C’est encore une drôle de nuit que j’ai passée là.
D’habitude, à Paris, je me couchais à cinq heures du matin, juste avant les premières lueurs de l’aube, et je me levais à deux heures de l’après-midi, au moment où les laborieux retournent au charbon, après la mi-temps. Excepté pour les cas graves — lorsqu’on avait un hold-up de caissier par exemple (l’argent se balade en général le matin) — c’était pareil tous les jours. C’est dur à perdre, des habitudes. Quand j’étais à la centrale de Poissy, il m’avait fallu presque un mois pour m’acclimater aux horaires de la Pension.
J’ai remué dans mon lit, pendant des heures et des heures…
Pour la première fois de ma vie… Non, pas la première, la seconde, j’avais une espèce de chagrin rentré qui m’empêchait de respirer bien à fond. Mon premier chagrin, si vous voulez tout savoir, je l’avais ressenti à Napoli. Probable que c’est surtout à cause de lui que je ne peux plus sentir ce pays ! À l’époque, j’étais chez un ferronnier… Mon boulot consistait à tirer sur le soufflet de sa forge et à verser de la flotte sur les barres de fer rougies au moment où il le fallait. Moyennant ces fonctions, j’avais droit à ma ration de spaghetti et de coups de pieds au cul. Ce bonhomme avait un gosse de mon âge, complètement idiot. Ses yeux étaient comme des trous dans sa figure… Une face large, immobile comme un masque. C’était un drôle de compagnon pour moi ! Je préférais le chat de la maison, un de ces affreux greffiers à rayures dont on fait les gilets de corps. Un jour, je ne sais plus comment, le gamin est mort. Une grippe, je crois. Heureusement ces gars-là sont fragiles comme des petits saxes !
Chagrin à grand spectacle des parents ! En Italie, les chagrins constituent une représentation de gala ! Bref, on a enterré le môme… Jusque-là, je m’en foutais. Mais voilà qu’après les funérailles, le père s’est mis dans l’idée de détruire tout ce qui pouvait lui rappeler son petit cauchemar… Les fringues, les jouets… Il a entassé tout ça (je dis tout ça, mais ça ne faisait pas beaucoup) sur le feu de la forge… Moi j’ai actionné le soufflet. Et c’est là que ça m’a pris. Une tristesse terrible qui m’a fait mal dans tout le corps. Je chialais en tirant la chaînette du soufflet. Le feu de la forge séchait mes larmes… Oui, je me souviens très bien…
Si je vous raconte ça, c’est pour vous faire comprendre ce que j’éprouvais, cette nuit-là, chez les dames Broussac. En bas, lorsque Jacqueline avait appuyé son front contre ma poitrine, j’avais envie de lui parler du petit idiot de Naples.
À quoi bon ? On n’est pas sur terre pour faire du sentiment. Vous savez, c’est pas pour faire l’esprit fort que je dis cela. L’expérience m’a montré bien souvent que la vie est faite pour les plus costauds… Exemple le fils du ferronnier ! Ceux qui ont le corps fragile ou le cœur tendre ne vivent jamais très bien, jamais très vieux, ou alors ça n’est pas dans des conditions optima !
Fallait que je chasse ce chagrin sournois. Bon, Max avait décidé de bousiller une de ces dames, je n’allais pas en faire un roman, des fois ? J’avais déjà buté des gens qui m’étaient sympathiques — ou qui me le seraient devenus si on avait eu le temps de se fréquenter. Je n’avais pas le droit d’en vouloir à Max. Lui, c’était un scientifique. Il menait sa vie comme une partie d’échecs, en déplaçant les pions qu’il fallait au moment qu’il fallait !
Tout comme à Paris, je me suis endormi au petit matin. Je ne voulais pas me laisser glisser, mais ç’a été plus fort que moi. Une vague noire m’a emporté. J’ai confusément entendu chanter un coq, dans un poulailler voisin. Un coq qui se foutait pas mal de Max, de Maurice et de tous les diamants de la terre puisqu’il avait son tas de fumier à portée du bec.
Lorsque je me suis réveillé, il était dix heures. J’ai mis un moment à reprendre mes esprits. Enfin la situation de la nuit s’est reconstituée dans mon petit cerveau. Je me suis levé d’un bond. Je faisais un drôle de geôlier ! Tout était calme autour de moi. La maison paraissait déserte. Vous ne voyez pas que ces dames aient mis les voiles pendant mon sommeil ?
Je me suis débarbouillé et vêtu en quatrième vitesse. Puis je suis descendu sans être rasé. J’ai couru à la cuisine… Jacqueline était occupée à hacher ce qui restait du pot-au-feu de la veille pour préparer des tomates farcies… Je ne l’ai même pas saluée. Je suis allé directement au bureau de Mme Broussac. La vieille dame potassait ses factures inquiétantes d’un air soucieux.
