Les croque-morts avaient du mal à descendre la bière par l’escalier, car celui-ci faisait un coude brusque, au premier. Et pourtant, il n’était pas lourd, le cercueil. Je me rappelais combien Mme Broussac était légère, dans mes bras, lorsque je l’avais relevée dans la rue.
Peu de monde attendait dans le couloir… Les deux filles, Victor, avec des décorations plein son pardessus, Jeanne, une voisine, le maire et sa femme… Le curé…
Je voyais bien que les gens étaient intrigués par ma présence. Ils chuchotaient en se poussant du coude. Jacqueline leur a dit que j’étais l’associé de son frère et que je représentais Maurice, retenu à Paris par une maladie… Cette fois, il ne restait plus qu’à souhaiter que le fumier ne se montrât pas, pour sauver les apparences…
On a traversé le jardin. Le cercueil dansait sur les épaules des porteurs. Le soleil de ce jour-là brillait sur les poignées et le crucifix d’argent…
Le curé chantait ses choses tristes qui font penser, à cause de l’intonation, à de l’arabe.
Je voulais rester à l’écart, comme convenu… Mais au dernier moment, comme nous sortions de l’atelier où les masques continuaient de rire férocement, Sylvie a eu comme une défaillance et s’est agrippée à mon bras. J’ai voulu la passer à quelqu’un, seulement elle s’est cramponnée ferme et m’a entraîné. Ce n’était pas une défaillance, mais plutôt une ruse.
— Lino, a-t-elle chuchoté sous son voile… Lino, il faut que je vous parle.
— Pas maintenant, ai-je balbutié avec le coin de la bouche.
— Au contraire, c’est le moment que j’attendais… C’est derrière le cercueil de maman que je veux vous dire ça…
Qu’allait-elle m’apprendre ? Sa voix était coupée de sanglots rauques qu’elle s’efforçait de réprimer. Il lui fallait un sacré cran pour pouvoir parler. Jacqueline allait, un peu plus à droite, tête basse…
— Lino, j’ai vengé Maman… Comme j’ai pu…
J’attendais la suite. Le soleil dardait fort en cet après-midi. Des oiseaux pépiaient dans les frondaisons… Les roues du corbillard faisaient un bruit de concassage sur les pavés pointus…
— J’avais trouvé les bijoux, Lino !
— Qu’est-ce que vous dites !
— Ils étaient dans une cachette que mon frère avait fabriquée… Une bonne cachette…
La petite idiote ! Je l’aurais giflée ! Ainsi elle avait les bijoux ! Dire qu’en me les remettant elle aurait épargné la vie de sa mère.
Comme tout cela était vide, bête… Comme la vie me semblait ridicule…
— Qu’en avez-vous fait ?
— C’est Maman qui les a…
— Comment ça ?
— Je les ai mis dans son cercueil. Vous ne les aurez jamais, ni vous, ni Maurice, ni vos complices… On va les enterrer avec Maman…
Elle a éclaté en sanglots… J’ai dégagé mon bras d’un mouvement brusque… Le cortège continuait. D’autres personnes parvenaient à ma hauteur, me regardaient, surprises, et continuaient leur lent cheminement vers l’église… En tête, là-bas, devant les chevaux, le curé chantait et je voyais osciller la croix dorée que portait un enfant de chœur…
« La sale gosse ! La sale gosse, me répétais-je… C’est à cause d’elle que… À cause d’elle…
En agissant ainsi, elle avait tué deux personnes : sa mère et moi. Car Max me liquiderait si je ne lui ramenais jamais les diams. Évidemment, je pouvais tout lui raconter… Ce ne serait pas la première fois que des gars cupides violeraient une sépulture… Mais cette sépulture-là, je venais de décider qu’on n’y toucherait pas…
L’enterrement continuait sa marche cahotante… Il était clairsemé… Je l’ai regardé disparaître à l’extrémité de la rue…
Ensuite je suis revenu à la maison… Je voulais la respirer encore, cette grande baraque où j’avais passé les plus sales heures de ma vie. Et peut-être aussi les plus belles !
C’est à elle que je voulais dire adieu une dernière fois…
On n’avait pas fermé la porte de l’atelier. Je suis entré dans l’antre du père Victor. Des figures effroyables ricanaient dans la lumière grise… Des Fernandel, des Chevalier, des Charlot, des Mendès-France de cauchemar, aux grands rires convulsés, m’ont accueilli silencieusement, à gorge déployée.
J’ai remonté le jardin… gravi le perron… poussé la porte… J’étais certain que le vieux Victor l’avait fermée à clé dix minutes plus tôt… Elle s’ouvrait néanmoins… Ça voulait dire quoi ?
