Chapitre 14

Elle fouilla sans trop y croire le vestiaire de Julien, un placard fourre-tout aux odeurs rances de sueur, de baskets, un entassement que visiblement Ginette n’explorait pas en profondeur. Elle fit la même chose dans la chambre de Manuel, aussi rangée et sobre que la cellule d’un carme déchaux, impressionnée par l’alignement au cordeau des tee-shirts, des chandails et des caleçons, poursuivit sa quête dans les armoires des chambres voisines, descendit ensuite examiner la garde-robe de sa mère qui débordait un peu partout, aussi bien au rez-de-chaussée qu’au premier, voire au grenier. Astrid entretenait une habitude ancienne, décidait de ce qui se portait selon les saisons, ce qui la rangeait à son insu du côté des adultes certifiés grand teint, pensait Julia, amusée. Sa mère n’aurait pas apprécié ce jugement, elle qui pensait être dans le mouvement des jeunes parce qu’elle portait un jean de collection avec des talons aiguilles.

Elle devait retourner dans les ateliers tant qu’il était encore temps. Elle n’osait se préciser ce qu’elle entendait par ce « tant qu’il était encore temps ». S’agissait-il de celui, si précieux, consacré à la recherche d’une piste quelconque laissée par Manuel, ou de celui plus suspect, impitoyable, qui démontrerait peu à peu que tout espoir était vain ?

Son frère plastronnait d’avoir sans s’énerver, sans insolence, tenu tête aux gendarmes, Astrid jubilait, tout de même un peu effarée, incrédule, d’avoir montré tant de force de caractère pour défendre son fils et Julia, quant à elle, se trouvait un air de trouble-fête quand elle se regardait dans un miroir. Seul Manuel, où qu’il fût, gardait son mystère…

Toujours cette odeur irritante pour les yeux dès l’entrée dans les ateliers. Julia avait mis des gouttes de collyre calmant, mais l’air rongeait ses prunelles comme il rongeait depuis des années les poutrelles de fer qui s’effeuillaient en écailles couleur d’automne. Les rideaux en toile d’araignée secouèrent un reste de poussière, un résidu des vingt dernières années. Elle salua les bureaux, en souvenir ému de la jeune fille frivole, qui, incapable de fournir un travail suivi, devait réjouir les employés avec ses robes légères, ses insouciances, ses rires, voire ses bourdes. Les clichés d’époque représentaient Astrid comme une star glamour et en mascotte du personnel lors des photos traditionnelles de groupe devant les ateliers Mounitier. On devait la pousser au premier rang pour qu’elle y rayonne de sa jeunesse et de sa beauté. Autour d’elle, ces visages parfois rudes, fatigués, paraissaient s’épanouir de tendresse bourrue. Son père, lui, se tenait de côté au bout du premier rang, présentant ses salariés comme il l’aurait fait de sa famille. Paternalisme d’époque oblige.

Julia affronta les gravats, tas faussement compact d’où montaient des fumerolles plâtreuses, sentit ses bottes s’enfoncer dans des matières indéfinissables d’où sourdait une chaleur suspecte. Elle hâta son escalade, dévala, se retrouva devant ce bâti en maçonnerie surélevé de quelques centimètres où se cachaient, selon l’aveu hésitant d’Astrid, sous de grandes trappes de bois épais, les cuves des différents décapants. Sa mère n’avait pu lui en définir la nature, n’ayant jamais été curieuse de l’activité des ateliers.

Chaque verrou était cadenassé mais les clés en étaient enfilées sur le cercle de son trousseau. Elle dut en essayer plusieurs avant de pouvoir dégager le verrou de la première, mais hésita à l’ouvrir. Elle frotta sa main sur son jean à cause du verrou imperceptiblement visqueux.

Était-elle vraiment seule dans ces ateliers qui lui paraissaient immenses avec leurs recoins de pénombre ? À la sortie du lycée, Julien lui avait dit qu’il rejoignait un groupe d’amis au Mourillon. Quels amis, lui qui, dans de fréquents caprices, ignorait, snobait garçons et filles ?

Astrid ne se serait jamais hasardée ici, elle faisait les boutiques mais plus sûrement rencontrait son amant chez lui, avenue Roosevelt. Lui avait-elle annoncé sa grossesse ? Était-il ravi, catastrophé, perplexe ? Julia ne pensait pas qu’Astrid attachât grande importance à cette liaison. Ce n’était ni la première ni certainement la dernière. Mais alors pourquoi n’avait-elle pris aucune précaution, paraissant au contraire satisfaite de son état ? Affichage naïf et roublard d’une étemelle jeunesse ? Se voyait-elle en jeune maman de quarante ans, pouponnant comme une gamine irresponsable ? Ou inconscient désir de combler le vide ouvert avec le cerveau détruit de Manuel, le vide prémonitoire de sa disparition ?