Elle a relevé ses lunettes sur son front en un geste rituel. Elle m’a décoché un petit sourire.
— Eh bien, vous avez fait un fameux sommeil…
— Où est Sylvie ? ai-je coupé.
— À son cours de violon !
La catastrophe ! Sylvie ! J’imaginais la gosse foudroyée par la voiture de Max… Avec son petit visage barbouillé de sang, son violon écrasé, ses jupes relevées… Ah ! non… Tout de même !
Je suis sorti en courant… J’étais fou d’angoisse. J’ai traversé l’atelier sous les regards ahuris du vieux Victor et de son assistante !
J’allais sortir, je me suis ravisé.
— Dites, où Sylvie prend-elle ses cours de violon ?
— Chez son professeur, a répondu sérieusement la môme bigleuse.
— Il habite où ?
— Rue Alfred Savoir…
— Ça se trouve où, bon Dieu !
— À gauche de l’église, a lâché Victor, intrigué.
Je suis sorti en courant. J’étais en pantoufles, sans cravate, sans imperméable… Il flottait justement. Une petite pluie rectiligne, timide, qui produisait sur les pavés inégaux un bruit de poussins picorant.
La rue était déserte. Je me suis mis à courir aussi fort que j’ai pu jusqu’à la ville. Les gens me regardaient passer et je sentais qu’ils se retournaient pour me suivre des yeux…
J’ai débouché sur la Grand’place, échevelé, en sueur et trempé de pluie. L’aimable silhouette de Sylvie débouchait d’une rue… Elle portait sa boîte à violon sous le bras qui tenait le parapluie, afin de le protéger. Elle portait un petit manteau de velours gris et un béret noir… Elle était vraiment mignonne. Je l’ai abordée. Réaction de petite jeune fille bien élevée, elle a regardé autour d’elle avec effroi pour voir si on nous voyait ! Sa chère réputation !
— Que faites-vous ici ? m’a-t-elle demandé d’une voix sévère…
— Je vous attendais… C’est gentil, non ?
— En voilà une idée, les gens…
— Je me fous des gens. Allez, rentrons…
Nous avons retraversé la place et pris la grande rue sur une certaine distance. C’est alors que j’ai aperçu une traction noire rangée devant une fontaine. À l’intérieur, il y avait Max et son cher casseur de gueules. Il avait changé de voiture, sa grosse américaine étant trop repérable…
— Passez du côté du mur, ai-je ordonné à Sylvie…
Voilà que vous vous lancez dans les convenances, maintenant…
Nous arrivions à la hauteur de l’auto. Pour essayer d’écraser le coup, j’ai adressé un clin d’œil prometteur à Max. Mais il n’avait pas l’air d’apprécier la plaisanterie.
Nous sommes passés devant l’auto. Je continuai d’escorter Sylvie, la tenant rigoureusement du côté des façades. Je me demandais si Max n’allait pas piquer un coup de sang et nous aplatir tous les deux au moment où nous devrions traverser la chaussée. Mais rien ne s’est produit. L’auto noire restait à sa place, près de la fontaine. Par la vitre avant baissée, s’échappait la fumée de leurs cigarettes. La voiture, de loin, ressemblait à un chaudron d’eau en train de bouillir.
— J’aimerais bien savoir pourquoi vous êtes venu m’attendre, a insisté Sylvie avant que nous entrions dans l’atelier.
— Une idée !
— Et dans cette tenue, c’est flatteur !
Elle m’en voulait pour mes pantoufles, ma barbe, mon absence de cravate.
Lorsque la porte de l’atelier s’est refermée, j’ai commencé à respirer.
Sylvie boudait. Elle est montée dans sa chambre en arrivant. Jacqueline descendait l’escalier, son manteau sur les épaules. Le cauchemar continuait.
— Où allez-vous ? ai-je croassé.
— Faire des courses…
— Non !
Elle a froncé les sourcils.
— Vous ne voulez plus que je sorte ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas ; c’est une raison suffisante !
— Maintenant vous nous séquestrez ?
On repartait dans les grands mots. Eh oui, je les séquestrais. Mais ça rimait à quoi ? Ça allait durer combien de temps ?
La sonnerie du téléphone a vrillé le silence onctueux de la bicoque.
— Ne bougez pas ! ai-je lancé…
Je suis allé répondre. Madame Broussac venait de décrocher, je lui ai arraché l’appareil des mains. Je savais que c’était Max.
Sa voix avait dans le téléphone d’étranges inflexions.
— Lino ?
— Oui.
— Dis-moi, bonhomme, à quoi joues-tu, j’aimerais bien savoir…
— Je t’expliquerai…
Ça, c’était pour gagner du temps. Que pouvais-je lui expliquer ? Il ne s’y est pas trompé d’ailleurs.
