En rentrant, je n’étais pas des plus fier. Car enfin, il avait raison, Max : nous nous trouvions dans une impasse maintenant. Jusqu’à cette nuit, il était normal d’escompter le retour de Maurice, à cause des bijoux à récupérer, mais maintenant qu’il savait que nous faisions le siège de la maison, il renoncerait au magot…
Je me suis arrêté dans l’atelier désert. Une sarabande de masques riaient de ma déconfiture… Des poussières frissonnaient dans un large rayon de soleil… Tout était calme, d’un calme épais comme le soleil. Il n’y avait que du silence autour de moi, à peine troublé par le bruit des arbres traversés par la petite brise du matin. Au loin, les cloches appelaient pour d’autres messes. J’ai repensé au Christ crucifié sur le ciel pourpre, là-bas, dans l’église… Il en avait salement bavé, lui aussi. Et pourtant Il était allé jusqu’au bout. Non, je me gourais en estimant que la peur serait bonne conseillère pour Maurice. On n’oublie pas un paquet de millions quand on est un filou. Il irait jusqu’au bout également… L’incertitude devait lui ronger le crâne. Il se demandait si j’avais récupéré les diams ou pas.
Je devais réfléchir. Me demander par exemple ce que je ferais EN CE MOMENT si j’étais à la place de Maurice…
J’ai allumé une cigarette bien qu’un grand écriteau moisi interdise de fumer. Après tout, le vieux Victor était le premier à s’en ficher.
Voyons… Je n’avais pas répondu à ma question… Si j’étais à la place de cette lope… Si j’étais à sa place… Oui, eh bien je me planquerais dans les environs jusqu’à ce que j’aperçoive ma mère ou l’une de mes sœurs… Voilà. Je m’assurerais qu’elle n’est pas filée… Et puis je l’aborderais pour lui expliquer où j’ai planqué les bijoux et je lui demanderais d’aller me les chercher… Exactement !
J’ai pris un morceau de carton recouvert d’un enduit, je l’ai mis sous la presse à masque ; j’ai appuyé sur la pédale… C’était encore la frime de Paul Reynaud, mais je l’avais mal centrée et ça changeait la forme de son visage… On eût dit qu’il venait d’avoir un accident.
Je suis revenu à ma conférence personnelle.
Il fallait pousser le jeu des « Si ». Supposons que Maurice ait eu cette idée et qu’il parvienne à contacter l’une des trois femmes. Que se passerait-il ? Maintenant que je croyais les connaître à peu près, une pensée absurde me venait : si Mme Broussac, Jacqueline ou Sylvie apprenaient où se trouvait le magot, ça n’est pas à Maurice qu’elles le remettraient, mais à moi. Elles essaieraient de négocier la peau du salopard !
En aucun cas elles ne seraient ses complices… Et ceci, Maurice ne pouvait pas ne pas le savoir !
Alors mon raisonnement ne tenait pas debout !
La porte du fond a grincé, Sylvie est entrée. Elle avait changé ses fringues maussades du dimanche contre une tenue de tous les jours qui lui allait beaucoup mieux.
— Ah ! vous êtes là !
Qu’est-ce qui lui prenait de me parler, tout à coup ? Ça cachait quoi ?
— Et alors, je dérange ?
— Qu’est-ce que vous faites ?
J’ai montré le masque raté.
— Mon apprentissage !
— Vous voulez redevenir honnête ?
— Je ne l’ai jamais été !
— Eh bien, à plus forte raison, ce serait amusant d’essayer !
— Amusant, c’est vous qui le dites !
Je n’aurais pas dû badiner. C’était mon autorité qui en prenait un coup, et Dieu sait que j’avais besoin d’elle, plus que jamais. Pourtant ce dimanche me rendait tout mou… Ce dimanche et ma nuit d’insomnie, probable !
— Pourquoi n’essayeriez-vous pas ?
J’avais déjà oublié de quoi il retournait.
— Essayer quoi ?
Mais d’être honnête !
Je l’ai considérée d’un œil comateux.
