À dix heures du matin elle avait déjà effectué un aller-retour complet, quittait à nouveau Toulon à bord d’un TER qui lui aussi marquerait un arrêt à Bandol. Et une fois de plus elle se pencherait à la portière, regarderait le quai en amont et en aval avant que le convoi ne reparte. Le contrôleur la rejoignit, quelque peu perplexe.
— J’ai bien poinçonné votre billet très tôt ce matin, ou alors c’était une personne qui vous ressemblait ?
Elle lui dit qui elle était, essaya d’expliquer les raisons exactes de ces tentatives de recherche qui pouvaient apparaître stériles et désordonnées aux yeux des non-concemés. Mais face à son désarroi cet homme l’écouta avec sympathie.
— Tout à l’heure, à Marseille, je marque mon temps de repos, je devais aller faire une course, mais tant pis. Si vous le voulez, vous m’accompagnerez jusqu’à la salle qui est réservée aux contrôleurs justement Peut-être y aura-t-il un collègue qui se souviendra de cette fameuse nuit où votre frère est descendu à Bandol et a disparu. Je ne vous garantis rien mais, vous savez, dans ce métier il nous faut avoir l’oeil, et le bon.
Tous les présents dans la salle se souvenaient bien de cette étrange disparition puisque la plupart avaient été interrogés par les gendarmes, mais aucun n’était de service ce vendredi soir du match OM contre PSG. Soit ils le regardaient à la télévision ici ou chez eux, soit ils travaillaient à bord d’autres trains.
— Je crois que c’était Marino de service ce soir-là. Lui, grand supporter de Marseille, il était dans tous ses états de ne pouvoir être ni au stade Vélodrome ni devant sa télé !
— Est-ce possible de le rencontrer ? Où que ce soit.
Ils consultèrent la feuille de service.
— Dans trois jours sur le TER de 7 h 51.
— Je prendrai ce TER, dit-elle en les remerciant.
Mais en arrivant à Toulon, en haut de l’escalier mécanique, un homme d’une quarantaine d’années, en short et tee-shirt, s’approcha d’elle :
— Mademoiselle Herkinson ? Je suis le contrôleur en question, Marino, les collègues m’ont appelé chez moi pour me dire que vous auriez besoin de me parler… J’étais de service dans le TER où se trouvait votre frère. À plusieurs reprises, les gendarmes sont venus me trouver.
Elle rectifia :
— Mes deux frères voyageaient ensemble, mon jumeau, Julien, et mon aîné, Manuel.
— Je me souviens seulement d’avoir vu votre jumeau ce soir-là à cause de la ressemblance. L’aîné, Manuel, je l’ai vu d’autres fois, toujours les jours de match à Marseille en effet. Je ne veux pas être désobligeant mais on ne pouvait l’ignorer. Il portait cette sorte de parka noire et un bonnet gris.
— Il ne quitte pratiquement jamais le bonnet qui dissimule sa cicatrice à la tête, à cause des cheveux qui ne repoussent plus. Il déteste cette bande de son crâne plus claire qui part de la nuque et atteint le front.
— Je ne devrais peut-être pas vous dire ça, mais je suis de plus en plus persuadé que ce garçon…
— Manuel ?
— Celui qui a disparu n’était pas dans mon train. Je ne peux pas le prouver mais c’est mon sentiment. Dans ce métier, on est toujours vigilant et on peut avoir des intuitions. Par exemple, je flaire souvent celui ou ceux qui vont me poser des problèmes, me créer des ennuis. Lorsque j’ai pris mon service, j’ai vu votre jumeau sur le quai qui regardait autour de lui avant de monter.
— L’aviez-vous remarqué à l’aller ?