Comme j’étais bête de ne pas avoir compris plus tôt…
Il était en haut… Je l’entendais remuer un meuble sur le parquet aux plaintes vermoulues. Il était revenu, le salaud ! Juste pour l’enterrement, en effet… Seulement, ce n’était pas pour le suivre, mais pour récupérer les bijoux. Il devait être embusqué dans le parc du vieux château, en face, et guetter la maison. Quand il m’avait vu m’éloigner dans le cortège, il s’était dit que la voie était libre !
L’ignoble fripouille !
J’ai palpé la poche de mon imperméable. Mon revolver s’y trouvait toujours. Je l’ai pris dans ma main. Je ne me souvenais plus combien il était lourd avec son ventre plein de balles toutes neuves.
Le plus difficile, c’était de gravir l’escalier sans qu’il m’entende. J’ai usé d’une ruse qui vaut ce qu’elle vaut. Je suis monté en mettant mes pieds, non sur les marches, mais entre les barreaux de la rampe. Ça m’a permis d’atteindre le premier étage. Une fois là, j’ai attendu, un instant, d’avoir mon souffle bien à moi.
Il continuait son petit trafic, dans sa chambre… La porte était entrebâillée. Je l’ai aperçu, de dos, accroupi devant une commode. Il avait soulevé le meuble en le calant avec des livres empilés, et il dévissait l’un des pieds.
Sylvie avait dû fausser le pas de vis en remettant le pied de la commode. Maurice pestait en s’escrimant dessus. À la fin, il est arrivé à ôter la pièce de bois. Ce pied de commode était en forme de poire.
Jadis, Maurice s’était amusé à l’évider avec une gouge, je suppose… Ça laissait dans le milieu une cavité grosse comme le poing. Quand il était môme, il devait y dissimuler des boutons de culotte et des capsules de bouteilles…
En constatant que son trésor s’était envolé, il a fait un soubresaut terrible.
— Déçu ? j’ai demandé en m’avançant sur lui.
Il a lâché le pied de la commode. Ça a produit un gros bruit épais, puis une quantité d’autres plus petits, car il n’en finissait pas de rouler sur le plancher.
— Tu arrives trop tard, Maurice…
Rien que cette expression d’écroulement, sur sa pauvre gueule de canaille maniérée, m’a payé de ma récente déconvenue. Il avait cette pitoyable face de pleutre que je lui avais déjà vue à Gênes. Tout s’était brusquement arrêté en lui. Il ne pensait même plus. C’était une trouille vivante… Une chiffe affolée qui louchait sur mon revolver…
Je savourais mon triomphe. Mon index caressait la gâchette incurvée de mon arme, délicatement, comme on caresse les lèvres d’une femme ou la tige d’une fleur. Ça me démangeait d’appuyer sur cette virgule d’acier. Quelle délectation de sentir le revolver se vider dans ma main… Le besoin de tuer me tenaillait de nouveau. Et pourtant, je croyais bien en être complètement libéré…
Il me fallait la peau de ce garçon blanc de frousse… Je voulais le voir se tordre à mes pieds, par terre…
— Viens ici !
Il ne bougeait pas. Je l’ai saisi par un bouton de son pardessus léger et l’ai tiré de la sorte jusqu’à la chambre de sa mère. Il y avait encore les deux tréteaux du cercueil au milieu de la pièce… Et, sur la table de nuit, un rameau de buis dans un verre d’eau bénite, ainsi qu’un crucifix noir.
L’odeur fade de la mort flottait dans cette chambre. Les volets tirés entretenaient une pénombre doucereuse…
J’ai lâché Maurice…
Je pensais qu’il allait avoir un petit sursaut, quelque chose d’humain…
Il n’a pas bronché. Il ne vivait plus que pour sa peur.
Je l’ai poussé vers la garde-robe.
— Ouvre !
Il a tourné la rude clé. La porte s’est ouverte toute seule, avec un léger grincement.
Il y avait les vêtements de Mme Broussac accrochés sur des cintres. Des robes noires, usées… austères. Des manteaux sans grâce, faits pour la tristesse et le renoncement.
Son fichu noir à longues franges pendait d’un rayon. C’était encore un peu elle, tout ça.
Maurice n’a pas compris où je voulais en venir. Il attendait confusément autre chose… Du probant, du réaliste… Il ne sentait pas que j’essayais de lui arracher un adieu pour celle qu’on emmenait en ce moment au cimetière… Il ne retrouvait pas sa mère dans ces hardes, dans l’odeur de la chambre qui n’était pas seulement une odeur de mort ! Ce gars-là était désert comme une banquise… Plus désert encore qu’un Max ou un Charly…
J’ai soupiré. Il m’a regardé.
