CHAPITRE XVI

Nous nous sommes mis à la veiller tous les trois. Pas dans sa chambre, il paraît que ça ne se fait plus, mais dans la salle à manger. Vers deux heures du matin, Sylvie, à bout de forces, s’est endormie dans le grand fauteuil et, pour la laisser reposer, Jacqueline et moi sommes passés dans le bureau.

Nous n’avions rien dit. Jusqu’à une heure avancée, il y a eu des allées et venues : le curé, les derniers amis, des voisins curieux… Ensuite, nous étions trop abrutis pour parler.

Mais une fois dans le bureau, l’atmosphère s’est un peu détendue entre nous. Jacqueline s’est assise derrière le grand meuble à volet, à la place qu’occupait sa mère. Il y avait encore les lunettes de Mme Broussac sur un registre noir.

— Qu’est-ce que vous allez devenir ? ai-je demandé à Jacqueline…

Elle a hoché la tête.

— Je ne sais pas…

— Vous n’allez pas rester ici ?

— Probablement que si…

J’ai frémi. Je la voyais, après des années, grisonnante, pâlie, amaigrie, soucieuse, avec des lunettes sur le nez, des factures embêtantes étalées sur le cuir râpé du bureau… Cultivant des souvenirs dans la grande maison décrépite…

Rêvant à sa jeunesse perdue… Évoquant peut-être ce gangster qui avait traversé sa piètre existence comme un coup de tonnerre traverse le ciel…

— Il ne faut pas…

— Pourquoi ?

— Ici, c’est un cimetière…

— Croyez-vous qu’on soit si mal que ça dans les cimetières, Lino ?

Fichtre non ! On y était même plutôt bien… J’avais eu le temps d’en savourer la torpeur, la troublante quiétude.

— Il faut vivre !

— C’est vous qui me dites ça ?

— Oui, c’est moi… Partez avec votre sœur, bazardez tout et allez travailler ailleurs… Même comme bonniche de bistrot, si vous ne trouvez rien de mieux…

— Nous ne penserons jamais la même chose, vous et moi…

J’ai secoué la tête.

J’ai questionné :

— Dites, Jacqueline, vous semblez avoir moins de chagrin que votre sœur…

Elle a fermé les yeux.

— Ça vous choque ?

— Non.

— Je sais, je suis un salaud de vous dire ça, étant donné ma part de responsabilité dans cet… accident !

— Non. J’ai un chagrin infernal, Lino. Mais il est tempéré par une sorte de soulagement. Maman était une écorchée vive… À cause de Maurice, elle vivait un calvaire permanent. Quand elle s’est aperçue qu’il l’avait volée, je crois qu’elle a souhaité la mort. C’était le bout de la nuit ! Maintenant Dieu s’occupe d’elle !

J’ai secoué la tête.

— Dieu ? Non, ce n’est pas vrai… S’il y en avait un, il n’aurait pas toléré l’existence d’ordures telles que votre frère et moi ! Ou alors c’est pas un bon Dieu ! Maintenant, je crois que celui de la Croix, ça n’était qu’un brave homme, tout simplement !

Elle n’a pas répondu. Nous sommes restés un temps infini dans le silence, dans la pénombre. La pièce n’étant éclairée que par le réflecteur du bureau.

— Lino…

— Oui ?

— Je ne sais pas pourquoi, je n’ai plus la force de vous haïr…

— Merci.

— Je crois qu’en réalité c’est Maurice l’assassin !

— Je le crois aussi.

— Vous, vous avez été un rouage de cette machinerie que mon frère a mise en mouvement.

— Vous expliquez bien les choses…

— Je les explique comme je les comprends !

— Alors vous les comprenez…

Elle a eu une moue incrédule. Elle était blasée, dolente.

— Lino…

Mon prénom lui procurait, je ne sais pourquoi, une sorte de bizarre satisfaction.

— Lino, est-ce que vous allez tuer Maurice ?

