Chapitre 13

Le film était flou, son défilé malmené par cette foule s’écoulant d’un autre train, alors que les voyageurs pour Toulon étaient rares. La caméra de surveillance s’intéressait surtout à ces supporters envahissant le quai, les voies, mais tout de même des flashes accrochaient la scène qui intéressait les gendarmes.

— Nous avons, durant moins d’une seconde, un personnage, de sexe indéterminé, coiffé d’un bonnet, sans possibilité de voir s’il porte une parka d’hiver. Nous ferons un arrêt sur image. Même si vous n’avez aucune certitude, nous agrandirons, expliqua l’un des gendarmes présents.

Astrid serrait fortement la main de Julia d’un côté, celle de Julien de l’autre. Une fois cette image douteuse fixée, il abandonna la main de sa mère et reposa la sienne sur son genou gauche. Ce fut ce que remarqua sa soeur du coin de l’oeil, à cause de cette tache blanche sur le bleu fané du jean.

— Nous vous laissons le temps d’examiner cette personne, qui, malheureusement, tourne le dos. Du fait de l’absence de couleur, ce bonnet apparaît gris. S’il était rouge, on le verrait noir. Donc il est d’une autre couleur.

Astrid se pencha à cause de sa myopie, qu’elle niait. Julia se surprit à regarder avec méfiance ce bonnet juché sur la tête d’un — ou d’une — inconnu. Pourquoi manquait-elle à ce point de l’objectivité indispensable dans un examen aussi crucial ? Elle agissait comme si déjà sa conviction était établie, ce qui n’était pas le cas.

— Nous vous laissons un instant, vous pouvez vous approcher de l’écran, discuter entre vous, dit un des trois gendarmes.

Ils sortirent. Julien se leva et mit un doigt sur ses lèvres, eut de la main un geste qui englobait la petite pièce.

— Tu crois ? murmura sa mère, les yeux ronds.

Il inclina la tête. Agacée, Julia passa outre, déclara qu’à son avis ce n’était pas Manuel.

— Il ne me semble pas aussi grand et garde la tête haute.

Sa mère lui désigna son frère pour lui rappeler sa mise en garde et Julia finit par se pencher vers elle.

— Il est complètement parano et te communique sa méfiance, qui est absurde, chuchota-t-elle, se rendant compte qu’elle-même était atteinte de la même méfiance sur l’attitude des gendarmes puisqu’elle évitait de bouger ses lèvres.

— Tu crois qu’ils s’imaginent que… nous aurions pu…

— Alors, cria presque Julien, voulant duper les gendarmes, votre avis ? Moi, je crois que c’est lui. J’étais dans le wagon quand le film a balayé ce quai et ces bandes de supporters braillards, et les vigiles manipulaient directement la caméra pour ne pas perdre de vue un seul instant ces types-là.

— Tu l’aurais laissé sur le quai ? s’étonna Astrid. Ce n’était pas très prudent. Vraiment pas.

— Tout se passait bien d’habitude, je n’avais aucune raison particulière d’être plus vigilant ce jour-là que les autres.

— Il faisait quand même nuit et sa nervosité t’inquiétait.

— Manuel traînait, son sac serré sur sa poitrine, évitant les bousculades, les contacts, les heurts. Il ne supportait pas qu’on le touche, même par hasard.

Conscient qu’ils ne jouaient plus un dialogue de circonstance mais se laissaient véritablement aller à leurs impressions, il plaça à nouveau son doigt sur sa bouche.

— Le bonnet découvre trop la nuque de l’inconnu, paraît plus enfoncé à gauche que sur l’arrière de sa tête. Je ne reconnais pas les cheveux de Manuel.

C’était Astrid qui lui coupait les cheveux, parfois Julia.

— Avez-vous une opinion commune ou êtes-vous partagés ? demanda l’un des trois gendarmes qui rentraient dans la salle.

— Il se pourrait que ce soit lui allant rejoindre son frère. C’est ce qui a dû se passer, dit Astrid.

— Nous voudrions nous entretenir avec votre fils quelques instants. Vous pouvez attendre ici.

— Mais pourquoi lui ? protesta leur mère.

Julien, souriant comme toujours, se dirigeait vers la porte.

— C’est normal puisque nous étions ensemble à Marseille. Si je n’avais pas décidé qu’il était imprudent d’aller au stade Vélodrome ce soir-là, Manuel n’aurait pas disparu. Pour moi il est descendu à Bandol pour reprendre un train pour Marseille. Avec l’idée fixe de voir le match. Je ne sais pas s’il y est parvenu.

— Il y a la petite voiture, trouvée comme par hasard dans un fourré par un garçonnet de Bandol, dit un des gendarmes, sceptique.

— J’avais sur moi les billets de train et du stade, continuait Julien sans relever l’interruption.

Il suivit les gendarmes et Astrid se laissa choir sur son siège.

— Toi qui le traitais de parano ! fit-elle à voix basse. Ce sont bien des flics va, ils soupçonnent tout le monde, incapables de résoudre une disparition avec du simple bon sens, de se mettre à la place d’un garçon privé de raisonnement et de suivre son cheminement. Non, d’abord le soupçon !

— Calme-toi, maman. Julien s’en sortira très bien.

— Pourquoi ce ton sarcastique, je ne comprends pas votre comportement ces derniers temps. Cette mésentente inexplicable.

— Ce bonnet, c’est toi qui l’avais acheté. Tu en avais tricoté un que Manuel a perdu. Tu as alors cru qu’il ne lui plaisait pas. Je sais que tu l’as choisi avec soin, nous étions ensemble et tu craignais que celui-là ne lui convienne pas non plus.

Astrid regarda l’image de cet inconnu fixée sur l’écran.

— C’est bien son bonnet, décida-t-elle, et nous allons rentrer tous ensemble à la maison boire une bonne tasse de thé.

Un gendarme vint leur dire qu’ils raccompagneraient Julien et elle réagit avec une fermeté inattendue.

— Je ne pars d’ici qu’avec mon fils. Nous sommes assez dans le malheur sans que vous ne nous compliquiez la vie. Recherchez-vous vraiment les disparus dans le seul intérêt des familles ?

Plus tard, dans la Twingo, elle rayonnait, apostrophait Julia :

— Tu as vu, quand je veux… Si je t’avais écoutée nous serions parties en le laissant avec ces flics.

— Comme ça tu les aurais laissés me cuisiner encore longtemps ? lança Julien, comme si l’attitude de sa jumelle l’amusait plus qu’elle ne le chagrinait.

— Je n’ai rien dit de tel. Au contraire, j’ai expliqué à maman que si le bonnet était bien celui de Manuel, c’était la preuve qu’il t’accompagnait dans le train du retour. Mais ce qui m’intrigue, c’est qu’il ait pris la décision de revenir au stade en cours de route, alors que sur le quai de Marseille il aurait pu filer, se glisser dans les groupes de ces supporters excités.

En même temps elle jugeait la vitesse de la voiture excessive, Astrid, oubliant toute prudence, et Julien, assis à ses côtés, ne paraissant pas s’en soucier.

En arrivant chez eux, ils aperçurent M. Labartin qui s’éloignait, tiré par son basset.

— Ce chien ressemble à une crotte phénoménale, dit Julien. Si j’étais grossier je dirais même plus.

— C’est le seul compagnon de cet homme défiguré qui fait fuir tout le monde, ne put s’empêcher de plaider Julia. Il est horriblement seul.

Загрузка...