Chapitre 11

Elle rentra du lycée vers trois heures, ne vit pas la Twingo, dut user de sa clé, alla boire dans la cuisine quand le téléphone sonna. Elle emporta son verre jusqu’au hall, décrocha et lorsqu’elle reconnut la voix écarta vivement le combiné, de crainte qu’il ne frôle son oreille et sa joue.

— Je viens de vous voir passer en scooter et justement j’avais quelque chose à vous dire.

— Avons-nous l’un et l’autre envie de papoter ?

— Ah, l’ironie grande classe, hein ? Je réfléchis depuis notre rencontre. Je crois que l’on a voulu impliquer votre frère aîné, Manuel, dans cette explosion de gaz qui m’a défiguré pour la vie. Non, écoutez-moi jusqu’au bout… Cet attentat…

Attentat ! Allait-il ensuite parler de terroristes ?

— Enfin, ce crime a été minutieusement préparé pour laisser croire que le coupable n’était autre que ce pauvre garçon. Tout ça, la petite voiture exposée sur l’agglo en plein dans mon jardin, l’obstination de votre frère à vouloir la récupérer… Il a réussi à rentrer seul, je vous assure. Par la suite, c’est vrai que j’ai laissé le portillon ouvert, mais la première fois il a su manoeuvrer le loquet.

Au fur et à mesure qu’il parlait, un peu haletant, peut-être simplement asthmatique, elle découvrait qu’elle se répétait la même chose depuis qu’elle avait affronté Labartin.

— On voulait me faire sauter, laisser planer un doute sur Manuel.

Même si elle le rejoignait dans son hypothèse, elle n’acceptait pas qu’il use aussi familièrement du prénom de son frère.

— Et peut-être a-t-on en même temps voulu le culpabiliser, d’où sa disparition. Il a choisi de fuir, de se cacher.

— Il aurait attendu des mois pour réaliser la gravité de cet acte, à condition encore qu’il en fût capable ?

— Lorsqu’il m’a vu avec la gueule de monstre qui est désormais la mienne, il a dû avoir un choc.

— Manuel ne prête aucune attention au physique des gens. Il ne fixe jamais, baisse la plupart du temps les yeux et moi-même je n’arrive presque jamais à accrocher son regard.

— Ce n’est pas lui le coupable et je sais qui a voulu me tuer.

— Vous n’avez pas que des amis, monsieur Labartin. Vous agressez les femmes avec vos invites scandaleuses.

— Ce serait une dame qui aurait voulu me faire sauter parce que je voulais lui rendre la pareille, ne put s’empêcher de ricaner Labartin.

— Si vous persistez dans le grivois, je raccroche.

— Vous pensiez à un mari mécontent, un amant, un copain ?

— Peut-être bien.

— Ou quelqu’un d’autre, par exemple un fils à sa maman, un petit con qui voudrait encore être le petit bébé cajolé ? Et qui m’a pris pour le vilain suborneur qui pouvait très bien lui voler sa place ?

Elle raccrocha violemment, le regretta aussitôt. Ce sale bonhomme avait le don de farfouiller en elle avec ses propos accusateurs, d’éveiller ces interrogations répugnantes qu’elle avait repoussées à plusieurs reprises, désespérée.

La sonnerie reprit et ne cesserait pas. Elle aurait dû laisser décroché, au risque d’inquiéter Astrid qui appelait sans cesse depuis son portable quand elle vagabondait au-dehors.

— Monsieur Labartin, vous me harcelez et je peux déposer une plainte.

— Vous me menacez sans cesse de la police, mais si je rédigeais mes propres réflexions sur cette affaire et que je les envoie au procureur de la République ?

— Eh bien, faites donc et fichez-moi la paix !

— Attendez…

Elle regardait son verre de jus de pamplemousse sur la tablette du téléphone, en trouvait soudain la couleur écoeurante.

— Mon ennemi, mon ennemi mortel, je n’hésite pas à le baptiser ainsi, se débarrassait de moi et surtout aussi de votre frère. Il y a des gens qui font le vide autour d’eux pour posséder un bien, voire l’affection d’un être humain. Il y a des femmes possessives, des mères possessives, mais aussi des hommes capables d’éliminer tous leurs rivaux éventuels, que ce soit en affaires ou en amour. Dans le quartier on évoque encore ce jeune garçon, il n’avait pas dix ans à l’époque, qui détestait que son père partage la vie de sa mère, son lit, et qui aurait manoeuvré pour faire divorcer ses parents et profiter pleinement de l’affection de sa mère. En chuchotant à l’un comme à l’autre des histoires d’adultère par exemple.

