Je n’arrivais pas à descendre les quatre marches moussues du perron. Le soleil semblait me clouer sur le seuil de la porte. Et puis, je sentais bien que jamais plus je ne revivrais une pareille aventure… Pendant trois jours, j’avais réussi à être un homme comme les autres, ou du moins à m’en donner l’illusion. Un homme au milieu de vraies femmes… Un homme dans de la chaleur, dans de la douceur… Un homme qui marchait sur des morceaux de feutre pour ne pas salir le parquet ciré, qui essuyait la vaisselle, en cassant des assiettes… Un homme surtout qui achetait des bonnes choses dans des magasins et qui les ramenait avec le doigt passé dans la boucle de la ficelle. Un homme enfin qui chaussait des pantoufles et lisait le journal en regardant une mère jouer aux dames avec sa fille…
J’avais percé le grand mystère… celui qui tourmente les truands ! Je savais maintenant ce que faisaient les honnêtes gens, chez eux, derrière leurs sacrés volets fermés. Ils essayaient d’être heureux, et ils y parvenaient à leur manière…
Moi j’allais retrouver mes bars, mes potes, les pétasses… La vie d’aventure que j’avais choisie sans le vouloir… Pendant quelque temps encore, je penserais à ces trois jours-là. Et puis, mon souvenir durcirait comme durcit le ciment en séchant…
Et ce serait fini…
J’ai descendu une marche… Deux marches… Le jardin avait l’air d’un tableau fraîchement peint. Il était lumineux et immobile.
J’ai descendu la troisième marche… L’odeur de la vieille maison commençait déjà à s’estomper. Son odeur de vieux bois, de cire et d’eau de Javel… son odeur d’images pieuses moisissant dans des cadres noirs… La quatrième marche enfin…
J’ai pris l’allée semée de graviers… C’est alors qu’il y a eu un bruit de vitre brisée. Je me suis retourné. J’ai aperçu le masque sanguinolent de Maurice accroupi derrière la fenêtre du bureau.
Il venait de briser l’un des carreaux avec son revolver… J’avais eu tort de céder au louche enchantement de la propriété. Ça lui avait donné le temps de fouiller ses fringues, de récupérer son revolver…
— Alors, ai-je fait, tu deviens donc un homme maintenant ?…
Il a grimacé derrière les languettes de vitre restant en place. Il y a eu un éclair bleuté… Une détonation… La balle a déchiré le feuillage au-dessus de ma tête et s’est plantée dans le toit de l’atelier.
J’ai haussé les épaules.
— Manche !
Il connaissait donc la vengeance, Maurice ? Il n’était pas complètement mort, alors ? Il y avait peut-être un peu d’espoir pour lui… Ce coup de feu, c’était déjà un début de guérison, non ? Mme Broussac devait être contente, là-haut, bien qu’elle eût détesté la violence…
Un second coup de feu a déchiré le silence. Dans un poulailler proche, une poule a poussé un cri bizarre, pareil à un glapissement. Comme en poussent les mères-poules quand elles voient planer un oiseau de proie au-dessus de leurs poussins.
Cette fois-ci, le coup de feu est allé frapper le vieux portail, dans un jaillissement de rouille pulvérisée.
Il n’avait rien du tireur d’élite, Maurice…
Pourtant, comme retentissait la troisième détonation, j’ai senti un coup dans mes reins… Un coup de poing, aurait-on dit. Il m’a fait trébucher… Mais j’ai continué ma route… Mine de rien. L’atelier avec les masques ricaneurs… La ruelle baignée de lumière…
Je me demandais où la balle m’avait atteint. Je respirais avec difficulté… Je ressentais une lourdeur dans le dos… J’avais l’impression d’avoir fourni un effort terrible et de subir un coup de pompe…
Je me suis adossé au mur de pierre…
— Ça ne va pas, Lino ?
Je n’avais pas entendu arriver l’auto. Il faut dire que Max avait repris sa belle Chevrolet chromée et que ces outils-là ne font pas de bruit…
Je l’ai regardé. Il se tenait penché à sa portière, les sourcils joints au-dessus de son regard glacé.
— Si, Max, ça va…
— Tu sembles tout chose ?
— Je viens de passer à la purge le petit Maurice… Je crois que je me suis trop donné…
— Alors il est revenu ?…
— Oui, il est revenu !
— Tu as les pierres ?
Si je lui avouais que je ne les avais pas, il allait rentrer dans la maison, trouver Maurice vivant, le liquider pour de bon…
J’ai porté la main à ma poche gonflée par le revolver…
— Oui.
— Bravo… Allez, grimpe !
Je n’avais pas la force d’ouvrir la portière arrière… C’est Charly qui a actionné la manette de l’intérieur…
J’ai fait un effort surhumain pour me pencher. J’ai basculé en avant sur la banquette. Je me suis redressé… Je ne sentais plus mon dos… Charly a rabattu la portière… L’auto a démarré.
Une vaste torpeur m’engourdissait. Je voyais la vie à travers un brouillard… Le flottement de la voiture me berçait… Je pensais à Jacqueline, à Sylvie, et à cette suave odeur de cimetière qui flottait dans leur jardin.