Qu’est-ce qui vous arrive, c’est un nouveau jeu de société ?
Je suis sûre que vous êtes moins mauvais que vous en avez l’air !
Alors, là, je me suis mis à rire. C’était vraiment drôle. Elle ne m’avait jamais vu au travail, cette gosse, pour parler ainsi. Dans le milieu, j’étais réputé précisément pour ma férocité… À mes débuts, je péchais par excès de violence… Ça avait même failli me jouer des tours…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, Sylvie ?
— C’est tout à l’heure, à la Messe.
— Quoi, à la Messe ?
— À un moment donné, je me suis retournée pour voir où vous étiez…
— Ah oui ?
— Vous aviez les yeux fermés et une larme coulait sur votre joue !
Je lui ai sauté sur le poil. Elle a eu peur. Je parie qu’en une seconde elle a révisé son jugement en ce qui me concernait.
— Moi ! Une larme ! ai-je crié. Dis, où as-tu pris ça, espèce de petite conne !
Elle me regardait fixement, sentant que c’était son unique moyen de défense. Si elle avait détourné les yeux elle n’aurait pas coupé d’une paire de taloches tout comme sa frangine, cette nuit.
— Tu es complètement dingue ! J’ai jamais pleuré, tu entends… Même lorsque j’étais tout gosse et que des gens me cognaient ! Jamais ! C’est pas digne d’un homme ! J’aurais honte d’exister si jamais je versais une seule larme, une seule, tu m’entends ?
Je l’ai lâchée. Elle a reculé un peu. Il y avait toujours ses yeux bleus, béants, en face de moi. À force de les fixer, je ne voyais plus qu’eux et ça me faisait comme lorsqu’on est couché dans l’herbe, l’été, et qu’on se gave de ciel.
— Excusez-moi, j’ai dû me tromper.
— Et comment !
Bravache, elle a lancé, prenant ses risques :
— En tout cas, vous gardiez les yeux fermés !
— Naturellement : j’ai pas dormi de la nuit !
— Ah bon…
Elle paraissait vaguement déçue… Elle a arrangé ses cheveux. Je ne sais pas comment se débrouillent les femmes pour s’apercevoir, sans glace, qu’elles ont trois cheveux en désordre !…
— Quel âge avez-vous ? a-t-elle demandé.
— Trente-trois ans !
Elle a souri.
— L’âge du Christ !
Curieux qu’elle me sorte ça un jour que je réfléchissais sur le charpentier, hein ?
— Il n’a pas eu que trente-trois ans tout de même ! ai-je objecté finement. Il en a eu aussi trente-deux autres !
— Il les a eus pour en avoir trente-trois !
C’était trop calé pour moi.
— Vous m’emmerdez avec vos bêtises…
Je suis allé dans le jardin. Il était plein d’une lumière verte, très pure et très fragile. Il sentait bon…
J’ai respiré plusieurs fois, à fond, pour m’aérer l’intérieur.
Sylvie était de nouveau près de moi. Jusque-là, elle m’avait fui comme la peste, et voilà que soudain elle jouait les caniches… Est-ce que ça ne cachait pas un piège ?
— Pourquoi laissez-vous le jardin en friche ? lui ai-je demandé.
— Il n’y a pas d’homme ici, pour le faire…
— Vous n’en trouvez pas, à la journée ?
— Si, au début on a pris quelqu’un… Et puis Maurice a eu une vilaine histoire dont les journaux ont parlé. Il est passé en correctionnelle pour chèque sans provision et usage de faux… Alors tout le monde nous a laissé tomber… C’est ça, la province…
Elle était amère. Maurice les avait ruinées… Ses frangines maintenant pouvaient toujours, se serrer la ceinture pour ce qui était de lever un époux dans le bled.
— Comment l’avez-vous connu ?
— Qui ? ai-je soupiré en regardant des petits oiseaux faire de l’esbroufe dans les arbres.
— Mon frère.
— Aux courses… À Longchamp…
— Racontez ?
