CHAPITRE VI

Elle avait une figure fine, tout de même. Pourquoi ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ? Bien des visages de femme qui paraissent beaux à première vue sont, en fin de compte, ratés vers le bas.

On ne fait pas assez attention aux mâchoires d’une fille. Portez-y un peu votre attention et vous verrez… Elles les ont souvent mal fichues comme tout ! Ou bien elles sont saillantes, ce qui leur donne l’apparence d’un cheval. Ou bien trop larges ou trop minces, ce qui les fait ressembler à une grenouille ou à un rat. Les mâchoires de Jacqueline paraissaient avoir été étudiées par un peintre qui connaissait son affaire. On ne les voyait pas, quoi ! Vous comprenez ? Elles épousaient le mouvement de la joue…

Ce qu’il y avait d’un peu sec, en elle, c’était le moral. Voilà pourquoi elle commençait à prendre vaguement l’apparence d’une jeune fille prolongée… Elle avait bazardé tous ses rêves, tous ses désirs, au profit de sa vieille maman ; et ce renoncement la rongeait comme un mal incurable… Comme une maladie des pierres : celle qui fout en bas les plus baths édifices, conçus au départ pour défier le temps.

— Et quand Maurice sera là ? a-t-elle questionné au bout d’un grand moment à vide.

J’étais mou en dedans. Je n’avais plus tellement envie de parler.

— Quoi ?

— Que se passera-t-il ?

— Vous le verrez bien…

Je m’étais remis à la vouvoyer depuis que j’avais reconnu qu’elle possédait de belles mâchoires. Qu’est-ce qui nous passe par la tête, des fois, on se le demande !

— Vous avez l’intention de…

J’ai rien dit pour l’encourager à terminer sa phrase.

— … de le tuer ? a-t-elle achevé pourtant.

— Vous me cassez les pieds, jeune fille, avec vos questions. C’est une histoire d’hommes, elle ne vous regarde pas !

— Vous avez déjà tué des gens ?

Ah la la ! qu’est-ce que c’était que ce boulot ! Elle travaillait pour France-Soir, ou quoi, cette petite chérie !

Elle voulait me situer tout à fait, prendre mes mesures pour savoir, tout ce que ces dames pouvaient redouter de moi.

J’en ai eu classe.

— Écoutez, Jacqueline, supposez qu’il y ait une bouteille pleine de nitroglycérine dans votre cuisine. Si vous éternuez un peu trop fort, elle explose… Vu ? Alors soyez sages, toutes les trois, et ça se passera normalement. Je ferai tout mon possible pour vous tenir en dehors du coup… Seulement mets-toi une chose dans le crâne…

Voilà que je la retutoyais en m’excitant.

— Si vous essayez d’alerter la police… ou Maurice ! Alors il arrivera de grands malheurs dans cette maison. Tout à l’heure on m’a téléphoné, tu l’as entendu ? Ce sont mes amis qui s’impatientent ! Si j’aboutis pas, ils feront du vilain. Et quand eux font du vilain, c’est vraiment du vilain, tu peux me croire…

Ses coups de griffe me faisaient un mal de chien. J’ai mouillé mon mouchoir et l’ai appliqué sur ma joue.

— Votre atelier est plein de carton… Tu as déjà vu quelque chose qui brûle mieux que le carton, toi ? Et ça n’est rien, ma pauvre ! Ta vieille mère doit avoir les os fragiles… ta petite sœur la peau tendre… Faut penser à tout ça, Jacqueline… Faut y penser ! Et ne plus faire ta bêcheuse, compris ?

Je suis retourné à l’atelier pour y poursuivre ma perquise. La petite arpette bigleuse venait de partir à la poste, expédier la frime de Fernandel… Le père Victor m’a toisé depuis son établi.

À travers ses petites lunettes, il a vu les zébrures en cinq exemplaires qui me traversaient la joue…

— Qu’est-ce que vous vous êtes fait ? a-t-il questionné.

Il avait tout compris et il jubilait.

— Il n’y a pourtant pas de chat dans la maison… Il est mort au début de l’année…

S’il continuait à me chambrer comme ça, on allait enregistrer un autre décès avant longtemps. Je suis allé le regarder sous le nez, d’une certaine manière. En général, c’est radical. Ça l’a été une fois de plus.

* * *

J’ai tout chamboulé sans rien découvrir. Il commençait à m’intéresser, Maurice. Depuis deux jours que je dévastais la maison, j’aurais dû mettre la pogne sur le magot !

Après le déjeuner, je me suis payé le grenier. Il était plein d’un bric à brac inouï. Pour tout vous dire, je n’avais jamais vu de grenier… C’est incroyable ce que ces gens de province peuvent accumuler comme vieilleries. Mme Broussac, qui était fauchée, possédait un de ces matériels qui aurait empli la boutique d’un antiquaire. Ça devait venir de famille. Toutes les cochonneries que des générations de bourgeois avaient accumulées reposaient dans la lumière grise des combles, couverts de poussière. Des bahuts, des tables, des pendules de marbre… Y en avait pour des ronds…

De temps en temps, elle devait monter faire un pèlerinage… Retrouver la fleur d’oranger de la grand-mère, le bonheur du jour de la tante Anna et l’uniforme de hussard de l’arrière-cousin…

Ce fourniment m’a amusé… Je n’ai pas trouvé les diams là non plus, mais j’ai passé un bon après-midi dans ces vieilleries.