— Allez, descendons…
Nous avons gagné le bureau. Il ne perdait toujours pas de vue mon revolver. D’une seconde à l’autre, sa mort pouvait jaillir de là-dedans. Mais il était trop dégoûtant, je n’avais plus envie de le descendre… C’eût été trop doux. Je voulais qu’il vive encore, et longtemps, pour avoir sa chance de comprendre qu’il était un misérable type…
— Vois-tu, Maurice, je vais te donner une grande joie : je ne te tuerai pas !
Il croyait que je le bluffais, et que je parlais ainsi uniquement pour le torturer.
— Seulement je ne peux pas partir comme ça… Tu comprends ?
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Ta gueule !
J’ai soulevé le canon de l’arme.
— Ne dis rien, ça vaut mieux… Après tout, je ne suis pas tellement sûr de pouvoir me retenir…
— Écoute, Lino…
Je lui ai lancé un coup de pied dans les chevilles. Il a gémi, puis il a rencontré mes yeux et s’est tu instantanément. Je ne devais pas être très beau à contempler.
— Quitte ton imperméable…
Maurice a hésité. Il a déboutonné son vêtement de pluie et l’a laissé couler à ses pieds dans un mouvement presque féminin.
— Ta veste !
Il a quitté sa veste.
— Ta chemise…
Il est resté béant, peureux… Il ne voulait pas, il avait trop peur…
— Ta chemise ! ai-je gueulé…
Il a vite dénoué sa cravate, puis sa chemise a été dégrafée et la vue de sa peau rose de bébé bien talqué où sur la poitrine végétaient quelques poils blonds m’a redonné envie de tirer… J’ai fermé les yeux un bref instant. Je sentais la présence de Mme Broussac dans la maison. Non, je ne pouvais pas lui faire ça.
Il claquait des dents, maintenant… Sa peau se hérissait… J’ai avancé la main vers sa ceinture, je l’ai dégrafée et j’ai tiré sur la boucle, d’un coup sec. La ceinture est sortie des ganses du pantalon, arrachant la dernière… j’ai fait glisser la boucle à terre. J’ai assuré l’extrémité de la lanière dans ma main en lui faisant décrire un tour mort.
Alors la séance a commencé. Au premier coup, la boucle lui a arraché un gros morceau de viande sur l’épaule… Il a crié comme un gosse échauffé. J’ai levé mon fouet improvisé. Ma colère était si terrible que je regrettais de ne pouvoir frapper plus vite ni plus fort.
Je levais mon bras et le laissais retomber avec une puissance de robot. Comme un robot remonté, rien ne pouvait m’arrêter. Maurice courait dans tous les sens, en essayant de se protéger… Mais je marchais sur lui sans hésiter, le rattrapant toujours en deux enjambées… La ceinture frappait. À chaque coup la boucle entaillait sa chair… Il saignait de partout… Son torse n’était qu’une plaie ; du sang coulait dans ses cheveux… Il avait la bouche écrasée, le nez ouvert, un œil énorme.
— C’est pas pour les diams, Maurice, lui ai-je crié à un certain moment… C’est pour elle, là-haut, que tu as tuée… Pour elle que tu as laissé partir comme ça…
— Pardon, Lino ! Je t’en supplie : arrête !
Je n’éprouvais aucune pitié pour sa figure dévastée, pour sa chair meurtrie…
Je cognais toujours… Une grande brûlure naissait dans mon épaule. Je continuais malgré tout. Je savais que je ne m’arrêterais que lorsque je n’aurais plus la force de lever le bras…
Tout à coup, la boucle de la ceinture a voltigé à travers la pièce. La lanière de cuir m’a semblé légère, inefficace… Je l’ai laissé tomber…
Maurice, écorché vif, était quasi évanoui. Il gisait sur le beau parquet trop ciré, geignant faiblement… Essayant de respirer comme il pouvait avec son nez fendu et ses lèvres crevées.
J’ai empoché le revolver que je tenais toujours dans ma main gauche.
— Tu peux m’entendre, Maurice ?
Je me suis penché. Il était étendu sur le plancher, le bras sous le corps, la joue posée sur un patin de feutre.
— Si j’ai un conseil à te donner, c’est de te faire oublier… Fous vite le camp : les autres seront encore moins doux que moi !
Je lui ai mis un dernier coup de pied dans les côtelettes.
— Allez, adieu !