J’ai dormi comme un bienheureux.
C’est de la musique qui m’a réveillé. Une musique douce et plaintive. Je me suis levé. Ça venait de la chambre à côté. En moins de deux, je me suis habillé pour aller voir. J’ai jamais pu résister à une musique, moi. Mon sang italien, je suppose ? Tout môme, je me rappelle, dans les rues de Naples, je courais derrière les fanfares…
Je suis allé frapper à la porte voisine. Personne n’a répondu. Alors j’ai tourné le loquet.
La petite Sylvie jouait du violon. Une merveille ! Elle le tenait contre sa joue, avec amour. Si un jour elle avait un tel geste de tendresse pour un homme, il deviendrait complètement dingue.
Elle était debout près de la croisée, devant un pupitre pliant. Elle portait un pantalon de velours noir, un pull orange et elle avait lié ses cheveux en un énorme chignon derrière la tête.
J’ai fait si doucement qu’elle ne m’a pas entendu entrer…
Elle a continué de jouer jusqu’à la fin du morceau. Quand elle a eu terminé, elle m’a entendu respirer, derrière elle, et elle s’est retournée.
— Continuez, mon petit… C’est rudement bien…
— Que faites-vous ici ?
— J’étais venu visiter votre chambre. Hier je n’ai pas fouillé les meubles. Mais rien ne presse…
Sylvie est allée déposer son violon et l’archet sur l’édredon. On aurait dit un curieux animal, tout luisant, niché dans ce paquet de plumes. Je l’ai caressé du bout des doigts, impressionné.
— C’est pas gros, j’ai soupiré. On ne peut pas se figurer qu’il a toute cette belle musique dans le bide !
Elle a crié :
— N’y touchez pas !
Son regard bleu était mauvais. J’aurais essayé de la tripoter, elle n’aurait pas eu une réaction plus spontanée.
Ça m’a rappelé aux réalités. Max m’aurait vu, bêlant devant ce violon de rien du tout, il aurait voulu faire vilain !
J’ai coincé Sylvie dans l’angle formé par son lit et le mur. Elle a élevé ses mains à la hauteur de ses petits seins de pucelle.
— Ne me touchez pas !
— Eh, dites, c’est une maladie ! Alors il ne faut rien toucher, ici !
Son geste de défense n’était pas si bête. Elle avait compris avant moi ce qui se passait dans ma tête. Les femmes, même toutes jeunettes, ont un instinct extraordinaire.
Il m’est venu une bouffée curieuse, en pleine figure. Comme si mon sang voulait sortir par mes yeux… J’ai avancé la main. Je ne savais pas encore où j’allais la poser. Tout me tentait dans ce petit corps souple.
Je me suis ressaisi à la dernière seconde et je lui ai pris le menton.
Elle avait fermé les yeux.
— Regardez-moi, Sylvie !
Elle a soulevé ses paupières, intriguée par ma voix. Il faut dire que j’avais moi-même du mal à la reconnaître. On aurait dit que je parlais depuis le fond d’un puits…
— Vous êtes certaine que votre frère ne vous a pas confié les bijoux ?
— Vous êtes fou !
Je l’ai lâchée. Elle a eu le culot de me repousser. Ses poings menus ont pris appui contre ma poitrine. Elle était forte, cette petite bougresse.
— Pour qui me prenez-vous ! a-t-elle continué.
— Mais… pour la sœur de votre frère…
Je me suis reculé parce que c’était ridicule, cette gamine qui me repoussait. J’avais l’air de quoi ?
Pour me donner une contenance, je suis allé droit à la commode : un vieux meuble avec des pieds Louis quelque chose. J’ai ouvert le tiroir du haut. Il contenait de la lingerie… Des chemises, des combinaisons…
Sylvie a filé à la porte et elle est ressortie en la claquant aussi fort qu’elle a pu pour me montrer combien elle était fâchée.
