemps au bord de l’eau; le vent soufflait par intermittences, tantôt froid, tantôt chaud. Personne ne passait sur leur trottoir. Il y avait d’un côté la mer, absolument plate, salie d’huile, le phare qui brillait sur la digue, et quelques réverbères dont les reflets verticaux semblaient avancer. De l’autre côté, la masse de la terre ferme, couverte systématiquement de ville, de poteaux, d’arbres, bombée à l’excès, comme si on l’avait regardée la tête à l’envers. Dans l’esprit d’Adam, dit-on, le paysage se renversait conune vu dans un miroir convexe. Ça faisait qu’il se sentait en équilibre, sur la pointe des pieds, perché tout en haut des continents, tenant sous ses semelles une terre ronde comme une mappemonde, imitant la posture de Marie, et inversant le travail d’Atlas; semblable à l’époque (douze-treize ans) où de toute la force de son poids, il obligeait la sphère de caoutchouc à demeurer plongée sous la mer, dilatée par la pression, et remontant vaguement par petites glissades le long de ses mollets.
Ils échangèrent encore quelques mots en marchant.
«Pourquoi tu n’y peux rien?»
«Parce que. Parce que je ne sais pas.»
«Tu sais quoi? Tu manques de concentration.»
«Ah bon?»
«Tu es trop véhémente, aussi.»
«C’est tout?»
«Attends. Tu ne sais pas persuader.»
«Vraiment?»
«Oui, vraiment. D’ailleurs, tu t’en fous. Parce que finalement, ça revient au même. Je crois tout autant à ce que je fais; l’important, c’est de toujours parler de façon à être écrit; comme ça, on sent qu’on n’est pas libre. On n’est pas libre de parler comme si on était soi. Et voilà, on se confond mieux. On n’est plus seul. On existe avec le facteur 2, ou 3, ou 4, et plus avec ce satané facteur 1. Tu comprends?»
«Je comprends. J’ai m vertèbres d’un geste al à la tête» dit Michèle.
Elle attendit un peu encore, qu’il réponde quelque chose; quand elle sentit qu’il se tairait, maintenant, pour longtemps, elle l’embrassa, lui dit au revoir, et retourna vers le centre de la ville. Elle marcha à grands pas, serrée dans son imperméable d’homme, les cheveux collés par la pluie, une tache de cambouis maculant sa cheville gauche, le regard buté aux choses, quasi vicieux.