Chapitre 4

Il fallait un jeune garçon réfléchi pour lier cette découverte à la disparition de Manuel. Un garçon de huit ans, l’air triste, chétif, aux grosses lunettes de myope qui nuisaient au pétillant de ses yeux. Il avait découvert la miniature dans un terrain vague, juste un recoin broussailleux au propriétaire inconnu, sous des ronces rébarbatives. Et au lieu de la garder pour lui, parce qu’il lisait le journal, se faisant moquer par des copains avec lesquels il n’aimait pas jouer, il expliqua à sa mère ce que représentait sa trouvaille. Elle ne lisait pas le journal, son fils lui en résumait l’essentiel, mais savait qu’un jeune homme handicapé mental, descendu d’un train à la gare proche, avait disparu par ici. Elle accompagna son fils, Serge, à la gendarmerie, mais le laissa expliquer en quoi sa découverte pouvait concerner l’enquête en cours…

— Je ne peux pas aller la reconnaître, avoua Astrid. Je les ai vues, celles de sa chambre, celles de son sac, mais je ne peux pas dire si celle-là lui appartient. C’est une partie de lui, son comportement qu’on évoquera chez les gendarmes et je ne pourrai le supporter.

— On ira ensemble, Julia et moi, proposa Julien.

C’était un des modèles les plus ordinaires, grise, banale et dans le bureau de l’adjudant Julien la retourna et montra l’esquisse d’un M.

— Il essayait de les marquer toutes mais ne se souvenait jamais comment on écrivait le M de son prénom. Il se contentait, comme ici, de la première barre verticale et ensuite de la première oblique. Après quoi, il était complètement perdu. Je lui avais proposé de les marquer à sa place mais il ne voulait pas.

— Sont-elles toutes marquées alors ? demanda l’adjudant de police.

— Non pas toutes, mais celles du sac peut-être. Qu’en penses-tu Julia ?

— Je ne sais pas.

— Donc vous croyez que c’est l’une des siennes.

Une fois sortis du commissariat central, Julia s’étonna de ce que Manuel marquât ainsi ses miniatures.

— Je l’avais oublié moi-même, dit Julien, c’est en la retournant machinalement que je m’en suis souvenu.

— C’est vraiment une chance que celle-là ait été marquée et que Manuel l’ait perdue. Il a dû être catastrophé et je m’étonne qu’on ne l’ait pas surpris, du moins aperçu, en train de la chercher partout dans ce coin-là. Nous le connaissons assez pour savoir qu’il n’aurait jamais renoncé, jamais abandonné cet endroit et qu’on aurait fini par le remarquer.

— Il faisait nuit. Pendant des heures il aurait pu s’attarder là sans que personne ne passe.

— Ayant perdu une de ses voitures, il n’aurait pas bougé d’un pouce.

— Ou alors il ne s’est pas rendu compte qu’il en avait perdu une. Peut-être a-t-il laissé tomber son sac, l’a ramassé sans faire le compte.

— Effectivement, il lui arrivait de le laisser tomber car ses mains ne répondaient pas toujours à sa volonté, et chaque fois il les sortait toutes pour vérifier si les dix-sept étaient bien au complet.

Manuel refaisait inlassablement ses comptes, aussi bien des voitures du sac que de celles exposées sur la commode de sa chambre. Julia avait souvent eu la certitude qu’au-delà de dix-sept ou d’un multiple, il n’aurait pas su compter. Qu’il ait refusé son cadeau de modèle réduit supplémentaire s’expliquait donc. Sa méthode de calcul en aurait été bouleversée et cela aurait pu le conduire à une crise de désespoir.

Astrid refusa de pleurer devant ses enfants, dit d’une voix sourde qu’il fallait récompenser le petit garçon.

— C’est un enfant méritant car il aurait très bien pu conserver la petite voiture. On pourrait lui faire un cadeau ou lui donner de l’argent, proposa-t-elle, incapable comme toujours de décider d’elle-même, regardant les jumeaux et même Ginette.

— De l’argent, dit Julia, et j’irai le lui porter à Bandol.

— Je peux y aller moi, proposa Julien mollement.