Drôle de petite fille… L’idée m’était venue, en regardant sa lingerie, que ça devrait être intéressant de se l’envoyer ! Seize ans ! Vous parlez d’une aubaine ! Seulement fallait y aller mollo, attendre son heure…
Mes doigts s’égaraient sur la soie blanche d’une culotte. Ça m’agaçait les ongles. Mes jambes tremblaient un peu… J’avais l’impression de violer Sylvie.
Elle est revenue pour récupérer son violon. Elle avait sûrement peur que je l’esquinte. Quand elle m’a surpris avec cette culotte dans les pattes, elle est devenue écarlate.
— C’est joli, ai-je murmuré en clignant de l’œil. J’aime bien le blanc. Les dames que je connais en ont des noires. À la fin, ça finit par faire un peu deuil !
Elle s’est sauvée sans demander son reste.
Je me suis rendu compte que je venais d’y aller un peu fort. Si la gosse rapinait ça à sa mère et à sa sœur aînée, j’étais certain que les choses se gâteraient.
Je suis descendu sur la pointe des pieds.
Naturellement, il y avait conseil de guerre en bas. Tout l’état-major était réuni dans le vieux bureau.
— Écoute, Maman, disait Sylvie, la présence de cet homme sous notre toit est intolérable. Il a des façons…
— Il t’a manqué de respect ? a questionné Mme Broussac d’un ton anxieux.
— Non, mais…
Tiens, tiens ! Elle ne chargeait pas trop, la petite violoniste. Peut-être qu’elle voulait ménager le cœur de Maman, à moins qu’elle ait honte, tout bonnement.
— Je me demande s’il s’agit vraiment d’un policier, a murmuré Jacqueline.
Elle, c’était la voix de la raison. Elle regardait l’existence avec des lunettes bien à sa vue.
— Pourquoi dis-tu cela, ma chérie ?
— Justement, parce qu’il a d’étranges manières. Quand il nous regarde, on dirait qu’il va nous dévorer… Tu sais, maman, on ferait bien de prévenir le maire… C’était un ami de papa, et il nous dit encore bonjour, lui…
À quoi bon, a soupiré Mme Broussac ; nous serions obligées de lui apprendre les dernières incartades de votre malheureux frère… Le pays saura bien assez tôt, va !
J’ai trouvé opportun de faire mon entrée. Les mains aux poches, un foulard de Maurice autour du cou, et ses pantoufles fourrées aux pieds. Je jouais les mylords, j’étais doué pour…
— Bravo ! ai-je crié, manière de les faire sursauter un bon coup.
L’effet était réussi. Elles ont poussé toutes les trois le même cri.
— C’est madame votre mère qui a raison, ai-je déclaré. Vous avez tout intérêt à ce qu’on reste gentiment en famille… Maintenant, pour ce qui est de ma qualité de flic, si vous avez des doutes, je vous montrerai ma carte… Tout à votre service…
J’aurais pu jouer les gros bras, comme ça, pendant cent six ans. Elles étaient bon public, les dames Broussac. On leur aurait montré un numéro de haute voltige, elles n’auraient pas ouvert plus grands les yeux.
Je les ai plantées au beau milieu de leur stupeur pour aller me verser une tasse de café à la cuisine. Cette fois-ci, j’ai bien fait attention de ne rien casser. Mes manières d’éléphant en bordée m’inquiétaient. C’est beau d’être un dur, mais à condition de pouvoir jouer les gentlemen quand besoin est…
L’horloge à balancier de la salle à manger a sonné dix heures… Une belle journée s’étalait devant moi, avec du soleil et des odeurs d’herbe qui arrivaient par bouffées, selon le vent.
J’ai pensé que Maurice avait peut-être planqué le magot dans l’atelier. Au milieu de ce capharnaüm, c’était un vrai régal de jouer à cache-cache-mon-petit-agneau.
