La pizza se desséchait dans son carton, dont Astrid avait détaché le couvercle. Ils en avaient laissé plus de la moitié.
— Je vais téléphoner à Ginette, répétait-elle pour la troisième fois. Je ne me sens pas capable d’attendre jusqu’à demain huit heures pour savoir si elle nous quitte ou si elle continue.
— Je le fais, décida Julia, tu as son numéro ?
— Non, attends, c’est peut-être trop brutal. Attends ce soir.
— Si elle nous quitte, comment ferons-nous avec le bébé ?
Elle fixait tranquillement son frère qui tailladait sa part intacte de Margarita avec un couteau très pointu. Il tourna la tête vers Astrid, et non vers elle.
— Quel bébé ?
— Le mien, qui naîtra… fin octobre, murmura Astrid, confuse.
La main bronzée se crispa sur le manche du couteau et celui-ci se tendit, très brièvement, en direction d’Astrid avant de retomber sur la table de la cuisine.
— Est-ce un jour à blagues ? demanda Julien avec un sourire éteint.
— Je ne plaisante pas, répondit Astrid, livide.
Julia aurait parié que jamais elle n’aurait osé révéler sa grossesse à Julien, attendant que sa fille le fasse. Pudeur ? Prudence ?
— Mais papa…
— Je suis divorcée, majeure, cria Astrid se libérant, même maladroitement, de ses blocages. J’accoucherai d’un petit garçon fin octobre. Je vous concède le soin de choisir vous-mêmes le prénom, mais en cas de litige je trancherai. Voilà.
Julien se leva, sortit. Son scooter hurla plus que d’habitude lorsqu’il franchit la grille.
— Ce qu’il y a de bien avec la pizza dans son carton, c’est l’absence de vaisselle, dit Astrid. Je vais me reposer un peu.
Lorsqu’elle eut nettoyé les couteaux, tous dentelés et pointus, Julia les rangea sans crainte. L’art subtil de se débarrasser des êtres encombrants méprisait les armes conventionnelles.
L’absence de Julien ne dépassa pas les huit heures du soir et il rejoignit sa mère et sa jumelle dans le salon.
— J’ai mangé au McDo, précisa-t-il, devançant l’inquiétude maternelle rituelle.
— Veinard, dit Astrid, nous avons avalé un potage verdâtre répugnant sorti d’un sachet.
Julia avait décidé que c’était maintenant ou jamais qu’elle établirait les nouvelles conditions de leur vie commune.
— Si Ginette ne revient pas, ce sera la quatrième disparition en quelques années d’un être faisant partie de notre cadre familier. Le premier, Arthur Herkinson, notre père, a choisi de retourner dans sa chère Amérique…
— En aurais-tu souffert ? s’étonna Astrid.
— Je ne sais pas. Par contre, j’ai cru longtemps que je ne me consolerais jamais de la disparition de Zoup, mais je ne pouvais prévoir combien nous serions autrement malheureux, angoissés, avec la disparition de Manuel. Peut-être que l’un de nous sait ou suppose quelque chose mais refuse d’en parler, ou n’ose pas.
Sa mère secoua la tête, regarda ses jumeaux avec appréhension, comprit qu’elle ne devait pas s’attarder ce soir-là avec eux. Elle dit qu’elle allait se coucher, qu’elle avait eu sa part d’émotions pour la journée.
— J’irai voir si tu as besoin de quelque chose tout à l’heure. Repose-toi au mieux en t’écartelant, bras et jambes étirés sur toute la largeur du lit.
Ils se levèrent pour l’embrasser. Elle sortit et Julia se rassit. Julien hésitait, regardant la porte.
— Non, dit sa soeur, j’ai quelque chose à te montrer.
Il baissa vers elle un regard condescendant :
— Fous-moi la paix.
— Ceci, cette chose blanchâtre n’est autre qu’un Smarties retrouvé dans les ateliers, près d’une des cuves de décapant, certainement un acide. Ça ne signifierait rien s’il n’y avait déjà eu ce jeu pour satisfaire la vitalité de Zoup. Zoup nous réjouissait tant qu’il n’était pas amputé et dès lors, attendrissant, il a été recueilli comme un bébé chéri par maman dans son lit, chaque nuit, occupant une place exclusive. Malgré sa patte absente, Zoup restait très joueur. On a essayé le coup des Smarties à l’intérieur de la maison, mais lui, ce qu’il voulait, c’était le jardin et le plus d’espace possible. C’est au cours d’un dernier jeu organisé à l’insu de certains d’entre nous qu’il a disparu.
— Tu délires, ma pauvre fille. J’en ai assez entendu ce soir.
— Il est fort possible que ce même type de jeu ait servi pour diriger Manuel vers les cuves des ateliers, où l’on retrouvera peut-être une miniature de 2 CV griffée. Sais-tu que le récépissé des gendarmes ne fait mention que de seize miniatures griffées emportées pour analyse ? Plus la grosse. Qu’est devenue la dix-septième, crois-tu ? Qui peut-être porte des empreintes accusatrices ? On reliera les deux jeux, celui des Smarties, celui des miniatures, la fausse piste avec cette miniature retrouvée par le gosse de Bandol, alors que Manuel n’a jamais pris ce train, les allers et retours à Marseille, toute cette machination qui ne peut être née que dans un esprit pervers, relevant plus de l’hôpital psychiatrique que de la prison.
J’oubliais l’autre tentative pour faire accuser Manuel d’être un pyromane et le faire interner !
Il allait sortir, rejoindre Astrid, lorsqu’il réalisa le sens de ce que disait sa soeur d’une voix rauque, pleine de sanglots.
— Alors on videra les cuves pour analyser leur contenu. Il est possible que l’acide n’ait pu terminer son horrible besogne.
Elle pleurait doucement.
— Voilà ce que je voulais te dire. Alors, nous allons attendre tous les trois avec beaucoup d’impatience et de bonheur notre dernier petit frère et l’entourer de toute notre affection, pour qu’il grandisse comme dans un cocon d’amour. C’est à ce prix que j’oublierai cette miniature que j’ai déposée en un endroit que seule une fouille approfondie des policiers avec leur matériel perfectionné repérerait Ils se poseraient alors la question : que fait-elle là, non loin de ces cuves dangereuses ? Bien sûr, j’ai truqué cet horrible jeu avec cette miniature, mais c’est bien ainsi qu’il s’est déroulé. Notre cher Manuel a ramassé une à une ses dix-sept petites voitures, comme dans un jeu de piste, les a emportées dans sa mort. Comme Zoup lapant ses Smarties. Sauf un…
Les lèvres de son frère articulèrent silencieusement un qualificatif ordurier bien précis qui la laissa indifférente.
— Mieux vaut dès ce soir reprendre l’habitude de dormir dans ta chambre. Maman a besoin de toute la largeur de son lit pour se reposer le temps de sa grossesse, et plus tard pour y installer le bébé dans son couffin afin de surveiller son sommeil. Les premiers temps, il tétera certainement la nuit et il lui sera ainsi plus facile de le prendre pour lui donner le sein. Elle le regarda marcher vers la porte, soupira :
— Nous devrons veiller, toi et moi, pour éviter que cet enfant ne disparaisse à son tour. Nous ne serons pas trop de deux pour cela…