Inutile de vous dire que je n’ai pas refermé l’œil.
Ce qui venait de se produire allait avoir de graves conséquences. Pour moi, s’entend !
Vous pensez que Maurice, après avoir eu une nouvelle fois chaud aux plumes, allait attendre un sacré bout de temps avant de se manifester de nouveau. Max, qui commençait à voir rouge, passerait ses nerfs sur moi. J’avais toutes les chances du monde de me retrouver à la morgue avec des corps étrangers dans la viande… Cette perspective ne me souriait pas. Je savais bien que, dans mon métier, on ne vit jamais très vieux, mais ça m’ulcérait de payer pour ce sale morveux !
Sur le matin, quand le jour a tracé des barres claires dans les volets fermés, j’ai failli m’endormir. Mais ces dames se sont levées et je me suis souvenu de cette histoire de messe.
Elles y tenaient, décidément. J’ai eu du mal à me sortir du lit. Je me suis rasé avec des gestes mous…
Dans un sens, ça valait le coup d’œil. La famille Broussac femelles sur le sentier de l’Office, avec ses fringues du dimanche, ses livres de messe et ses chapelets truffés de gris-gris !
Quand j’ai débarqué, elles se tenaient toutes les trois dans le couloir près de la porte close.
Pas un mot, pas un regard.
Moi, posément, je suis allé boire un bol de café à la cuisine. Ensuite on s’est mis en route.
Pour tout dire, je ne me sentais pas très malin, avec mes trois pénitentes. J’avais remonté le col de mon imper et rabattu mon chapeau pour avoir l’air moins gourde. Tout de même, j’en avais sec.
Je me disais que si un jour je racontais cette histoire à mes potes de la rue des Abbesses, ils auraient du mal à croire que je m’étais farci une messe basse avec trois paroissiennes de province.
Et pourtant on est allé jusqu’à l’église, comme ça, elles trois serrées les unes contre les autres, et moi derrière, les mains aux poches…
À l’église, vous pensez bien, elles avaient leurs chaises avec leur nom écrit dessus au fer rouge. Je me suis placé au fond, près du bénitier. De là, je pouvais les surveiller.
Depuis ma Première Communion, à Napoli, je n’avais pas refoutu les pieds dans une église. C’était la première fois en tous cas que je pénétrais dans une église française… Celle-ci était vieille et intime. Elle ne faisait pas catacombe du tout. Au contraire, il y faisait jour comme dans une vraie maison. La lumière de l’extérieur jouait avec les dorures et mettait de la gaîté sur les statues coloriées.
Je me suis senti bien, comme lorsqu’on sort le matin, dans des bois et qu’il y a du soleil qui dégouline des arbres avec la rosée.
Je ne faisais pas attention à l’autel. Le curé marmonnait, flanqué d’un enfant de chœur mal réveillé. Ce qui retenait mon attention, c’était un grand tableau du rosaire représentant Jésus cloué sur sa croix. Il se dressait tout seul sur un ciel rouge et jaune… Le ciel semblait illimité. On n’apercevait rien de la terre. Cette croix sombre, avec juste le Bon Dieu dessus ! vous ne pouvez pas savoir l’allure que ça avait ! Il me semblait, à force de la contempler, que le monde n’existait plus, et qu’il y avait plus que ce Bon Dieu crucifié dans l’univers, le Bon Dieu avec son linge noué à la hanche, son flanc ouvert, sa bouche morte et ses yeux fermés…
La question de la mère Broussac m’est revenue. Est-ce que j’y croyais ? Tout môme, on m’avait appris le caté… en Italie. Un tas de bobards dont je ne me souvenais presque plus… Seulement la vie m’avait enseigné le contraire. Et ses cours particuliers, à celle-là, continuaient encore.
Sous le tableau qui me captivait, une plaque de marbre portait ces mots : « JE SERAI AVEC VOUS JUSQU’À LA FIN DU MONDE »
(Évangile selon Saint Mathieu).
J’ai regardé le tableau. Et alors, ç’a été comme si ce dessin était une photo… J’ai compris qu’il avait existé pour de bon ; que ce n’était pas de l’image d’Épinal, mais un fait réel…
Peut-être que ça n’avait été qu’un homme — rien qu’un homme et pas un Dieu — mais Il n’en était que plus sympathique dans le fond. Et le plus fort, c’est qu’il avait tenu sa promesse : Il était toujours là, après deux mille ans… Tué par la connerie des hommes, et vivant encore à sa manière, à force de l’avoir voulu et à force de leur avoir voulu du bien !
