Chapitre 2

Lorsqu’elle rentra, au début de l’après-midi, Ginette lui dit que leur mère était au commissariat central.

— Sûrement au sujet de votre frère. Ce pauvre petit !

Dès que Manuel était revenu vivre avec eux, elle l’avait couvé d’une affection trop mièvre, lui apportant du nougat que fabriquait son cousin d’Ollioules, « un nougat artisanal, pas comme celui de Montélimar ». On le lui coupait en tout petits morceaux pour prévenir une tendance au diabète diagnostiquée par leur médecin.

— Moi j’ai fini, je rentre. Dites à Madame que j’apporterai de la daube demain et des raviolis pour manger avec.

Elle n’aimait pas qu’on lui fasse préparer n’importe quoi, elle voulait que la famille Herkinson se nourrisse comme les gens du pays, des gens normaux comme elle, et non pas de poulets frits, de hamburgers et de pizzas surgelées. Des pizzas américaines de surcroît, même pas italiennes. Elle devait juger préférable pour eux quatre que le mari soit retourné là-bas, dans son pays à la cuisine bâclée, Chicago, et qu’ils retrouvent la vraie civilisation, la sienne.

Julia verrouilla la porte d’entrée à cause de M. Labartin. Il surveillait leurs allées et venues, savait quand Astrid ou bien elle se retrouvaient seules dans la grande maison. Il apparaissait alors à la grille mais n’osait aller plus loin depuis que Julien l’avait rembarré.

Ce harcèlement, d’après Julia, n’était pas uniquement sexuel. Elle aurait préféré qu’il s’exhibe en ouvrant son étemelle gabardine de couleur beige sale, comme si on y avait déversé un plein bol de café au lait. Certains soirs d’hiver, lorsque la nuit venait tôt, il arrivait là avec son chien horrible en laisse, le laissait lever la patte contre les piliers de la grille, comme pour provoquer celle qui le surveillait, toutes lumières éteintes, derrière les rideaux. Marquait-il son territoire par le biais de son cabot ?

— Son chien est affreux et dégoûtant, avait un jour déclaré Ginette. Moi je préfère les chats, c’est plus propre, plus indépendant. Je ne supporte pas qu’un chien vienne me lécher la main par exemple.

— Nous en avions un de très câlin, protestait Astrid. Renversé par une voiture, il a été amputé d’une patte arrière. Il trottait quand même, mais le vétérinaire nous a dit qu’il avait le coeur fragile. Il a fallu l’empêcher de courir, de se fatiguer. Monique, qui travaillait ici avant vous, n’était pas contente du tout à cause des poils qu’il perdait sur la couverture de mon lit. C’était là qu’il dormait, je ne pouvais quand même pas le chasser.

— Mon chat en ferait bien autant mais mon mari n’en veut pas, même aux pieds.

Ce jour-là, Julia avait redouté que sa mère ne raconte à Ginette l’histoire des bonbons multicolores, des Smarties.

— On l’appelait Zoup. À cause d’une chanson d’un comique d’autrefois qui disait « Zoup là », « Zoup là ». Tout petits, les enfants en raffolaient quand mon père leur passait ce disque rayé, les faisant sauter sur ses genoux en cadence. Ils ont baptisé le chien ainsi. En souvenir de papé Mounitier…

Le samedi, dans l’après-midi, Julia reprit un TER pour Marseille, un aller-retour. Il y aurait un match le soir même et déjà elle remarquait des supporters avec des peintures sur le visage. Au début de leurs recherches, elle n’osait pas montrer la photographie de Manuel, jusqu’à ce qu’elle en fasse tirer des dizaines d’exemplaires. Elle les distribuait et ensuite elle venait les reprendre. Une seule fois une jeune femme s’était souvenue des deux garçons, de Julien bien sûr, parce qu’il était beau, mais aussi de Manuel :

— Il avait sorti des petites voitures d’un sac et les alignait sur ses deux cuisses. Les gens riaient sans se rendre compte que le pauvre n’avait pas toute sa tête mais lui s’en moquait. Son frère m’a dit qu’ensemble ils allaient voir le match et je me souviens que lorsqu’il entendait ce mot il éclatait de rire et nous regardait, l’air heureux. J’ai su qu’il avait disparu, à Bandol paraît-il ?

Il y avait eu plusieurs articles dans les journaux, même les nationaux. Manuel serait descendu, se serait peut-être perdu dans les collines au-dessus de Bandol. Mais il pouvait également avoir quitté le train plus tôt. Le contrôleur avait bien poinçonné les deux billets, Julien lui expliquant que son frère était aux toilettes.

— Ce jeune homme m’a même montré le sac qui marquait la place de son frère.

Ce soir-là, exceptionnellement, les deux garçons avaient repris le TER de 19 h 57 à Marseille. Julien l’avait expliqué.