Je ne m’étais pas encore posé la question.

J’ai hésité.

— Non.

— Vous ne tuerez plus personne ?

— Non.

— Vous continuerez votre existence de forban ?

— Ça oui, sûrement… Je ne suis pas capable de faire autre chose. Mais je ne tuerai plus…

— À cause de…

— Oui, à cause d’elle, là-haut. Je n’ai pas honte de le dire…

Jacqueline a exhalé un long soupir.

— Vous me le jurez ?

— Ça n’est pas la peine. C’est comme ça, voilà tout ! Je ne pourrai plus tuer…

— Alors la mort de ma mère aura donc servi à quelque chose ?

— De ce côté-là, oui…

Il y a eu une grande plage de silence.

— Vous croyez que l’accident sera relaté dans les journaux ? ai-je demandé.

— Évidemment, le correspondant d’ici est venu, vous l’avez vu…

— Alors Maurice sera là demain ?

— Probablement, s’il lit la presse.

— Il la lit. Dans notre job on ne fait que ça…

— Vous ne croyez pas qu’il devinera ?

— Non. Il pensera plutôt à une vengeance de la bande…

— Que ferez-vous quand il sera là ?

— Je lui demanderai les bijoux, afin de calmer les autres…

— Et puis ?

— Et puis, je n’en sais rien…

* * *

C’est vers midi, le lendemain, que Maurice s’est manifesté. Le téléphone avait retenti toute la matinée à cause des gens qui apprenaient la chose… Pourtant, lorsque ç’a été lui, il m’a semblé, bêtement, que la sonnerie avait un autre bruit. Elle faisait signal d’alarme.

Jacqueline a répondu. Elle a rougi et m’a promptement regardé.

— Allô ! Oui, c’est Jacqueline… Bonjour, Maurice… Tu as lu la presse ?

— Elle est morte, oui ! Je pense que les funérailles auront lieu demain après-midi… Où es-tu ?

Il n’a pas dû répondre à cette question. Elle a enchaîné aussitôt.

— J’espère que tu vas arriver tout de suite. Ton absence serait… serait… odieuse ! Quoi ?

Il lâchait la grosse question qui lui nouait les tripes.

Jacqueline a eu vers moi un nouveau regard plein d’éloquence.

— Oui, il est toujours ici !

— Non, tu ne crains rien… Attends, je te le passe…

Elle a brandi le combiné dans ma direction.

J’ai eu un moment d’indécision, puis je l’ai pris.

— Allô, Maurice ?

Silence. J’ai cru qu’il n’était plus en ligne, mais j’ai perçu sa respiration.

— Écoute, Maurice… Maintenant que ta vieille est morte, ça n’est plus tout à fait pareil… Tu peux t’amener, on s’arrangera… Tu ne vas pas la laisser mettre dans les planches sans l’embrasser ! Elle t’a demandé avant de passer… Ton nom, ç’a été son dernier mot ! Tu comprends !

Je me surveillais pour ne pas chialer encore. J’étais devenu une femmelette parmi ces femmes !

— Alors, arrive ! Tu as ma parole, Maurice…

J’ai raccroché.

— Il ne tardera pas, ai-je promis à Jacqueline.

* * *

Il n’est pas venu.

Nous avons passé vingt-quatre heures à l’attendre. Chaque fois qu’on frappait à la porte ou que nous entendions une auto stopper devant la maison, nous pensions que c’était Maurice, et chaque fois notre attente était déçue…

Jacqueline a fait retarder le plus longtemps possible la fermeture du cercueil… Et puis, quand elle a compris que son frère était le type le plus lâche, le fils le plus immonde de la terre, elle a laissé faire les menuisiers…

Cette absence de Maurice anéantissait les deux sœurs plus que tous ses méfaits antérieurs, plus que le vol dont il s’était rendu coupable. Des instincts meurtriers se réveillaient dans mon cœur. Ce gars-là ne méritait pas de vivre. Je ne pouvais plus penser à lui lui sans serrer les poings. Quel plaisir j’aurais pris à le massacrer !