— Non, je n’étais pas de service dans ce TER-là et en fait pour le trajet Marseille-Toulon je remplaçais un copain. Pour moi le garçon… Manuel… s’est perdu, soit dans la gare Saint-Charles, soit sur le trajet du stade et votre jumeau s’est affolé, n’a pas osé aller trouver la police, a imaginé cette histoire de Bandol. Justement dans cette station j’ai des amis et tous pensent qu’à cette heure-là un garçon décrit comme handicapé mental, avec une parka d’hiver et un bonnet — je m’excuse à l’avance de vous chagriner, mais les journaux l’ont assez répété qu’il s’agissait d’un garçon handicapé mental — ne pouvait vraiment passer inaperçu. J’ai lu qu’il marchait comme un automate en baissant la tête.
— Oui, c’est bien ainsi qu’il se déplaçait, murmura-t-elle.
Manuel perdu dans Marseille, affolement de Julien ? Son jumeau était-il sujet à des paniques ? Julien qui souriait constamment, non, qui réussissait à plaquer sur son beau visage un sourire permanent. Au lycée, certains professeurs ou pions ne pouvaient supporter ce qu’ils considéraient comme un défi.
— Merci de vous êtes dérangé… Vous êtes vraiment gentil… Je vais retourner à Marseille à tout hasard. Je voulais vous dire que si vous avez vu sur son siège vide le sac en toile écrue que mon frère aîné ne lâchait jamais, c’est bien la preuve qu’il était dans votre train ?
Jamais Manuel ne le confiait à personne, ni à elle ni à Julien, seulement, dans certaines circonstances, à leur mère.
— Essayez le commissariat de la gare. Sait-on jamais ? Parfois il y a des retards dans la transmission des constatations. Demandez à voir les rapports écrits autour de cette date. Je crois aussi qu’ils doivent avoir une main courante pour les petits incidents sans gravité. Dites que c’est Marino qui vous a conseillé de venir, ils me connaissent bien.
Le soir, elle rentra épuisée. Après avoir passé une heure au commissariat de Saint-Charles sans résultat, tous les renseignements ayant été transmis à la brigade de recherche dans l’intérêt des familles, elle avait refait un aller-retour supplémentaire, ne pouvant se résigner à abandonner cet espace protégé et mobile que son frère avait quitté sans raison à l’occasion d’un arrêt. Son « sans raison » était malheureusement explicite. Elle avait questionné quelques personnes qui paraissaient être des usagers habituels. Mais nul n’avait pu fournir le moindre renseignement. Au moment où le train stoppa à Bandol, elle pensait au petit garçon singulier, Serge, qui aménageait un asile, c’était son mot, pour se réfugier et méditer. Il lui avait dit qu’il aimerait la revoir et elle ne l’avait pas oublié. Un jour elle le rencontrerait à nouveau…
Astrid et Julien, emmêlés comme des amoureux sur le canapé, regardaient la télévision en mangeant des manchons de poulet à la mexicaine et en buvant du Coca-Cola.
— C’est plein de caféine, je sais, dit Astrid, interceptant le regard de sa fille, mais de temps en temps c’est excellent pour ce que j’ai.
— Qu’as-tu ? s’alarma Julien en se redressant d’inquiétude.
— Je suis une grosse feignasse qui a besoin d’un coup de fouet mon grand, se délecta Astrid en répétant feignasse.
Rassuré, Julien adressa un sourire à sa soeur :
— Tu as récolté quelque chose ?
Cette façon de dire était non seulement incongrue mais comme jaillie d’un coeur froid. Il secoua la tête :
— Je suis odieux. Parce que je suis impatient de savoir.
Un petit garçon à sa maman, un petit garçon qui n’aimait pas que leur père partage la vie de leur mère, partage son lit, l’accapare en quelque sorte et le lèse en blessures intimes répétées. Un petit garçon qui souffrait également de voir un chien amputé d’une patte le spolier de sa place dans le lit maternel.
— J’ai passé plus d’une heure au commissariat de Saint-Charles, sur recommandation de M. Marino, le contrôleur qui a poinçonné tes deux billets ce soir-là dans le train de votre retour à Toulon.
