Chapitre 10

— Non, je n’ai pas vu votre mère, affirma Ginette qui préparait des farcis.

Julia pensa que les deux autres aimeraient ça et que pour une fois la cuisine provençale serait appréciée.

— Il me semble qu’elle m’a dit qu’elle était fatiguée mais je ne crois pas qu’elle soit dans sa chambre.

Le rez-de-chaussée fouillé, Julia visita toutes les chambres en commençant par celle de Manuel, puis chez Julien, celles d’amis et enfin la sienne. Astrid était allongée sur son lit, une serviette mouillée sur le front, l’air quelque peu égaré.

— Si tu savais comme j’ai eu peur quand tu as disparu à l’intérieur. J’ai eu l’impression qu’il y avait quelqu’un de caché dans les broussailles.

Inutile d’ajouter son propre doute à celui de sa mère.

— Comment as-tu osé entrer ?

— J’ai cru qu’il y avait de grands rideaux gris, c’étaient les plus grandes toiles d’araignées jamais vues de ma vie. Et le remous de l’air a fait neiger une poussière épaisse. J’ai dû attendre un moment qu’elle cesse de tomber.

— Beaucoup de poussière ? Donc personne n’est jamais entré là-bas comme je le redoutais.

Il y avait des traces de pas cependant, et ceux qui hantaient les ateliers utilisaient une autre entrée donnant sur l’arrière.

— Tu as regardé où tu mettais les pieds… À cause des liquides… Des fûts rouillés qui suintent…

— Je n’ai rien vu de tel mais je pense qu’il y a des écoulements quelque part. D’abord à cause de l’air corrosif. J’avais des larmes aux yeux quand je me suis approchée de certains recoins. Il y avait aussi un bruit de gouttes tombant dans une flaque. J’ai pensé que ce n’était peut-être pas du chlore, ce qui m’a rassurée.

— J’étais mourante et Ginette s’en est rendu compte. Pour éviter ses questions, j’ai préféré venir chez toi, pour te surveiller de la fenêtre. Mais je me suis sentie mal, j’ai mouillé cette serviette et je me suis étendue sur ton lit.

— Je ne regrette pas ma visite, dit Julia. Je ne suis pas vraiment rassurée mais c’est moins catastrophique que ce que je craignais. Vous avez vendu du matériel ? Il n’y a pas grand-chose. J’ai visité trois des ateliers sur six mais j’ai été bloquée par un tas de décombres, une verrière et des machins ondulés tombés du toit.

— Des canalites.

— Faites de ciment et surtout d’amiante interdite aujourd’hui. Il faudrait tout décontaminer et je suis étonnée que les services municipaux ne nous aient jamais mis en demeure de le faire.

— Ne me dis rien de tel, gémit Astrid. Tu crois que je n’appréhende pas une telle catastrophe depuis toujours ?

— J’ai vu que dans l’atelier où je n’ai pas osé aller, il me faudrait mettre des bottes en caoutchouc pour passer ce tas de décombres avec pas mal de verre cassé, oui, j’ai aperçu comme un bâti en ciment, une construction qui dépasse le sol d’une vingtaine de centimètres, recouverte de grosses planches. Un peu comme des trappes car j’ai distingué des gonds, des verrous. J’ai vu aussi les bureaux, certains ont encore des vitrages martelés, c’était là que tu travaillais quand tu étais secrétaire ?

Astrid s’assit et ôta la serviette de son front :

— Si je le pouvais, je boirais bien un grand verre de cognac pour me calmer.

— Tu veux que j’aille t’en chercher ? Un sédatif ?

— Non, il vaut mieux que je m’abstienne. Les bureaux ? Oui, le mien était à côté de la réception. C’était un bonhomme qui était à l’accueil, le père Boutier, il était charmant, il préparait de grandes cafetières pour tout le monde, il n’y avait pas de distributeurs comme aujourd’hui et à moi il m’apportait une théière. Papa était un patron acceptable et tout le monde paraissait se plaire dans les ateliers.

Voyant sa fille sourire, elle soupira :

— Tu as raison, je me fais toujours des illusions, je voudrais que le monde entier, du moins notre entourage, nous soit toujours favorable. Mais j’étais heureuse, tu sais. Je n’aurais pas voulu faire autre chose à cette époque-là. J’étais la petite fille gâtée.

— Au sujet des machines… Les avez-vous vendues ?

— Elles doivent toutes se trouver dans la partie à laquelle tu n’as pas pu accéder. Un endroit où papa ne voulait pas que j’aille. Je restais donc dans les bureaux et la réception pour ne pas le contrarier. Je sais qu’on utilisait des tas de matières dangereuses pour le décapage des métaux et des pièces d’usine, surtout celles qui venaient de l’Arsenal. Un jour, je me souviens, des plongeurs archéologues nous ont apporté l’ancre d’un vaisseau du XVIIIe siècle coulé entre Toulon et Porquerolles. Un machin énorme, si tu avais vu ça, tout enrobé de calcaire, de coquillages et de rouille. Les ouvriers l’ont entièrement nettoyée, comme neuve et papa n’a pas voulu que les chercheurs payent le travail.

— Vous faisiez du décapage donc ?

— Oui. Quand les affaires ont mal tourné, on décapait des meubles pour les brocanteurs et les antiquaires, et même plus tard des meubles, des volets pour les particuliers. Du travail qui ne rapportait pas beaucoup. Et puis, il y a eu un accident épouvantable.

Elle reprit nerveusement la serviette mouillée pour la serrer dans ses mains. De l’eau s’en échappa.

— Un apprenti est tombé dans la cuve du décapant… Ce fut épouvantable. Peu après on a fermé les ateliers…

Julia avait trouvé dans le grenier des journaux de l’époque relatant l’horrible accident et découvert l’origine de la terreur que ces ateliers inspiraient à sa mère.

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