N’était-ce pas la meilleure solution ? Puisque quelqu’un devait mourir, dans cette maison, n’était-il pas normal que ce fût le plus vieux…
Après tout, elle en avait assez bavé, Mme Broussac. Elle avait droit au grand repos… J’espérais que Max mettrait, toute la sauce afin qu’elle ne souffre pas.
Jacqueline est entrée.
— Ma mère n’est pas là ?
— Je ne sais pas…
— Comment, vous ne savez pas ! Elle se trouvait ici il y a deux minutes !
— Il ne faut pas longtemps pour sortir d’une pièce… Vous ne me l’avez pas donnée à garder, si ?
— Pourquoi me parlez-vous sur ce ton, aujourd’hui ?
— Et encore je fais un effort ; si je m’écoutais, je crois que je la bouclerais…
Elle a secoué tristement la tête.
— C’est étrange…
— Qu’est-ce qui est étrange ?
— Vous savez aussi bien être ignoble que pathétique !
Elle ne sentait donc pas que sa vieille était en danger.
Je croyais que ça existait, la voix du sang ! Moi, si j’avais eu une vraie mère, j’aurais reniflé ça…
— Jacqueline !
Je lui ai sauté dessus. J’ai pris sa bouche sous la mienne, de force au début, mais elle a eu vite fait de se laisser aller.
Je la serrais à l’étouffer, pas pour avoir son corps contre le mien, pas pour dévorer ses lèvres de fille, mais parce qu’il me semblait que c’était une espèce de moyen de protéger Mme Broussac. Vous ne pouvez pas comprendre. Je voulais réussir à combattre le destin, rien qu’avec cette communion intense… J’espérais faire deviner à Jacqueline qu’il existait, tout près, une catastrophe en mouvement… Une affreuse catastrophe qu’à force de frénésie on pouvait peut-être éviter.
Je fermais les yeux, je la broyais contre moi… Elle était pantelante…
Et puis, soudain, je l’ai lâchée. Un bruit hideux venait de retentir dehors… Un bruit de freins, un choc flasque, un cri… Le tout simultané, amalgamé…
J’ai couru… Ça y était… Je n’avais pas pu détourner le cours des choses. Je n’étais qu’un pauvre ballot comparé au destin.
L’atelier était vide. Dehors, le père Victor hurlait des lamentations près d’un tas sombre. L’auto de Max avait déjà disparu…
Mme Broussac était toute recroquevillée au milieu de la rue ! La figure sur les pavés. Elle avait les yeux fermés et elle geignait doucement, comme on geint en rêve, parfois… Elle se tenait sur le flanc, les bras réunis sur son fichu…
— Quel malheur ! Quel grand malheur ! pleurnichait Victor…
Jacqueline est arrivée. Elle n’a pas dit un mot. Elle s’est agenouillée par terre, a soulevé la tête de sa mère… Doucement, doucement, comme si elle avait peur de briser ce qui lui restait de vie…
Je me suis baissé pour prendre la vieille dame dans mes bras. Je l’ai enlevée sans secousse, et nous sommes tous rentrés dans la maison.
Je ne me suis arrêté que dans la chambre de Mme Broussac. Sylvie jouait du violon à côté. Elle n’avait rien entendu…
J’ai déposé Mme Broussac sur son lit. Le violon continuait de se lamenter. Il avait l’air de jouer l’accident.
— Appelez ma sœur, a dit Jacqueline…
Victor y est allé. Je l’ai entendu frapper. Le violon s’est arrêté après une note haute qui vous déchirait l’âme.
— Venez vite, Mademoiselle. Il est arrivé un grand malheur.
Je n’osais pas regarder en direction de la porte. Victor lui expliquait, en termes hachés…
— Une auto… Le type roulait comme un fou… Il ne s’est même pas arrêté…
Pendant ce temps, Jacqueline est descendue téléphoner à un docteur. Je ne sais plus bien comment les choses se sont passées à ce moment-là… Il y a eu le chagrin de Sylvie… Les plaintes d’animal foudroyé de Mme Broussac… Les jérémiades du vieil ouvrier… Tout ça tourne encore dans ma tête… En bas, le déclic du téléphone raccroché… La galopade de Jacqueline dans l’escalier.
Elle est revenue en tenant un flacon de vulnéraire… Elle a essayé d’introduire le goulot entre les dents crispées de sa mère, n’a pu y parvenir. Alors elle a pris la main de Mme Broussac et elle s’est mise à murmurer « Maman… Maman… » comme une plainte, sans pleurer, sans comprendre… Blessée aussi, aurait-on dit.
Personne ne faisait attention à moi. Je m’étais retiré au fond de la chambre, essayant le plus possible de me faire oublier car, enfin, je n’avais rien à foutre ici. PLUS rien !
Cette vieille femme mourante, poussiéreuse, saignante, sur ce lit, c’était mon boulot. Je l’avais envoyée à la mort volontairement en sachant exactement ce qui allait lui arriver. Et pour cela, j’avais employé un moyen dégueulasse. Je lui avais fait croire qu’elle m’aidait à sauver son fils, alors qu’au contraire elle m’aidait à le perdre.
La porte a claqué, en bas. La voix de Jeanne, la petite arpette, a retenti.
— Mademoiselle Jacqueline ! Ça y est, me voilà !