Il me semblait qu’il aurait compris ce que je ressentais. Moi, je ne savais pas très bien, mais Lui, il aurait su…
Peut-être que je pouvais lui adresser une prière ? Personne ne le saurait, après tout !
J’ai fermé les yeux pour ne plus voir que ce que je pensais.
— Mon Dieu, faites que je retrouve ce salaud de Maurice !
Après je me suis senti soulagé.
C’est idiot, hein ?
Quand la messe a été finie, on est passé par la rue commerçante. Mme Broussac a acheté un pot-au-feu, des choux, des carottes et du fromage… Puis on est rentré.
Comme on allait franchir la porte de l’atelier, j’ai perçu un peu plus loin la Chevrolet noire de Max…
— Je vous rejoins, ai-je dit aux femmes.
Je me suis approché de la voiture dès qu’elles ont eu disparu.
Max se tenait au volant, son fume-cigarette d’or entre les dents. Il avait un costume bleu, une chemise blanche, un nœud papillon bleu à pois rouges et un chapeau beurre frais tout neuf. À ses côtés se tenait Charly, son garde du corps, un garçon imprésentable qui avait servi de punching-ball vivant à trois générations de boxeurs. Max se donnait des allures de caïd américain en trimbalant cet épouvantail partout où il allait.
— Salut, Lino !
Je me suis efforcé de sourire.
— Tiens, quelle idée !
— T’as du nouveau ? a-t-il tranché.
— Dans un sens, oui ! Maurice s’est amené cette nuit…
— Voyez-vous ! Et alors ?
— Une de ses frangines l’a mis au parfum avant que je puisse intervenir.
— Voyez-vous !
Je l’aurais giflé ! Il avait une gueule en lame de rasoir, avec des yeux de rat, bordés de rouge. Sa bouche sans lèvres avait l’air d’un coup de couteau mal guéri.
— Ça nous prouve en tout cas qu’il avait dit vrai : les diams sont ici.
— Et tu ne les as toujours pas trouvés ?
— Si j’avais trouvé quelque chose, tu l’aurais déjà, Max. Tu ne penses pourtant pas que je vais me goinfrer dans votre dos ?
Il a vu que j’étais sur le point de faire un éclat et comme il ne voulait pas ça, il a préféré écraser le coup.
— Je n’ai pas dit ça, seulement il faut en finir, Lino ! Tu comprends bien que ça ne peut plus durer… Voilà trois fois qu’il te possède, ce chéri ! À Nice pour le hold-up, en Italie et… cette nuit ! Comment tu expliques ça ?
— J’ai rien à expliquer, Max… Tout ce que je sais, c’est que les cailloux sont là. Tant que j’y serai aussi, on ne nous les fauchera pas !
— Tu peux faire manœuvrer tes méninges pour essayer de les repiquer ? J’ai preneur en ce moment… À bon prix… Et puis les autres renaudent, tu t’en doutes ?
— J’essaie. Seulement, il connaissait mieux la taule que moi et il a dû trouver une cachette soi-soi !
Max a ôté son fume-cigarette. Avec son épingle de cravate il a retiré le mégot du petit tube d’or, puis, posément, avec l’unique intention de m’agacer, il l’a remplacé par une nouvelle cigarette.
— Écoute, Lino, soyons justes, il n’y a que dans les contes de fée qu’on voit des planques magiques. Tu ne me feras pas croire…
Je me suis accoudé à sa portière.
— Prends ma place si ça te dit, Max !
Il a haussé les épaules.
— Bon ; cherche encore… Seulement si tu n’as rien trouvé d’ici demain, il faudra qu’on envisage autre chose…
Ce type, c’était cinéma et consort. Il a actionné son démarreur, puis avant de partir, a allumé sa cigarette neuve.
— C’est le chat de la maison qui t’a griffé, Lino ? m’a-t-il demandé en rejetant la première bouffée.
— Il n’y a pas de chat. Il n’y a que des tigresses ici.
— Surveille tes yeux. Tu aurais bonne mine avec une canne blanche. Bon, je me sauve. Je te tiendrai au courant de mes idées…
— C’est ça ! Bye !
Il est enfin parti. J’ai regardé s’éloigner la voiture en regrettant de m’être mis en cheville avec ce mec.