— Manuel était trop énervé, bien avant d’être au stade Vélodrome. J’ai préféré reprendre le train pour Toulon et il ne s’est pas mis en colère comme il aurait pu le faire. Dès qu’il a été assis dans le wagon, il a aligné ses petites voitures sur la banquette en face de lui. Il n’y avait que très peu de voyageurs. Un TGV nous a croisés et notre train a tremblé, les miniatures sont tombées. Il les a remises dans le sac, s’est levé. Je l’ai accompagné aux toilettes et je suis revenu m’asseoir justement parce qu’il m’avait laissé le sac. C’est alors que le contrôleur est passé. Manuel est revenu ensuite prendre son sac, est reparti. J’ai pensé qu’ayant réparé son oubli il était à nouveau dans les toilettes. Comme on arrivait à Bandol, j’ai voulu lui dire qu’il ne fallait pas les utiliser en gare, mais il n’y était plus. Je n’ai pas réalisé tout de suite qu’il aurait pu descendre. Le train reparti, j’ai continué de le chercher tout du long. J’ai averti le contrôleur, qui, à l’arrêt suivant, a donné l’alerte.

La jeune femme supporter lui parlait toujours mais Julia ne l’écoutait plus.

— C’est pourquoi votre frère ne vient plus aux matches ?

Elle paraissait le regretter, ne s’en cachait pas, regardant Julia tranquillement.

— Je comprends que ça doit bouleverser.

À Marseille, elle monta dans le train que les deux garçons avaient pris ce jour-là. Lorsque Julien annonçait à Manuel qu’il allait voir le match « pour de vrai », il ne le faisait que peu avant le départ, sinon le garçon entrait dans un état d’excitation difficile à contrôler, se tenait prêt, son sac en toile à la main, tremblant d’impatience. Mais le jour de sa disparition, l’OM recevait le PSG, et dans le wagon les supporters varois étaient survoltés, l’ambiance folle avec des chants, des cris hostiles aux Parisiens, comme si on leur avait déclaré la guerre.

— Je crois que Manuel a mal supporté cette véritable hystérie autour de lui, s’était justifié Julien. Je ne l’ai pas compris tout de suite car moi-même je me suis laissé gagner par cette fièvre excessive. C’est ensuite que je me suis rendu compte que Manuel ne pourrait aller jusqu’à la fin du match sans avoir une crise.

Elles étaient rares mais il aurait suffi d’un rien. Par exemple que le sac des miniatures lui échappe et qu’il en perde une.

— Je peux vous demander, avait murmuré la jeune femme à l’aller, pourquoi votre frère avait ce sac plein de modèles réduits de voitures ?

Que croyait-elle cette jolie fille de rencontre, avoir droit à des confidences émouvantes ? Le souvenir de cette passion appartenait à la vie antérieure de Manuel et jamais elle n’en trahirait l’origine. C’était tout ce qui lui restait de son passé d’avant l’accident, quand il était un merveilleux garçon, d’une beauté à couper le souffle, que toutes les filles voulaient approcher, câlinant presque les deux jumeaux, espérant leur entremise.

À Bandol, penchée à la portière, elle repéra les rares personnes qui montaient. Elle alla les voir avec ses photos mais c’était inutile. Elles ne prenaient pas régulièrement le train, donnaient des explications sans intérêt qu’elle faisait mine d’écouter.

Lorsqu’elle fut à la maison, Astrid et Julien jouaient au Scrabble. Son jumeau ne prêtant aucune attention au match retransmis par la télévision, comme s’il avait perdu à jamais le goût du football avec l’absence inexpliquée de son frère. Astrid regarda brièvement sa fille dans l’espoir que celle-ci rapportait enfin un témoignage, mais n’insista pas. À quoi bon alors lui parler de cette jeune femme qui se rappelait que Manuel alignait les miniatures sur ses jambes ?

Lorsque plus tard elle redescendit pour boire un verre de lait, elle les entendit qui pouffaient dans la chambre d’Astrid. Une fois de plus Julien allait s’allonger à côté d’elle, racontant n’importe quelles bêtises, sachant que sa mère avait le rire facile, ferait ensuite semblant de s’endormir. Leur mère lui chuchoterait d’aller se coucher dans sa chambre mais sans aller jusqu’à le secouer pour le réveiller. Elle était ainsi Astrid, incapable de brusquer qui que ce soit, même l’odieux M. Labartin, incapable de donner des instructions à Ginette, de refuser sa nourriture provençale, quitte à jeter ensuite ces plats auxquels ils ne touchaient qu’à peine.

Sachant que son mari la trompait ouvertement, elle n’aurait jamais divorcé, par paresse, effroi des formalités. C’est lui qui organisa la séparation définitive. La maisonnée depuis tanguait de plus en plus fort, chacun face à son désarroi, face à une indépendance inattendue surtout, effrayante pour les uns, libératrice pour Julia. Manuel la vivait dans l’inconscience depuis son accident. Julien, lui, l’avait investie dans l’intimité de sa mère, souhaitant, clairement ou non, la priver en quelque sorte de la sienne.

Après quelques scrupules, quelques hésitations au début, Ginette avait mis la main sur l’intendance quotidienne, provisions, ménage, cuisine, hélas ! Ayant connu une autre civilisation dix ans durant, ils ne pouvaient plus se raccrocher à celle, généreuse mais sans nuances, de Ginette. Aussi tous trois se complaisaient à ce sujet dans leur duplicité. Manuel, lui, bâfrait tout ce qui se présentait, hot dogs et ailloli.

Le soir, Julia s’endormait avec de strictes résolutions qui structureraient leur vie dès le lendemain, car ils erraient chacun dans n’importe quelle direction.

Peut-être se surestimait-elle, se voyait-elle comme le noyau de toutes leurs activités stériles. Manuel était lui réellement parti dans une direction inconnue, peut-être par choix, et la famille Herkinson vivait à nouveau dans le provisoire.

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