Chapitre 8

— Il revenait tout sale avec des traces de suie, de plâtre et le visage noir, de plus il empestait la fumée, je me suis quand même inquiétée et lorsqu’il est parti faire sa promenade comme tous les matins, je l’ai suivi aussi discrètement que possible, mais tu sais qu’il marche sans jamais se retourner, d’une façon un peu raide, automatique. À ma grande surprise, il est entré dans le jardin de ce sale Labartin et lorsque je me suis approchée, au risque d’être vue, il fouillait dans les décombres sans se soucier d’être surpris. Les pompiers avaient barricadé la fenêtre avec des planches entrecroisées et fixé une bâche bleue. Ils avaient rassemblé tous les débris en un seul tas dans lequel Manuel fouillait. C’est pourquoi il se salissait et empestait la suie et la fumée. Pas un seul instant je n’ai pensé qu’il pouvait avoir perdu une de ses miniatures. Tu me l’apprends.

— Il avait donc ouvert le verrou du portillon ?

— Je n’y ai pas prêté attention.

Elles se trouvaient dans le bureau toutes les deux alors que Ginette passait l’aspirateur dans l’escalier.

— Je n’aurais jamais ton courage pour affronter ce sale bonhomme. Comment as-tu pu ? Il empeste l’urine, non ?

— Je crois que nous fantasmons beaucoup sur le personnage qu’il nous présente mais que dans le fond c’est un pauvre homme, solitaire et peut-être même désespéré.

— Est-ce une raison pour harceler les femmes de propositions obscènes ? Comme si toutes étaient des prostituées ?

— Pas toutes les femmes. Nous deux surtout.

— Ginette s’en plaint aussi.

— Parce qu’elle travaille chez nous.

— Tu pensais vraiment qu’il pouvait séquestrer Manuel ?

— Je ne sais plus. Je ne peux justifier ma démarche. S’il n’avait pas accusé Manuel d’avoir ouvert le gaz, je ne serais jamais allée le trouver.

— Peut-il nous créer des ennuis ?

— À cause des ateliers ?

Astrid ferma les yeux, balança sa jolie tête. Son cou était merveilleusement élégant. Elle avait quelque chose de la grâce de cette princesse suédoise, reine des Belges, dont la mort accidentelle avait bouleversé le monde entier avant la Seconde Guerre mondiale, à l’instar de celle de Diana ensuite. La grand-mère paternelle de sa mère, belge d’origine, avait voulu que le bébé porte ce prénom. Elle vouait à la disparue un culte fervent, avait constitué tout un mémorial privé avec des photographies, des articles et même un bout de film des actualités de l’époque, impossible à projeter sans l’appareil ancien. Petite fille, Julia en visionnait chaque image en les plaçant devant une lampe, pour admirer la princesse, oubliant qu’elle était devenue reine. Dans les contes, les reines étaient souvent méchantes et maltraitaient les innocentes princesses. Et dans ces clichés usés, où il semblait pleuvoir constamment, elle se persuadait que c’était sa mère Astrid qu’elle voyait.

— Maman il faut un jour ou l’autre aborder cette histoire. Tu refuses d’en parler mais Labartin affirme que les ateliers sont remplis de produits dangereux qui mettraient en danger tout le quartier. Tu nous as toujours interdit d’aller là-bas sans jamais nous expliquer pourquoi ? Lorsque Zoup a disparu, je voulais aller y fouiller. Tu m’as accompagnée jusqu’au portail puis tu m’as retenue. Je me souviens que tu avais peur, tu tremblais de la tête aux pieds. J’ai pleuré toute la nuit, certaine que Zoup était à l’intérieur, incapable de bouger et même d’aboyer. Mais je n’ai pas osé y aller toute seule et encore aujourd’hui, lorsque j’y pense, je ne suis pas très fière de moi.

Astrid, les yeux clos, secouait sa tête renversée en arrière.

— Maman, tu ne peux continuer ainsi, refuser qu’on évoque ces bâtiments qui t’appartiennent.

Sans ouvrir les yeux, Astrid chuchota :

— Quand… quand ton grand-père est mort, les lois sur les produits dangereux dans les entreprises étaient moins strictes. On pouvait même les déposer dans des décharges publiques, aussi j’ai pensé que nous pouvions en toute légalité laisser les choses en l’état. L’argent, tu comprends, l’argent manquait. La succession ne nous avait laissé que ces ateliers fermés et cette maison.

— Papa a accepté cette situation ?

— Il aurait fallu beaucoup d’argent. Il n’était riche que de son gros salaire mais nous dépensions beaucoup. Souviens-toi de notre train de vie alors, de nos voitures, de la nounou…

— Elle voulait qu’on l’appelle nurse.

— Et aussi une employée à temps complet, et puis Monique. Monique, la dernière à rester dans la maison par la suite, la seule que je pouvais payer.

— Pas d’explosifs ? Des produits à base de chlore ?

— Des acides, des bonbonnes non paillées mais encagées dans des caisses de protection tellement ce qu’elles contenaient était dangereux, puis des bidons qui rouillent certainement, suintent. Le plastique est arrivé trop tard pour ton grand-père, bien trop tard. Il n’avait plus le moral, laissait tout aller.

— Mais que faisait-on dans ces ateliers avec de tels produits ?

— Je n’ai jamais bien su. Papa ne voulait pas que je me hasarde dans certaines zones, disait que la moindre éclaboussure pouvait me faire un mal atroce. Les ouvriers portaient des combinaisons spéciales, des gants et quelquefois des masques qui me terrorisaient. On travaillait pour des industriels, pour l’Arsenal aussi, c’est ensuite qu’il a été forcé d’accepter une clientèle d’artisans pour commencer et enfin celle de particuliers… Ce fut une dégringolade avec des paliers successifs qui apparaissaient à mon père, rassuré, comme des planches de salut mais n’étaient que des planches savonnées, si j’ose dire.

— Tu travaillais comme secrétaire ?

Astrid redressa sa tête, souriant franchement, et prit la main de sa fille entre les siennes.

— Tu es gentille, si indulgente. Une secrétaire moi ? Je tapotais à la machine, je me baladais dans ma décapotable pour porter des papiers par-ci par-là, je prenais mon temps et je figurais sur la liste des employés avec un joli salaire. Papa était si tendre avec moi, son unique enfant, tu imagines. Je tiens de lui. Maman était plus attentive, lucide, elle voyait venir la catastrophe. Elle voulait tout vendre à une époque, alors qu’elle savait qu’elle allait mourir et souhaitait que la situation soit plus nette lorsqu’elle ne serait plus là.

Julia n’avait que l’image de son grand-père en mémoire, un tendre grand-père qui voulait qu’on lui dise papé à la provençale et non ce détestable papy. Comme Astrid, il savait ouater les siens d’une tendresse déücate et exquise.

— Lui et moi, maintenant Julien, sommes des vaincus d’avance, des vaincus charmants, inoffensifs, mais des vaincus.

Inoffensifs ? Vraiment ?

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