Chapitre 3

— Non, il ne faut pas, le vétérinaire a été formel. Il a le cœur trop fragile et le jeu des Smarties le fatiguerait trop.

— Juste une fois, avait gémi Julien. On les sèmera tous les mètres au lieu de deux, on le surveillera.

— C’est stupide, avait déclaré Manuel. Puisque maman l’a décidé, c’est net, non ? Plus de jeu des Smarties !

Sans son accident de scooter, Manuel aurait fini à l’époque par imposer son autorité à la maison. Julien le craignait, Astrid écoutait ses suggestions, elle, Julia, l’admirait, jalouse de toutes ces nanas qui l’accablaient. Du moins c’était ce qu’il avait l’air, excédé parfois, de penser.

Avant qu’il ne soit amputé de sa patte, Zoup réclamait le jeu, capable d’aboyer des heures si on ne cédait pas. Il fallait l’enfermer, le temps de tout mettre en place. Comme un fou, il grattait le bas des portes, les labourait et Monique, la femme de ménage d’alors, avait fort à faire avec de la pâte à bois et de la cire pour réparer les dégâts.

Entre quinze et vingt Smarties, échelonnés sur les quarante mètres qui séparaient la porte arrière de la cuisine du chemin de terre. Ce chemin, qui appartenait à la famille d’Astrid, les Mounitier, était accessible depuis le jardin par un portillon toujours fermé à clé. Les anciens ateliers de la famille se trouvaient de l’autre côté mais depuis toujours l’accès en était interdit aux enfants. Zoup, parfois, réussissait à sauter la barrière et Astrid, affolée, l’appelait des heures, frémissante d’angoisse.

— C’est trop dangereux là-bas, des trous profonds, des machines rouillées. Des produits dangereux.

— Il faut vendre, lui conseillait Arthur, son mari, l’Américain.

— Plus tard.

Nostalgie ou lassitude face aux péripéties d’une telle transaction, tandis que les bâtiments de l’ancienne entreprise Mounitier succombaient lentement au fil des années. Une partie du toit, bientôt un mur, et un jour les barbelés n’en interdiraient plus l’accès aux enfants aventureux du voisinage.

Les derniers Smarties étaient donc disposés sur la murette du grillage. Quatre d’un coup en guise de prime pour l’habileté de Zoup.

— On joue en quinze, il doit en trouver quinze, annonçait Julien, et je parie dix euros sur un temps de deux minutes quarante secondes.

— Pari tenu, disait toujours Astrid. Je double.

— Deux minutes trente, précisait Manuel.

Julia se doutait que son jumeau entraînait Zoup clandestinement pour le chronométrer et parier au plus juste. Mais elle s’en moquait, annonçait n’importe quoi.

Monique aurait bien parié mais craignait de perdre. Elle se contentait de libérer le chien fou d’impatience et le chronométrage démarrait dès qu’il franchissait les trois marches de vieilles pierres d’un seul élan.

Il avait été décidé que le temps parié pouvait varier de plus ou moins deux secondes. Mais c’était Julien qui gagnait et qui récoltait ses gains dans un vieux chapeau de paille du grand-père Mounitier. Julia savait que son frère trichait, là comme partout ailleurs, au collège et plus tard au lycée. Il avait l’art de préparer ses antisèches sans jamais se faire prendre, laissant tout de même un doute à ses professeurs…

Depuis, l’Américain était rentré dans son pays, Zoup s’était fait happer par une voiture et ne quittait que rarement la chambre d’Astrid, faisant enrager Julien. Mais le chien n’avait pas oublié le jeu des Smarties et se plantait devant la porte de la cuisine donnant sur l’arrière de la maison, la grattait quelques secondes d’une patte avant, se résignait et retournait se coucher sur le lit de leur mère. Il ne le quittait que pour pignocher sans enthousiasme dans son écuelle, aller faire ses besoins au-dehors sous haute surveillance. Les Smarties qu’on lui donnait à la main ne l’intéressaient que peu.

— Il aime la compète, affirmait Julien. Il jouait pour le score, pas pour la gourmandise.

Un temps, il avait organisé le jeu dans la maison, y compris l’étage, malgré les protestations de sa mère et de sa soeur :

— Mais il devient de plus en plus habile avec sa seule patte arrière et ça lui fera un excellent entraînement. Vous verrez qu’il en redemandera.