— Manuel est descendu à Bandol, fit Julien, toujours souriant mais la voix fêlée. Pourquoi rencontrer les flics de Marseille ?
— Il aurait pu reprendre un train dans l’autre sens ? demanda Astrid.
Personne ne s’était soucié de baisser le son et de mettre un bémol à la prestation exagérément enthousiaste de Patrick Sébastien. Julia retira la télécommande de la main de son frère qui se l’appropriait constamment et la brandissait de façon suspecte. Sceptre ou symbole macho ? Non seulement elle coupa le son mais elle fit disparaître l’image.
— Toute la journée dans les trains, murmura Astrid, et toujours pas le moindre petit indice. C’est décourageant. Comme tu dois être lasse et déçue !
Sa mère paraissait renoncer, elle, comme toujours, quand trop de soucis, de drames complotaient contre sa nature indolente. Julia soudain eut conscience de sa propre sévérité surtout après les confidences d’Astrid. Désormais leur mère se consacrait toute à son état. Ne disait-on pas qu’une hormone apportait alors aux femmes une certaine euphorie ? Julia aurait aimé s’asseoir à côté d’elle, la prendre par le cou tendrement, la cajoler, mais Julien s’arrangeait pour occuper toute la place disponible, avide de câlins en continu.
— Tu n’as rien mangé de la journée ? s’inquiéta Astrid.
— Si, un sandwich sur le pouce.
— Tu as manqué un festin, celui cuisiné par Ginette, une ratatouille qui emportait la bouche, avec du beau lard gras, fit son jumeau avec une grimace écoeurée. Tout ça est parti poubelle restante.
— Non j’en ai mangé, déclara Astrid, et elle était savoureuse. Je peux dire que je me suis empiffrée.
— Et voilà, ricana Julien. La tambouille Ginette a marqué un point, demain ce sera la bérézina de nos habitudes américaines, comme le dit notre employée maison.
Le genre de conversation qu’elle supportait mal. Julien ne la faisait plus rire et il le constata soudain, la regarda en coin comme si elle venait de lui infliger une rebuffade.
— Je vais prendre un bain. Je ne redescendrai pas ce soir, à demain, dit-elle avec colère.
Elle réussit quand même à embrasser sa mère, écartant son frère du coude.
— Hé, fit son jumeau, je n’y ai pas droit ?
— Tu commences à piquer, dit-elle méchamment, satisfaite que, horrifié, il passe une main sur sa joue.
— Elle plaisante, intervint charitablement Astrid.
Souriant mais furieux, il se retrouva debout devant sa soeur :
— C’est vrai que tu es allée fouiller dans les ateliers au risque de ne plus en ressortir ? Tu ne devrais pas commettre de telles imprudences, sais-tu ?
— Tu n’y es jamais allé ? Je croyais, rétorqua-t-elle.
Il resta une seconde interloqué, dit qu’il allait chercher une autre canette de Coca-Cola.
— Pour un lavage de cerveau façon télé, lança-t-il à la porte.
— Arrêtez, protesta Astrid, vous me fatiguez, on dirait chien et chat. Vous ne vous taquiniez jamais de la sorte jadis…
Julia prolongea son bain en faisant recouler l’eau chaude, essaya de décrisper ses muscles mais cette contraction avait une source profonde qu’elle ne pouvait tarir pour l’instant.
Elle s’endormit très vite, se réveilla vers une heure du matin, constata que ses volets étaient restés entrouverts, se leva pour les fermer en hâte comme si quelqu’un s’apprêtait à pénétrer chez elle. Il lui sembla voir un éclair dans les ateliers, certainement le reflet d’un phare de voiture sur les derniers vitrages.
En admettant, pensa-t-elle, en admettant le pire, l’inimaginable, que seraient devenus la parka et le bonnet ? Manuel les avait-il sur lui quand…