Elle ne savait rien. Elle revenait avec son panier à provisions, en ignorant que la vie de cette maison venait de changer pendant sa courte absence…
Victor est allé lui dire. Elle a voulu monter voir ça. Ça a fait quelqu’un de plus dans la chambre… D’autres sanglots, d’autres gémissements… Comme ça, jusqu’à l’arrivée du docteur, un grand vieux bonhomme maigre avec une tête trop grosse et des cheveux en brosse. Il a fait sortir tout le monde, sauf Jacqueline…
Nous sommes restés sur le palier, tous, à attendre son verdict… Nous n’osions pas parler. Jeanne récitait une prière, on n’entendait que son chuchotement d’église… Sylvie essayait encore de réaliser son malheur… La mort était là, derrière une porte, effrayante pour tous ces gens. Elle ne me faisait pas peur à moi. Je savais comment meurent les gens. Ça paraît compliqué, mais il n’y a rien de plus facile… Ça ressemble à un sommeil. La nuit rentre en eux, doucement, et puis ils ne sont plus…
Le docteur est resté un bon quart d’heure dans la chambre. Lorsqu’il est ressorti, il paraissait suivre déjà l’enterrement. On a su tout de suite qu’il n’y avait plus rien à espérer. Il nous l’a dit d’ailleurs…
— Inutile de la faire transporter à l’hôpital… Elle ne supporterait pas le voyage car elle est déjà dans le coma.
« Vous devez prévenir la gendarmerie… Cet ignoble chauffard mérite d’être salé…
Victor est descendu avec lui pour téléphoner aux flics. Sylvie est rentrée dans la chambre, moi je suis resté dans l’encadrement…
Alors Jacqueline a murmuré d’une voix bizarre que je ne lui connaissais pas :
— Tu veux sortir un instant, Sylvie ?
Elle a été obligée de répéter sa phrase, car la jeune fille paraissait ne pas l’avoir entendue.
— Entrez, Lino !
J’ai fait un pas dans la chambre.
— Fermez la porte !
J’ai obéi, docile comme je ne l’avais jamais été de ma vie, même à l’époque où je tirais la chaîne du soufflet dans la forge du ferronnier napolitain.
Elle avait un nouveau visage. Un visage pareil à ceux que peignait je ne me rappelle plus quel peintre italien… Un visage mystérieux et blanc, dans lequel les yeux semblaient ne pas avoir encore été peints.
— Approchez…
Je suis allé au bord du lit. Elle se tenait de l’autre côté. Mme Broussac ne gémissait plus et respirait par petits coups. Le toubib avait dû lui faire une piqûre car une odeur indéfinissable, inquiétante, flottait dans la chambre.
— Lino, c’est vous qui lui aviez dit de sortir ?
— Mais non, je…
— Ne mentez pas. Elle ne serait pas partie sans me prévenir…
Je me suis tu. À quoi bon nier ?
— Ce sont vos complices qui l’ont écrasée ?
J’aurais dû protester, ne fût-ce que pour la forme. Mais ma langue pesait une tonne. J’ai détourné les yeux de ce joli visage impitoyable dans lequel naissait peu à peu un regard d’archange vengeur.
— Vous n’êtes qu’un pauvre petit assassin, lâche et veule. Vous n’êtes pas un homme, Lino… Je vous méprise infiniment. Désormais, je ne vivrai plus que pour haïr ce baiser que vous m’avez volé pendant que ma mère se faisait tuer…
On ne décelait pas la plus légère trace de colère dans sa voix. Elle récitait sa rancœur comme une prière.
— Vous êtes un malheureux, Lino…
Quelqu’un avait-il su prononcer mon prénom aussi bien, depuis que j’étais au monde ? Je ne le pense pas…
— Un infirme moral… Vous ne savez pas, vous n’avez jamais compris ce qu’est la vie. En assassinant les autres, vous ignorez que c’est vous que vous tuez… Les autres ne font que mourir… Vous, vous agonisez… Votre existence n’est qu’un long coma… Je le savais avant, déjà… C’est pourquoi vous me faisiez pitié… Vous avez fait ça pour obliger Maurice à revenir, n’est-ce pas ? Pour récupérer une poignée de bijoux… Pour le tuer… Ça ne fait rien… Tuez-le ; tuez-nous aussi… Je vous fais cadeau de nos vies à tous…
Je me suis senti pâlir. Je devais être livide. Ça me faisait comme si j’avais été ligoté dans une chambre froide. Mes veines commençaient à charrier des glaçons…
J’ai fait un mouvement en direction de la porte.
— Non, attendez !
J’ai attendu. Elle avait encore des choses, beaucoup de choses à me dire…
— Restez encore… Devant ce lit, je veux vous parler de celle qui meurt. Il faut bien que vous sachiez au moins qui vous venez de tuer ! C’est la moindre des choses.
— Non !
Je n’en pouvais plus. J’ai mis mes grosses pattes de tueur à plat sur mes oreilles.
— Je ne veux pas.
Elle a poursuivi, comme si de rien n’était. Et malgré ces tampons de chair sur mes oreilles, j’ai entendu son chuchotement.
— Elle n’a jamais vécu pour elle… Depuis que cette femme est au monde, elle n’a pas distrait une seule minute de sa vie à son profit. Regardez-la… Regardez-la, Lino !
J’ai regardé Mme Broussac. Son visage exsangue reflétait une sorte de lutte intérieure. Elle se débattait encore… Avec ce qui pouvait sommeiller de lucidité en elle, elle voulait aller retrouver Maurice… Il y avait ce rendez-vous manqué… Seul cela comptait encore pour la vieille femme.
— Oh ! Lino… Lino, vous n’êtes qu’un misérable !
J’ai baissé la tête.
On a frappé doucement à la porte. C’était Sylvie escortant un brigadier de gendarmerie.
L’arrivant a fait un salut militaire en entrant dans la chambre. Puis, comprenant que ça ne suffisait pas, il a ôté son képi. Il était presque chauve, avec un crâne blanc au-dessus de sa figure basanée.