Le vieux fabriquait des masques sur une emboutisseuse actionnée par une pédale. Il mettait un carré de carton sous la presse, il appuyait sur la pédale, et quand le dessus de l’emboutisseuse se relevait, il y avait un masque non peint à la place du morceau de carton. Il le sortait, le tendait à la bigleuse qui affranchissait les bords avec des ciseaux courbes.
En me voyant entrer, il a eu une grimace qui disait toute la sympathie que je lui inspirais.
Ce brave homme m’aimait autant qu’une épidémie de grippe.
— Comment, vous êtes encore là ! s’est-il écrié.
Il a tiré sa saloperie de langue blanchâtre, râpeuse, prolongée par un affreux mégot. La petite arpette qui l’aidait me contemplait avec des yeux gros comme des poings. Ses lunettes de myope la faisaient ressembler à un horrible poisson crevé.
— Ben voyons, ai-je réparti. Je suis un grand ami de Maurice… Je viens passer quelques jours de vacances chez sa mère. Toujours Paris, on finit par avoir les nerfs comme une corde de guitare…
Je me suis emparé d’un masque en cours de fabrication.
Je ne voyais pas du tout qui il voulait représenter.
— Je ne connais pas ce monsieur, ai-je dit en me le plaquant sur le visage. Présentez-moi !
— Paul Reynaud, a bougonné le bonhomme.
J’ai regardé le masque. Oui, en effet, si ça n’était pas un singe, c’était bien Paul Reynaud.
— Mince, il fait encore marrer le populo, celui-là !
La bigleuse a poussé un rire stupide qui ressemblait à une poignée de noix roulant sur un parquet ciré.
— Au travail, Jeanne ! a mugi le vieux en continuant son boulot.
J’ai examiné le local. Il allait me falloir un bout de temps pour l’explorer sérieusement… Il comportait des rayonnages en veux-tu en voilà ! Sans parler des pyramides de caisses et de vieux cartons qui se dressaient dans le fond…
— Vous cherchez quelque chose ? m’a demandé le vieil ouvrier en rallumant son ignoble mégot.
J’ai pris une échelle et l’ai appliquée contre le rayonnage le plus inaccessible.
— Si c’était de la poussière que je cherche, je serais servi. On ne fait donc jamais le ménage dans votre bordel !
Il a haussé les épaules. La môme myope a de nouveau rigolé de façon idiote.
Comme j’atteignais le faîte de l’échelle, une sonnerie a retenti.
Ça ressemblait au timbre d’appel d’un poste téléphonique, et pourtant il n’y avait aucun appareil dans l’atelier.
— C’est le téléphone ? ai-je demandé à la petite bigleuse.
— Oui.
— Où est-il ?
— Dans la maison. C’est un autre signal pour quand Mme Broussac est là avec ses demoiselles.
La sonnerie venait de s’arrêter. Je me suis laissé couler au bas de l’échelle et j’ai fait fissa jusqu’à la maison.
La voix de Mme Broussac était en train de dire :
— À qui voulez-vous parler ? À monsieur comment ? Lino ?
Je suis intervenu :
— Envoyez, c’est pour moi.
Sylvie se tenait dans l’encadrement. Elle s’est écartée vivement pour me laisser passer. Sa frangine arrivait de la cuisine, intriguée.
J’ai arraché l’écouteur des mains de la vieille.
J’ai reconnu la voix calme de Max.
— Ici Lino.
— C’est pas dommage. Qui est-ce qui m’a répondu ?
— Mme Broussac.
— Elle roule sur la jante ou quoi ?
— C’est la province, mon vieux.
J’ai regardé en direction de la porte. Elles étaient toutes les trois immobiles, à me regarder. Un drôle de groupe… cette vieille dame malheureuse avec ses deux filles.
J’ai mis la main sur l’émetteur.
— Allons, allons, mesdames, ai-je crié, et la discrétion !