— Mais oui, je compte le nourrir au sein. Je ne me suis jamais posé la question et je m’étonne que tu le fasses. Je n’ai pas hésité un instant. Jamais rien d’autre que le lait maternel dans les débuts. D’abord ce ne serait pas équitable. Puisque vous en avez tous trois bénéficié, je ne vois pas pourquoi cet enfant en serait privé. Et puis c’est assommant ces biberons, ces dosages, ces tétines. C’est si simple d’ouvrir son corsage pour offrir son petit repas au bébé. Je n’ai pas une poitrine opulente en temps ordinaire, mais tu verras, une fois que le bébé sera là, elle le sera opulente, énorme. Comme elle l’était pour vous deux, si goulus. On aurait dit que Julien et toi faisiez une compétition ! Manuel a été moins vorace.

Sa mère rayonnait à cette perspective et il était facile de l’imaginer assise confortablement sur le canapé, regardant avec fierté son poupon au sein.

Julia avait failli lancer un « Tu crois que Julien appréciera ? » englobant tout à la fois cette annonce d’un nouveau-né et de l’allaitement choisi, mais avait renoncé. Trop équivoque, trop méchant. C’était à l’amant, le père potentiel, qu’il aurait fallu poser la question. Mais de celui-là l’opinion importerait peu. Il n’existerait plus, très vite.

— Ce sera un garçon mais la dernière échographie l’établira plus nettement…

Juste comme elle s’était enfin décidée à soulever la trappe, elle repéra ce qui avait l’apparence d’une rondelle ou d’un écrou plat tout au bout d’une des trois allées partant de chaque côté d’une travée centrale. Mais ce n’était ni l’une ni l’autre. Un tampon de feutre durci par le temps, la poussière, un joint peut-être ? Une pastille plutôt, blanchâtre, bombée. Elle l’essuya contre son tee-shirt, la gratta de l’ongle, l’effrita, pensant d’abord goûter la poussière obtenue du bout de la langue, ne pouvant s’y résoudre.

Elle finit par la fourrer dans sa poche, essaya de repérer la clé de cette autre trappe. À cause de ce truc tombé juste à côté, celle-là l’intéressait davantage. Impossible pour l’instant de définir autrement cette pastille, de lui donner son nom, refusant que ce fût ce qu’elle imaginait trop vite.

La trappe renversée, elle dut s’écarter des émanations, plus irritantes que jamais. Une seule goutte d’eau là-dedans et une écume effervescente aurait bouillonné au-dehors, débordé, envahissant toute la surface de l’atelier en avalant tous les obstacles, l’obligeant à s’enfuir. Comme dans un film de SF, elle se voyait en train de courir en hurlant tandis que la mousse bien vivante et mortelle gagnait sur elle.

— On se calme ! Le danger c’est l’eau dans l’acide ou l’acide dans l’eau ? Je ne sais plus. La chimie et moi… Est-ce que vraiment ça peut ronger jusqu’au bout ? Peut-être une mouche invertébrée mais… un animal ! Essayons d’être indifférente. Un chien par exemple. Des années durant… C’est possible. Un être plus important ?…

Elle colla un kleenex sous ses narines, essaya de se pencher mais la masse noire, huileuse, luisait en reflets sinistres d’eau profonde d’abîme. Elle se sentait instable ainsi à genoux. Prise de vertige, elle oscillait.

Elle savait ce qu’il aurait fallu. Une épuisette ! Celle avec laquelle, enfants, Julien et elle fouettaient l’air sans jamais attraper un seul papillon. Celle plus grande du papé Mounitier, pêcheur à ses moments perdus à bord d’un pointu au moteur cafouilleux ? La poche du filet était-elle en coton ou en nylon ? Important car le nylon pourrait affronter le liquide un temps, avant de se dissoudre. Bon, mais elle ne se voyait pas en train de récupérer l’épuisette qui lui avait toujours paru surdimensionnée, de la descendre du grenier, de traverser la maison, le jardin, le chemin privé en la portant sur l’épaule. Et elle ne se voyait pas non plus drainant le contenu de cette cuve. Au risque de recueillir l’horreur.

Le soir même, elle sut que la pastille en était un. Décoloré, dur comme un caillou, mais sucré. Un Smarties. Au bord de l’une des cuves remplies d’acide chlorhydrique ou d’un autre liquide tout aussi dangereux. Oublié ? Pire ! Zoup, avant le plongeon, n’avait même pas eu la consolation de le laper.

Peut-être qu’un des employés de jadis aimait aussi les Smarties et en avait fait tomber un ?

Загрузка...