Songer qu’il était quelque part, à l’affût, en sachant que sa mère reposait dans une boîte de sapin, qu’on allait revisser le couvercle sur elle, pour toujours… et s’abstenir de paraître… Je ne pouvais pas l’admettre. C’était une faute qui concernait l’humanité tout entière. Même moi, quand j’avais appris la mort de ma garce de mère, j’avais fait le voyage à Napoli pour aller lui souhaiter le bonsoir… Et pourtant ça n’avait jamais représenté à mes yeux qu’un ventre de femelle dans lequel j’avais été conçu un soir de bringue !

Il est des circonstances où la peur doit tomber… Où les plus poltrons reprennent courage. Où les lavettes redeviennent des hommes !

Je me suis demandé, à la fin, si Max et ses amis ne l’avaient pas par hasard intercepté au passage. Mais un coup de fil, le matin de l’enterrement, m’a détrompé.

La voix de Max, toujours froide et suspicieuse, m’a écorché le tympan.

— Alors, Lino, ce deuil ?

Une fois de plus, je me suis demandé ce qui m’avait poussé à me marier avec ce truand pour le coup de la bijouterie. Lui, il était plus insensible que la pierre d’un tombeau. Rien ne pouvait l’émouvoir.

Comme je ne trouvais rien à lui dire, il a repris :

— L’enfant chéri est venu balancer l’eau bénite ?

— Non, pas encore…

— Mince, il attend quoi ?

— Je ne sais pas. Il a dû piger l’astuce.

— C’est à quelle heure, les funérailles ?

— À trois heures, tantôt !

— Il s’annoncera peut-être à la levée du corps ?

— Peut-être…

— Cette fois, un conseil, Lino : le rate pas !

— Fais-moi confiance.

— Ça fait déjà un bout de temps que je te fais confiance, Lino, je commence à trouver le temps long…

Il a raccroché. Son souci, quand il tubait à quelqu’un, c’était de couper la communication en premier. Il se serait cru déshonoré qu’on lui foute le petit déclic dans l’oreille.

J’ai usé les dernières heures à tourner en rond dans le jardin. À force de piétiner les herbes folles, j’avais pratiqué une sorte de petite clairière à la place des anciens massifs.

Une heure avant la levée du corps, Jacqueline est venue me rejoindre. Elle était déjà prête : toute en noir… Il ne lui manquait que le chapeau avec le crêpe.

— Viendrez-vous aux obsèques, Lino ?

— Pourquoi ?

— Je voudrais que vous veniez…

— Alors j’irai.

Elle a eu l’air satisfaite.

— J’avais peur que vous ne refusiez.

— Croyez-vous que les assassins doivent absolument aller à l’enterrement de leurs victimes ?

— Quand ils le peuvent, oui !

Je n’avais rien de convenable pour suivre un enterrement. Je ne me voyais pas avec ma veste sport et mon pantalon défraîchi derrière le corbillard de Mme Broussac. Je l’ai dit à Jacqueline…

— Venez avec moi… Il reste des vêtements de mon père dans une malle. Maman les conservait pieusement… C’était un homme trapu comme vous… Ça devrait vous aller…

Nous sommes allés dans une vieille penderie située avant le grenier. Je connaissais la malle en question pour l’avoir fouillée lors de mes perquisitions.

Les fringues qu’elles contenaient étaient moisies et sentaient le cadavre. Et comme coupe, il fallait voir ! Pour se déguiser en plénipotentiaire 1918, à la rigueur je ne dis pas…

Jacqueline a été la première à convenir que ça n’était pas possible.

— Ne vous tourmentez pas, lui ai-je fait, je suivrai à distance. J’ai déjà vu des chiens derrière des corbillards… Ma place dans le cortège, c’est après celle des chiens !

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