Zoup faisait mine de s’y intéresser, repérait tous les bonbons mais se contentait de les rendre immangeables d’un coup de langue. Puis il retournait dans son panier sur le lit d’Astrid.

— Il est plus raisonnable que toi, se moquait Manuel, il a parfaitement compris qu’il n’avait plus les muscles d’autrefois, ni même le désir de battre des records. Il est comme tous les vieux sportifs, il a pris sa retraite. Comme il n’a que sept ans, ça lui fera cinq ou six ans pépère en compagnie de maman.

— C’est faux, il faut insister, il ne faut pas qu’il s’encroûte et devienne gâteux. Ça vous plairait qu’il bave partout et fasse ses besoins sans plus jamais demander à sortir ?

— Cinq ans à partager avec toi le lit de maman ! s’était moqué Manuel. À moins d’une crise cardiaque fatale.

Julia découvrit un jour que restant seul avec Zoup, son frère continuait d’organiser le jeu au-dehors, comme avant. Par hasard elle trouva un Smarties non loin du grillage. Le chien l’avait négligé, peut-être à bout de fatigue avec sa patte en moins, fatigue et indifférence, et s’il mettait quelque bonne volonté à faire plaisir à Julien, il préférait sa vie douillette. Elle n’osa en faire reproche à son jumeau, essaya de ne plus le laisser seul avec l’animal au coeur trop fragile.

Depuis l’amputation du chien, le lit d’Astrid était plus que complet avec elle sur le côté gauche, Zoup et, le plus souvent possible, Julien à sa droite. Manuel ne supportait pas que son cadet ennuie sa mère presque chaque nuit.

— C’est malsain, avait-il fini par dire un jour, passe encore pour ce pauvre Zoup mais je crains que ton sevrage ne soit pas encore terminé et c’est anormal.

Astrid avait acheté un confortable et luxueux panier pour le chien, à cause des poils, sur la demande insistante de Monique. La nuit, en silence, Julien le déposait au sol pour occuper toute la place disponible la plus proche de sa mère mais Zoup, malgré son handicap, remontait sur le lit et venait se fourrer entre lui et leur mère.

Et puis, un jour, Zoup disparut alors qu’il n’y avait personne à la maison. Monique, son travail terminé, était partie vers les trois heures, Astrid était chez son coiffeur, Manuel en stage de voile — il était moniteur —, Julien avait rendez-vous avec une copine et Julia se trouvait au cinéma d’art et d’essai avec des amies aussi cinéphiles qu’elle.

Ce fut Astrid, revenue la première, qui se rendit compte de l’absence du chien et commença de fouiller la maison. Julia, qui l’avait rejointe, découvrit que la fenêtre au-dessus de l’évier était entrouverte.

— Je la laisse pour aérer mais je pensais que Zoup ne pourrait jamais sauter sur l’évier, se défendit Monique le lendemain.

Il y avait aussi une chaise à proximité, mais avec une seule patte arrière comment le chien aurait-il pu sauter plus d’un mètre ? Monique affirmait avoir soigneusement tiré la porte derrière elle et, connaissant ses qualités d’ordre, nul n’avait de raison de douter de ses affirmations.

Plus tard, Manuel découvrit qu’on avait découpé le grillage dans le coin droit du jardin. De l’extérieur, on avait rabattu le rectangle cisaillé vers l’intérieur. Zoup avait le poil ras et dru et s’il s’était enfui par là, n’avait laissé aucune trace de poils. Manuel referma le passage, le fixa avec du fil de fer.

— Peut-être devrions-nous aller fouiller dans les ruines des ateliers, proposa-t-il à sa mère.

Astrid frissonna. Julia se souvenait que malgré la chaleur de ce début d’été sa mère gardait les bras étroitement serrés autour de son corps.

— Non il ne faut pas, c’est trop dangereux.

Pendant plusieurs jours ils appelèrent Zoup régulièrement mais le petit chien ne répondit jamais à son nom. Durant un temps, Astrid installa tout de même le panier sur son lit pendant la nuit, et lorsqu’il venait s’allonger auprès d’elle Julien ne cherchait pas à le déposer sur le sol.

Ce fut cet été-là que, recherchant dans le grenier de vieux albums de Mickey, Julia crut comprendre pourquoi sa mère avait une telle horreur des ruines de l’ancienne entreprise Mounitier. Mais elle en garda le secret pour elle.

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