Elle porta la main à sa bouche mais n’eut qu’un hoquet avec relent du repas de la cafétéria.

— Vous n’avez jamais entendu parler de cette histoire, mademoiselle Herkinson ?

Elle déglutit, réussit à lancer d’une voix rauque :

— Oh, des histoires il en court quelques-unes. Il y a aussi celle de ce voisin surpris par la police, il y a déjà pas mal de temps, dans le petit jardin de la ville, proche d’un hôpital, où se retrouveraient, à la nuit tombée, des hommes en quête d’aventures avec d’autres hommes ?

Aussitôt elle se détesta d’avoir ramassé dans la fange cette rumeur fétide.

— Justement, murmura Labartin, justement. Ne cherchait-on pas à me faire commettre quelque imprudence avec cette mascarade de modèle réduit placé dans mon jardin ?

Cette fois elle raccrocha, s’enfuit à l’autre bout de la maison, sortit dans le jardin, se cassa en deux mais ne put vomir. Il lui semblait entendre le téléphone sonner interminablement. Elle réalisa que le son était dans son oreille droite comme une rémanence insidieuse.

— Une bave écoeurante, murmura-t-elle, voilà ce que cet individu a laissé couler avec ses sous-entendus.

Elle s’assit sur le vieux banc en fonte récupéré chez un brocanteur par son grand-père. Elle y avait passé des instants réconfortants quand le vieil homme vivait encore. Une déception, une gronderie, un chagrin la faisaient accourir le temps d’un câlin pour repartir comme neuve, lavée de tous ses tracas. Et la vieille magie trouva encore quelque force pour la calmer, dissiper sa nausée, la rendre lucide, peut-être clairvoyante.

Lorsque les talons hauts de sa mère malmenèrent le gravier en même temps que ses pieds, Julia la regarda bouche bée.

— Que veux-tu, j’ai trouvé comme un désordre dans l’atmosphère de la maison et pas seulement à cause d’un téléphone mal raccroché, d’un jus de pamplemousse oublié ou de portes grandes ouvertes. Et j’ai eu l’image de mon père consolant une petite fille en pleurs sur ce même banc.

Elle s’assit, prit la main de Julia dans les siennes :

— C’était la police, au sujet de Manuel ? Ils l’ont retrouvé… mort ?

— Non. Labartin.

— Bah, il ne mérite aucun chagrin, aucune détresse.

— Il injecte son venin tout de même.

— Juste des propos graveleux.

— Non, des sous-entendus accusateurs. Il rappelle de vieilles et sales rumeurs, usant de paraboles en quelque sorte et c’est encore plus efficace. Oui, d’une efficacité effroyable.

— Hypocrite aussi, comme un sermon qui d’emblée n’ose pas trop accabler les pécheurs, pour mieux ensuite les foudroyer. Si on allait se faire du thé ? J’ai rapporté des douceurs pour l’accompagner. Paraît-il que je dois manger plus que je ne le fais ! Pourtant je me trouve dodue en certains endroits.

— Moelleuse plutôt, murmura Julia.

— Peut-être vais-je accepter la cuisine de Ginette et ne plus la fourrer dans ces sacs plastiques que nous dispersons dans d’autres poubelles que la nôtre, pour qu’elle ne se doute de rien. Sommes-nous assez soucieux de ne pas la blesser pour nous imposer cette corvée quotidienne, crois-tu ?

— Qui t’a conseillé de manger plus ?

Astrid la tirait par la main, l’obligeait à quitter ce banc dont la fonte écaillée paraissait diffuser une douce tiédeur. Le jardin, dans son fouillis de manque d’entretien, la retenait, promettait la sérénité alors que dans la maison persisteraient des échos écoeurants.

— Je vais te le dire, mais garde ça pour toi seule. Ça ne regarde que nous deux. Ni Julien ni Ginette ne doivent le savoir pour l’instant. Je sors de ma deuxième visite à la maternité Bienvenue.

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