— J’ai décidé de régler cette affaire aujourd’hui, Lino, tu m’entends ?
— Bien sûr…
— Je te donne une demi-heure pour nous expédier une des bonnes femmes, n’importe laquelle, au choix… Passé ce délai, ça sera autre chose de mieux… Tu me connais quand je prends le coup de sang ?
Il a raccroché.
J’ai sorti mon mouchoir de ma poche pour m’essuyer le visage. Je transpirais d’émotion. Un instant, j’ai eu l’idée d’aller flinguer Max et son King-Kong dans leur voiture… Ça n’était pas une solution. Encore une fois Max avait raison et il avait le bon droit pour lui ! Il me restait une demi-heure pour prendre une décision.
Jacqueline s’est avancée dans l’encadrement de la porte.
— Ainsi je n’ai pas le droit de sortir ?
— Non !
— Que se passe-t-il, M. Lino ? a demandé Mme Broussac.
Monsieur Lino !
— Rien… Envoyez votre petite ouvrière en courses si vous voulez !
— Très bien, a murmuré Jacqueline, pincée…
Elle est sortie dans le jardin pour appeler Jeanne. La vieille me sondait d’un œil inquiet.
— Il est arrivé quelque chose ? m’a-t-elle demandé. Vous ne semblez pas dans votre état normal !
— Oh ! laissez-moi…
Je suis sorti à mon tour dans le jardin. Jacqueline donnait de l’argent à Jeanne. Quand la môme s’est éloignée, elle m’a regardé.
— Si vous me disiez, vous ne pensez pas que…
— Non !
— J’ai peur !
Et moi, alors, je n’avais pas peur peut-être ? Parfaitement, peur ! Peur comme je ne croyais pas qu’il fût possible d’avoir peur !
J’ai secoué la tête.
— Vous m’emmerdez, allez faire votre tambouille…
Furieuse, elle m’a laissé. Je la décevais. Elle devait regretter à mort sa légère faiblesse de la nuit.
J’ai marché dans les hautes herbes mouillées. La pluie venait de cesser, mais de grosses gouttes tombaient des arbres. Ça me dégoulinait dans le cou… Justement, j’avais besoin de fraîcheur derrière la tête… Ce sacré mal m’administrait ses petits coups de maillet lancinants…
Que faire ? Aller supplier Max ? Il ne marcherait pas. J’avais amené Maurice, et Maurice l’avait blousé, j’étais responsable !
On avait tout essayé pour récupérer les bijoux. Il ne restait que cette ultime tentative…
Je ne sais pas combien de temps j’ai passé dans ce jardin en friche qui sentait le mouillé et la pomme pourrie. Toujours est-il que le téléphone a retenti de nouveau. Maintenant la vieille était au pas. Elle n’a pas décroché. Je suis allé répondre…
Comme j’entrais dans le bureau, elle a murmuré :
— Monsieur Lino, prenez les patins de feutre !
Parce que j’avais les souliers crottés ! Des patins de feutre à cet instant ! C’était risible, et pourtant c’est ça qui me retenait de les laisser mettre en l’air ! Leur naïveté, leur sincérité… Leurs petites marottes de dames seules…
— J’écoute ?
C’était encore Max.
— Lino, c’est le dernier avertissement que je te donne ! Dans cinq minutes, il va y avoir du sport…
Et de raccrocher, sec, de toutes ses forces, comme s’il me foutait une claque.
C’est alors que j’ai pris ma décision. Je suis allé fermer la porte du bureau et je me suis approché de Mme Broussac.
— Il faut que je vous parle.
— Enfin ! a-t-elle soupiré.
— Voilà ce qui se passe… Maurice est en ville !
— Mon Dieu !
— Chut, ne dites rien à vos filles…
« Il est dans le café, près de l’église. Seulement ma bande l’a repéré et il va lui arriver malheur s’il sort… Il faut que vous y alliez tout de suite…
— Mais oui, bien sûr…
— Dites-lui qu’il reste dans le café jusqu’à nouvel ordre. Dans l’après-midi je lui enverrai une voiture… Bref, je me débrouillerai…
J’étais rouge comme un coquelicot ! Quelle salope je faisais !
— Filez sans vous faire remarquer, ai-je recommandé encore. Tout le monde doit rester calme…
Elle a noué son grand châle noir sur sa poitrine plate. Puis elle est venue vers moi. Elle a passé son bras autour de mon cou.
— Vous êtes un bon petit, a-t-elle murmuré. Un bon petit… Je n’oublierai jamais… Merci !
Elle est partie, furtive.
Moi, je me suis appuyé contre le bureau à cause d’un point qui me perçait la poitrine comme une épée de feu.