Ça valait le jus ! Moi qui venais me moucher dans leurs rideaux, leur donner une leçon de savoir-vivre ! Ç’a été un sauve-qui-peut…
En riant, je suis revenu à mon interlocuteur.
— Excuse, je faisais évacuer le pont ! Alors ?…
— C’est moi qui te dis « alors », Lino. Tu as du neuf ?
— Zéro.
— Tu ne crois pas que Maurice t’a bourré le mou en te disant que les bijoux se trouvaient chez sa vieille ?
— Non ! quand il m’a dit ça, il ne pensait pas à mentir…
Tu parles ! Il t’a déjà eu jusqu’au trognon !
— Justement, l’idée ne lui serait pas venue de me pigeonner une seconde fois…
— Alors, si les cailloux sont dans la maison, trouve-les !
— Je les cherche !
— Remue-toi !
— Merci du conseil… Si tu crois que je m’amuse…
Il a eu son affreux rire blanc qui me donnait mal au cœur.
— Si tu as besoin de nous, Lino, tu n’as qu’un geste à faire : nous ne sommes pas loin.
Ça voulait tout dire. J’ai raccroché sans un mot. Les choses se gâtaient…
Elles m’attendaient dans le couloir. Sur leurs figures crispées, j’ai lu que de leur côté non plus ça ne tournait pas rond. À cause de Maurice, je m’étais laissé embarquer dans une sale affaire. Faudrait bien qu’il me paye ça un jour. Et le plus tôt serait le mieux.
— Ah ! voilà mes petites indiscrètes !
J’ai eu tort de charger. Mme Broussac s’est mise en pétard.
— Monsieur, je ne crois pas que vous soyez bien placé pour parler de discrétion dans cette maison.
Et allez donc ! J’ai plus su que répondre. Évidemment, si on partait dans les grands mots, je jouais perdant, avec mon vocabulaire de triquard.
Mme Broussac était décomposée. On allait encore avoir la séance avec son cœur, ses palpitations et tout…
Dans l’atelier, j’avais fait une tache de peinture à ma veste, sous la manche. C’était en prenant l’échelle.
En guise de réponse, j’ai posé ma veste et l’ai tendue à Jacqueline.
— Dites, mignonne, vous n’auriez pas un détachant pour ça ? Je me suis un peu salopé dans votre fabrique de cauchemars.
— Je ne suis pas votre domestique !
Maintenant, la grande bringue s’y mettait !
Mes doigts se sont crispés sur le vêtement que je brandissais.
— Pas de manières ! Vous allez me détacher ça tout de suite, compris ? Mettez-vous dans le crâne une fois pour toutes que vous êtes la mère et les sœurs d’un gibier de potence. C’est pas de votre faute, je sais ; n’empêche que ça crée des obligations… Allez, oust ! Exécution…
Je lui ai balancé la veste sur la figure. Elle n’a pas bronché, n’a pas tendu le petit doigt pour la retenir. Mon veston est tombé sur le carreau du vestibule. Il y a eu un moment assez terrible, je crois. Mme Broussac s’est baissée et a ramassé le vêtement. Puis elle a fait demi-tour pour aller frotter la tache.
Jacqueline a paru sortir de sa torpeur.
— Non, donne ! a-t-elle murmuré en prenant ma veste des mains de sa vieille.
Sylvie est remontée au premier, son violon sous le bras. En gravissant les marches, elle me regardait. Ses yeux de petite fille renfermaient quelque chose que je ne connaissais pas : de la peur, un peu, oui je pense, et puis aussi autre chose…
Mme Broussac est rentrée dans son bureau.
— Goujat ! m’a-t-elle lancé au passage…
Je commençais à en avoir soupé de ces femelles.
L’envie me prenait de tout casser dans la baraque.
Je suis allé à la cuisine, prendre des nouvelles de mon veston. Vous pensez peut-être que Jacqueline s’escrimait sur la fameuse tache ? Pas du tout ! La garce était trop occupée à explorer mon porte-cartes.