J’ai compris qu’elle me posait les questions qui devaient ronger ces dames depuis mon arrivée.
— Comme il était fauché, il avait pensé se refaire aux courses…
— Se refaire ?
— Se refaire du fric, quoi !
— Bon. Et puis ?
Et puis il a perdu. Quand on a la cerise, c’est pas à Longchamp qu’il faut aller. Alors cet idiot a voulu se faire le sac à main d’une élégante…
— Comment, se faire le sac à main ?
— Le voler !
— Oh !
Elle était choquée ! D’ailleurs, je le reconnais, c’était choquant. Être quelque part, à Fousy-les-Oies, le fils d’un petit industriel… Avoir un caveau de famille, des chaises gravées à son nom à l’église et faucher des sacs à main, ça dégradait !
— Il s’y prenait comme un idiot ! Je l’ai vu faire. Alors je l’ai abordé. Je me suis amusé à lui ficher la frousse en lui faisant croire que j’étais un flic… Ensuite, on est allé boire un coup et…
— Et ?
— Et je lui ai trouvé du travail.
— Quel travail ?
— Dites donc, Sylvie, vous êtes bigrement curieuse, ce matin, qu’est-ce que ça veut dire ?
Nous sommes rentrés. Une bizarre angoisse m’étreignait. Je crois que cette journée dominicale qui ne faisait que commencer m’épouvantait. J’allais me faire tartir avec ces trois femmes.
Si au moins la vieille n’avait pas été là, j’aurais pu prendre du bon temps avec les filles.
Jacqueline ne m’avait toujours pas pardonné les gifles de la nuit. Sa mère non plus, d’ailleurs. Et maintenant que nous nous trouvions réunis, Sylvie n’osait plus me parler.
Il y avait de l’électricité dans l’air. Le moindre bruit nous faisait sursauter…
Jacqueline et Sylvie ont épluché les légumes pour le pot-au-feu. Leur mère tournait dans la cuisine, comme une âme en peine. Moi, j’allais d’un fauteuil à l’autre, essayant de lire « Le Pèlerin ». Mais je ne pouvais déchiffrer les lettres noires qui grouillaient devant moi.
Le farniente me faisait bouillir. D’avoir revu Max et son boy-scout, ça m’avait flanqué la nostalgie de l’action. Je n’allais pas m’enraciner dans cette maison bourgeoise, avec cette vieille dame et ses filles. Il fallait que je m’arrache de là avant d’y avoir pris goût ! Je n’allais pas sombrer dans la tasse de thé et la bouillotte !
Ma décision a été vite prise. J’ai sauté sur mes jambes et frappé dans mes mains en criant :
— Rassemblement ! Venez par ici toutes les trois !
Il y a eu des chuchotements dans la cuisine, et elles ont fini par rappliquer.
— Écoutez, ai-je attaqué après les avoir bien dévisagées. Je vais vous faire une proposition honnête.
— Vous ! a laissé tomber Jacqueline, méprisante.
— Oh, ça va, hein ? Vous ferez de l’esprit plus tard !
Je n’avais pas envie de crier.
— Aidez-moi à retrouver les bijoux !
Elles ont cru que je plaisantais. Seulement mon regard a eu vite fait de les détromper.
— Quand je les aurai, je décamperai, ai-je ajouté…
— Je croyais que vous aviez cherché partout ? a murmuré Mme Broussac.
— En effet !
— Eh bien, alors, que pouvons-nous de plus ?
— Les grandes astuces sortent toujours des petits crânes. Vous connaissez mieux la maison que moi. Maurice y a été môme… Quand on est enfant, on s’amuse à trouver des cachettes astucieuses…
Elles se sont regardées, indécises.
— Vous aimeriez me voir filer, je suppose ? Tant que les bijoux seront ici, je resterai, et Maurice essayera de venir les récupérer. Vous avez bougrement intérêt à ce que je les trouve, non ?
— C’est entendu, a soupiré Mme Broussac. Nous allons les chercher…
— Bon. Alors, au travail…