Leur mère s’enferma dans sa chambre, ne reparut que pour le dîner. Julia avait préparé des croque-monsieur, une salade de haricots rouges, oubliant la soupe au pistou laissée par Ginette. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle eut des remords, agacée de devoir la faire disparaître avant le lendemain.

— Elle était dans quel état, abîmée ? demanda Astrid en versant machinalement du Bourbon dans son verre.

Puis elle parut confuse, avec un air coupable de petite fille, alla le jeter dans l’évier. Depuis quelque temps elle ne buvait plus d’alcool, surveillait son alimentation. De crainte de grossir ?

— Très peu, répondit Julien.

— Mais pas du tout ! Comme sortant du magasin, précisa Julia, pensant que ça désolerait moins sa mère.

— Absolument pas, insista son jumeau. Puisqu’il y avait encore la marque qui ressemble à un 1 inversé.

— J’ignorais qu’il les marquait, s’était étonnée Astrid.

Serge, le petit garçon de Bandol, ne jouait pas les héros. Il conduisit Julia jusqu’au fourré en question, expliqua qu’il essayait d’y aménager un asile.

— Comment ça un asile ?

— C’est mon jeu, j’ai besoin d’un asile pour me retirer et méditer.

Comment en arrivait-on à parler ainsi à son âge, se demanda-t-elle.

— Vous voyez, il suffit de soulever cette branche dont j’ai enlevé les épines pour me glisser à l’intérieur. Je ne l’ai pas dit aux gendarmes mais votre frère s’est certainement enfoncé là-dedans.

— Pourquoi ne pas le dire aux gendarmes ?

— Pour qu’ils le découvrent seuls, c’est leur métier et ils l’ont fait. Ils cherchaient les traces d’une présence mais ne m’ont pas dit s’ils y étaient parvenus.

— Tu aimes les modèles réduits ?

— Pas spécialement. Mais pourquoi votre frère n’avait que des 2 CV dans son sac ?

— Avant son accident il connaissait quelqu’un qui en conduisait une, murmura-t-elle, et c’était la première fois qu’elle en parlait.

Ce gosse lui inspirait une grande confiance. Il n’écoutait pas pour répéter ensuite ce qu’il savait. Il engrangeait pour nourrir son propre monde secret.

— Une fille ?

— Un peu plus âgée que lui. Une femme disons.

Il regarda l’argent qu’elle lui tendait tout en expliquant que c’était sa mère qui tenait à lui exprimer sa reconnaissance. Il finit par secouer la tête, affirma qu’il ne saurait qu’en faire.

— J’aimerais vous revoir, dit-il gravement, et elle en fut émue.

— Je reviendrai, je ne peux de toute façon faire autrement. Manuel est passé par là et c’est la seule piste que nous ayons…

Juste comme elle ouvrait la porte de la maison, Astrid en sortait, quelque peu nerveuse.

— Je suis pressée, nous en reparlons plus tard.

— Tu rentres pour dîner ?

— Non, je suis invitée, excuse-moi, je suis en retard.

— Julien ?

— Je ne sais pas.

Julia resta sur le seuil à regarder la Twingo rouler vers la grille toujours grande ouverte, aux gonds certainement rouillés depuis tant d’années de négligence. Ginette avait proposé l’intervention de son mari mais Astrid avait dit que c’était sans importance, qu’ouvrir et refermer cette lourde grille était une véritable corvée autrefois.

Comme la petite voiture allait l’atteindre, le basset de Labartin apparut au bout d’une de ces laisses à enrouleur qui peuvent s’étirer sur plusieurs mètres. Et le chien resta piqué là, tournant la tête vers le véhicule qui venait vers lui.

Certaine qu’Astrid allait paniquer, Julia se mit à courir juste comme M. Labartin apparaissait. Elle pensa qu’il avait dressé le chien à rester en attente dans le passage, le temps que lui réenroule la laisse.

L’homme commençait ses mimiques odieuses, tirant la langue, clignant du seul oeil épargné par l’explosion, mais le bruit de la course de la jeune fille le força à poursuivre son chemin. Astrid accéléra comme une folle sur la route où aucun autre véhicule ne circulait heureusement.

Julia, immobile sur le trottoir, suivit la silhouette de leur voisin qui s’éloignait sans se retourner.

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