Je ne suis redescendu que lorsque les tabatières sont devenues des rectangles de velours noir, avec une ou deux étoiles piquées dessus.

Sylvie dressait le couvert. Mme Broussac tricotait un truc noir…

— Je vais chercher le journal, ai-je annoncé, soyez sage…

Par mesure de sécurité, j’ai enlevé la prise de téléphone pour le cas où Maurice tuberait…

Ça m’a fait du bien de prendre l’air. La ruelle sentait les feuilles rafraîchies par la dernière averse… Elle sentait aussi le vieux mur décrépi et la pisse de chien… Au bout, y avait la petite ville, lourde comme une terre labourée, qui commençait à s’éclairer. On voyait des gens heureux sur les trottoirs étroits… Des gosses jouaient à la marelle ou bien flanquaient de grands coups de galoche dans une boîte de conserve vide… Qu’est-ce qui lui-avait pris, à Maurice, de quitter tout ça pour s’encanailler ? Il aurait pu reprendre l’affaire de son vieux, la développer, se faire nommer conseiller municipal et s’envoyer les petites dames en tailleur noir, mal coupé, de l’endroit. Elles étaient aussi jolies que les autres, non ? Sacré Maurice ! On lui aurait filé des grands coups de chapeau… Il se serait farci la belote, le soir, au café du Commerce, avec les huiles du coin… Je regardais la terrasse de l’établissement. Il s’appelait pas café du Commerce, mais café de la Place. C’était pareil… Y avait une bordure de troènes dans des caisses peintes en vert, autour des tables. Par les vitres, on voyait un vieux loufiat, avec un tablier blanc, une cravate noire, et quelques cheveux ratés collés sur le crâne… Pourquoi il avait refusé tout ça ? Pour les bars de Pigalle ? Pour les hôtels, les coups fourrés, les putes, le champagne des bars qui a presque toujours un goût de vomi ?

Je lui en voulais encore plus maintenant…


J’ai acheté le journal de Paris, à la mercerie-bonneterie-papeterie-bazar tenue par une vieille avec un fichu noir, comme Mme Broussac, mais qui, elle, ressemblait à une chauve-souris.

En sortant de la boutique, j’ai avisé la vitrine bien éclairée d’un charcutier. Je me suis dit que je pouvais faire un geste, vis-à-vis des dames… Ça m’amusait de jouer au petit provincial du samedi soir…

Je suis entré. Y avait un tas de bonnes choses dans la gelée desquelles les lampes se reflétaient.

J’ai pris un pâté en croûte, un poulet rôti et une bouteille de Châteauneuf. On m’a mis le tout dans un sac en papier…

Je suis revenu à la maison, fier comme un pou !

* * *

La soupe était déjà servie et ces garces l’auraient attaquée sans m’attendre si elle avait été moins chaude. Moi qui arrivais avec des gentillesses plein les bras, ça m’a refroidi.

Pourtant je n’ai pas eu l’air de m’apercevoir de leur vacherie.

J’ai posé triomphalement le paquet sur la table, près de mon assiette.

— Donnez-moi deux plats ! ai-je ordonné à Sylvie.

Elle a obéi. J’ai alors mis le pâté et le poultok sur des plats, en surveillant ces dames du coin de l’œil. Ni Mme Broussac ni Jacqueline n’ont sourcillé. Seule Sylvie a eu un petit sourire extasié. Mais en voyant les têtes de sa sœur et de sa vieille, elle a pris à son tour un visage de bois.

On a donc bouffé la soupe. Ensuite de quoi, j’ai avancé mon pâté sur le dessous de plat.

Je l’ai découpé moi-même en faisant gaffe de ne pas effriter la gelée. Il avait bonne apparence à l’intérieur aussi. On voyait des gros morceaux de truffe et des grains de pistache… J’en avais l’eau à la bouche.

Quand j’ai eu fini de détailler le pâté, lancé à fond dans les bonnes manières, je l’ai passé à Mme Broussac.

— Allons, servez-vous !

— Non, merci !

— Comment ?

Elle avait son visage fermé comme une porte d’église, le soir.

Elle a regardé ses deux filles. Les mômes ont repoussé mon pâté l’une après l’autre. Jacqueline avait dû dire qui j’étais, en mon absence, et on me faisait le coup du mépris.

Écoutez, vous avouerez que c’était pas de veine, hein ? Un pâté qui aurait fait baver d’envie la reine d’Angleterre ! Elles m’auraient craché à la figure, toutes les trois, ça n’aurait pas été pire.

J’ai pris leurs assiettes, de force et j’ai mis une tranche de pâté dans chacune d’elles. Elles étaient pâles comme le Christ d’ivoire qui faisait du bras tendu au-dessus de la cheminée…

— Si vous ne bouffez pas, je fais un malheur, les ai-je prévenues… Je ne sais pas encore quoi, mais un grand malheur…

Elles ont mangé. Moi aussi, mais sans appétit. Cette tourte avait bon goût, pourtant…

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