Chapitre 15

Une fois de plus, les mains protégées par des gants de ménage en latex, elle recompta les modèles réduits de 2 CV sur la cheminée de la chambre de Manuel. Elle les examina tous, les retourna et resta perplexe. Furieuse aussi de ne pas avoir mémorisé leur apparence lors de son dernier examen. La plupart portaient-ils déjà ce signe imperceptible gravé par son aîné, en forme d’un 1 à l’envers ? Une griffe discrète, paraissant ancienne.

Cette collection n’existait que depuis que Manuel était revenu de son établissement spécialisé. Là-bas, il n’emportait que son sac en toile écrue contenant dix-sept miniatures. C’est par la suite que les uns et les autres, sa mère et les jumeaux, quelques amis, quelques anciens camarades apprenant son « hobby », avaient commencé à lui offrir des miniatures.

Manuel les acceptait, l’air perplexe, peut-être contrarié, les conservait dans le tiroir de sa commode et ne les exposait pas tant que leur nombre n’atteignait pas le dix-sept. En attendant la trente-quatrième, puis la cinquante et unième, Manuel les fourrait systématiquement dans son tiroir. Mais il avait fixé une limite car il n’avait pas exposé une quatrième série qui aurait porté le total à soixante-huit. Il s’en était tenu à cinquante et une. Toutes celles qu’on avait pu lui offrir par la suite s’entassaient au fur et à mesure dans le même tiroir et jamais il ne leur portait attention.

Le pire, le plus lamentable, ç’avait été les dix-sept miniatures de voitures américaines envoyées par l’Américain, leur père. D’un commun accord, Astrid et les jumeaux décidèrent de ne même pas les montrer à Manuel. Leur père, dans sa logique américaine, avait estimé que des modèles réduits de Cadillac, de Chrysler ou de Pontiac auraient tout de même meilleure allure sur un présentoir. Comme toujours, il voulait ignorer le handicap de son fils aîné, le passait certainement sous silence auprès de ses relations d’affaires ou de voisinage.

Le plus gros modèle, Julia ne savait à quelle échelle il était réduit, trônait sur une sorte de piédestal et n’avait pas été marqué d’un 1 à l’envers. Qu’était-il dans l’esprit de Manuel, le premier des cinquante et un ou le dernier ? Julia était sûre qu’il ne l’aimait pas comme les autres plus petits, plus modestes et d’ailleurs dans son sac de toile il n’en emportait que dix-sept vraiment réduits.

Lorsqu’elle passa son doigt sur cette marque, début de la lettre majuscule M, pour Manuel, elle releva une trace imperceptible qui lui parut être de la mine de crayon gris. Une gouache sèche et non la mine d’un crayon de couleur ordinaire, qui la patinait d’ancienneté. Manuel les aurait-il ainsi surmarquées ?

Depuis son accident, Manuel était devenu extrêmement maladroit, ses gestes manquant le plus souvent de coordination. Aurait-il pu à la fois tenir la miniature et graver son signe ? Avec quoi d’ailleurs ? La pointe d’un couteau ? On veillait à ce qu’il ne se serve pas d’objet dangereux. On lui coupait sa viande par exemple. En admettant qu’il ait demandé à Astrid, Ginette ou Julien d’effectuer ce marquage, comment aurait-il exprimé son désir ? Ce simple signe contenait plus de mystère qu’un hiéroglyphe. Il représentait, si vraiment il avait été tracé de la main de Manuel, un tel effort de réflexion, de contrainte physique et de décision d’appropriation que son aîné en aurait été complètement épuisé et sûrement excité jusqu’au délire. Or, elle n’avait pas souvenir de l’avoir vu dans un tel état, finissant par une crise proche de l’épilepsie, en dehors de celles qu’Astrid décomptait et décrivait sur une fiche. Chacune bien définie pour le médecin traitant, avec sa cause et sa durée. Aucune n’était répertoriée comme conséquence d’un tel effort mental et physique au sujet des miniatures. Elle fît le compte des miniatures qui se trouvaient ainsi marquées et, sans surprise, en obtint dix-sept. Elle réfléchit avant d’en empocher une.

Elle trouva donc logique que les gendarmes, le trio habituel, soient venus perquisitionner dans la maison deux jours plus tard, reçus avec la grande désinvolture amusée d’Astrid, au grand effroi de Ginette, pendant qu’elle et son frère se trouvaient au lycée en préparation de l’épreuve de français.

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