Elle le potassait comme un général potasse sa carte d’état-major avant de lancer l’ordre d’attaque.
Mon entrée a porté un coup à son moral. Il faut dire que j’arrive toujours sans bruit. Je suis costaud, mais on ne m’entend pas venir. Les tigres aussi sont trapus et pourtant ils marchent sur du velours.
— Alors, ma grande fille, on prend le chemin du frangin ?
Elle a posé le portefeuille sur la table. J’ai compris, à la manière dont elle le regardait, que ça n’était pas mon arrivée inopinée, mais mes papiers qui l’effrayaient. J’ai récupéré la pochette de cuir. À l’intérieur se trouvaient certaines pièces d’identité qui ne trompent personne, pas même une petite provinciale chaste et pure.
— Vous n’êtes pas de la police ! a-t-elle balbutié.
— Et alors, ça te choque ?
Elle a secoué la tête, éperdue.
Je ne comprends pas.
— Voyons, fais un effort : t’es instruite ! Ça me soulageait de ne plus avoir besoin de tricher. Maintenant, on allait s’expliquer dans le calme et la dignité.
— Vous êtes un ami de Maurice ?
— Une vermine comme lui n’a pas d’ami, c’est impossible !
Elle a secoué la tête, voulant, semble-t-il, chasser de son esprit une pensée qui l’effrayait.
— La bande qui le recherche…
J’ai souri.
— Tu brûles !
Vous ne pouvez pas savoir ce que la peur lui allait bien, à cette fille !
Ça lui donnait des couleurs, et de l’éclat. Elle avait le feu aux joues, le regard brillant, la poitrine qui se soulevait.
J’ai avancé la main sur cette poitrine menue mais bien dessinée.
Elle n’a pas eu un geste de parade. Elle ne s’apercevait même pas de ce qui se passait. J’ai caressé son corsage. Ses seins étaient fermes. Je me suis filé contre elle, étroitement, comme du papier adhésif ! Ses formes m’émoustillaient. Dans le fond, elle m’excitait plus que sa sœur. Ça n’était pas la même qualité de sensation, quoi, vous comprenez ? La petite m’intéressait surtout sur le plan moral. Tandis que Jacqueline…
Heureusement, je ne perds jamais complètement le nord. « Enfin quoi, Lino, me suis-je dit, tu ne vas pas te faire cette demoiselle dans la cuisine, avec sa brave maman dans la pièce à côté et sa petite sœur en haut qui fait des gammes ! »
Pourtant j’ai laissé glisser ma main le long de son corps. Avec tout ce tintouin, ça faisait près de huit jours que je n’avais pas vu Rita, et franchement, je m’en ressentais. Brusquement, Jacqueline est revenue à elle. Comme quelqu’un qui dormait et qu’on a réveillé avec un seau d’eau froide !
Elle a passé sa main par-dessus mon bras. J’ai pris ses ongles de tigresse en pleine figure. Une herse brûlante m’a traversé la joue. En même temps, elle s’était arc-boutée contre le mur pour me repousser. J’ai lâché prise. Elle avait une façon d’accueillir les hommages, cette petite femelle, qui décourageait les gros tempéraments.
Tout s’est mis à chavirer devant ma vue. J’ai perdu les pédales dix secondes, abruti par la colère. J’ai oublié que c’était une fille et j’ai cogné. Un crochet sec, au flanc. Ça lui a coupé net la respiration. Elle a ouvert la bouche, mais aucun son n’en est sorti. Enfin elle a pu exhaler un étrange soupir pareil à un râle. Elle s’est effondrée. Un voile rouge s’est alors déchiré devant mes yeux. Je me suis rendu compte que je venais de biller dans une femme. C’est pas que j’aie eu honte ; non, moi la honte, vous savez… Mais je l’ai prise un peu en pitié. Ou je ne sais pas… Bref, je l’ai chopée contre moi. À l’oreille, tandis qu’elle haletait pour retrouver sa respiration, je lui chuchotais des choses.
— Excuse… J’ai eu un mauvais réflexe… Je voulais pas te faire mal…
Elle m’a glissé des bras et s’est assise sur un tabouret. Elle tenait sa main à l’endroit de la meurtrissure. On voyait qu’elle devait salement souffrir.
— Tu te sens mal, mon petit ?
Elle est parvenue à parler. Et vous savez ce qu’elle m’a dit ? « Faut-il que mon frère soit tombé bas pour fréquenter des hommes tels que vous ».
Illico ma rogne est revenue. Moi qui avais déjà pitié d’elle ! Comme quoi il ne faut pas dorloter une femme si on veut en venir à bout ! Je lui ai pris le visage dans ma main. J’ai des pattes terribles. On lui voyait juste un œil entre mes doigts écartés, et puis ses cheveux par-dessus mes ongles carrés.
— Assez de mômeries, Jacqueline. Il vaut mieux maintenant que tu saches la vérité. J’en avais marre de chiquer au poulet ; c’est pas dans mes emplois.
« Voilà l’histoire, telle que : ton frère faisait partie de notre bande. C’est moi qui l’avais présenté à ces messieurs. On a fait une bijouterie, à Nice, pendant le carnaval justement… Tu vois, on est sous le signe des masques décidément. Cette lope de Maurice conduisait la voiture… Tu me suis ?
Elle a battu des paupières. Je l’intéressais…
On entendait la petite Sylvie qui raclait son violon au premier en jouant des trucs qui donnaient envie de pleurer…
— Il s’est taillé avec le butin, tu comprends ?
— Oui.
— Alors, faut que je retrouve les bijoux, c’est une question de vie ou de mort pour moi. Et puis faut aussi que je récupère ton frangin !
J’ai fermé les yeux pour mieux évoquer la jolie gueule de Maurice, son beau visage de bourgeois de faculté, avec ses cheveux blonds et sa bouche gourmande qui faisait battre le cœur des filles.
— Lui, ai-je soupiré, c’est devenu mon vice en quelque sorte…
— Qu’allez-vous faire ? a-t-elle questionné à voix basse.
Elle n’était plus en colère.
J’ai haussé les épaules.
— Ne m’y fais pas penser, ça me met l’eau à la bouche…
Je l’ai quittée pour aller boire un coup de flotte au robinet de l’évier. Je me suis aperçu que je tremblais sur mes jambes comme si on les avait déboulonnées. Qu’est-ce qui m’arrivait donc ? Le sang continuait à affluer à mon visage… Il cognait de chaque côté de ma tête et derrière mes yeux.
J’ai essuyé ma bouche avec mon mouchoir. Les ongles de Jacqueline avaient fait du beau boulot. Le sang coulait sur ma joue entamée. Elle a regardé et elle a eu honte. Elle est allée chercher de l’alcool et du coton au cabinet de toilette.
— Asseyez-vous ! a-t-elle ordonné.
J’ai failli crier tellement l’alcool me faisait mal. C’était du vitriol.
Jacqueline est allée jeter le coton dans le vide-ordures. Elle a rebouché le flacon et s’est retournée avec vivacité.
— Dites…
— Je m’appelle Lino, vous pouvez y aller…
L’idée de m’appeler par mon prénom a dû lui sembler ridicule, ses narines ont eu un frémissement de mépris.
Puis ça s’est calmé.
— Vous pensez demeurer ici jusqu’à quand ?
— Jusqu’à ce que Maurice revienne.
— Que va-t-il se passer ? a-t-elle demandé.
— Comment ça ?
Elle a bougé la tête comme quelqu’un qui dit « oui » à ses pensées profondes.
— Et s’il ne revient pas ?
— Il reviendra !