Neuf

« Amiral. » Comme d’habitude, le général Charban donnait l’impression de ne pas entièrement réussir à maîtriser son exaspération. « Je viens de rentrer de mon séjour sur l’Inspiré. Pouvons-nous nous entretenir ?

— Bien sûr. Prenez un siège. Vous devez vous féliciter de ne pas nous avoir suivis à Bhavan, j’imagine.

— Je crois avoir une petite idée de ce que vous avez vécu, amiral. » Charban secoua la tête. « J’ai participé à quelques batailles des forces terrestres où j’ai prié pour qu’un miracle se produise. Par bonheur, les vivantes étoiles m’aiment bien, à moins que la fortune ne m’ait favorisé. Mais je n’aurais sûrement pas été capable, je crois, de garder courage dans une situation telle que celle que vous avez affrontée à Bhavan.

— Vous auriez probablement trouvé une inspiration, dit Geary. Une quelconque percée dans la question des Danseurs ? » demanda-t-il, nommant l’espèce extraterrestre qui évoquait le croisement hideux d’une araignée géante et d’un loup et qui, des trois que l’humanité avait découvertes à ce jour, paraissait la plus amicale. Dans la mesure où les deux autres – les mystérieux Énigmas et les Bofs à l’agressivité meurtrière (encore que mignons tout plein) – étaient de très dangereux ennemis, il n’en fallait pas beaucoup pour se montrer sous un meilleur jour envers les humains. Mais les Danseurs, à leur manière pour le moins tortueuse, semblaient bel et bien manifester une certaine bienveillance envers l’humanité.

Charban s’assit puis haussa les épaules. « Les percées se font d’autant plus rares que les Danseurs ne sont pas là pour converser avec nous. D’un autre côté, je n’ai pas non plus à me dépatouiller de réponses floues et sommaires de leur part à l’occasion de nos rapports quotidiens, si bien que ça pourrait être pire.

— Ça pourrait effectivement être pire, dit Geary. Les vaisseaux obscurs refusent de nous parler.

— Les Bofs aussi, et les Énigmas ne s’y résolvent que quand ils y sont contraints. Cela étant, on pourrait se dire que les hommes qui ont construit les vaisseaux obscurs devraient au moins nous témoigner un peu de respect. » Charban s’interrompit et fixa le plafond, le regard absent. « D’être resté à Varandal aura au moins eu l’avantage de me laisser le temps de phosphorer et, comme je ne tenais pas à le perdre à me tracasser pour ce qui se passait à Bhavan, je l’ai consacré à réfléchir aux Danseurs. Et plus particulièrement à leur périple.

— Pour retourner chez eux, voulez-vous dire ?

— Non, antérieurement. Ce crochet par le système stellaire de Durnan. Je n’ai pas voulu m’en ouvrir à d’autres parce que j’ignorais encore l’importance que ça pouvait avoir, et si vous ne teniez pas au secret. Puis-je voir votre carte stellaire ?

— Bien sûr. » Geary l’afficha et les étoiles se mirent à flotter entre eux comme des joyaux en suspension.

Charban se pencha pour ajuster l’échelle de la main et faire le point. « Là ! Voyons voir. Ah ! Regardez. » Des lignes apparurent. Dont une qui, partant de Varandal, reliait ce système à d’autres étoiles avant de revenir sur lui. « Voilà le chemin qu’ont emprunté les Danseurs en sautant d’étoile en étoile.

— Ils se rendaient à Durnan pour visiter les ruines d’une de leurs anciennes colonies, dit Geary.

— Oui, convint Charban, mais, outre la question de la présence d’une ancienne colonie des Danseurs dans ce secteur, se pose celle de la raison qui leur a fait emprunter cette route précise. » Il désigna à nouveau les lignes reliant les étoiles entre elles. « Ce n’était pas, comme on aurait pu s’y attendre, une route directe. Ni à l’aller ni au retour. »

Geary étudia la carte, intrigué. « Ça ressemble au contour en pointillé d’une sphère grossière, n’est-ce pas ? Pourquoi les Danseurs auraient-ils fait un si grand détour ?

— J’en ai conclu qu’ils avaient dû chercher à nous transmettre une espèce de message, dit Charban. Mais lequel ?

— Quel message pourrait bien communiquer une forme grossièrement sphérique ? Les noms des systèmes qu’ils ont visités forment-ils une phrase intelligible ?

— Non, répondit Charban. Il me semble qu’écrire un message codé à partir des noms que l’humanité a donnés à ces systèmes serait un expédient un peu trop subtil et alambiqué, même pour les Danseurs. L’idée m’est venue ensuite que le message n’était pas dans la forme de la sphère mais dans ce qu’elle contenait.

— Ce qu’elle contenait ? » Geary se pencha. La région de l’espace incluse dans la sphère grossière décrite par le périple des Danseurs comprenait quelques étoiles où la présence humaine était rare ou nulle, si bien qu’aucune raison particulière n’incitait à les visiter. « Il n’y a strictement rien là-bas.

— Et ceci ? demanda Charban en pointant l’index. Nos systèmes ne peuvent pas m’en dire grand-chose. »

Geary regarda de plus près. « Vous montrez un système binaire rapproché. Rien d’étonnant à ce que nous n’ayons que peu de données sur lui. Il n’a rien de remarquable.

— Pourquoi ? » demanda Charban. Il se pencha sur la table basse qui les séparait et frôla l’image de l’étoile double du bout de l’index. « Les systèmes de l’Indomptable pourraient-ils m’en apprendre davantage sur lui que ce que j’ai pu trouver par ailleurs ? »

Geary secoua la tête, le front plissé de perplexité. « Probablement pas, mais, puisque l’Indomptable est le vaisseau amiral, il se pourrait que nous disposions de dossiers complémentaires. Nous savons qu’il s’agit d’un système binaire rapproché, avec deux étoiles orbitant l’une autour de l’autre. Voyons si l’on a déjà procédé à des observations à longue distance de ce système stellaire. » Il afficha les données. « Oui. On l’a observé depuis d’autres systèmes. Ce n’est sans doute pas la méthode d’observation la plus précise, mais elle permet au moins d’enregistrer les gros objets. Ce système contient six planètes à l’orbite excentrique ; la plupart sont sans doute des astres errants capturés par les deux étoiles quand elles sont passées trop près. Nous n’en savons pas plus.

— C’est ce que j’avais déjà appris », déclara Charban. Il acquiesçait de la tête mais n’en semblait pas moins toujours aussi déconcerté. « C’est tout ce que nous en savons ? Personne n’y est jamais allé ? Pourquoi les Danseurs ne sauteraient-ils pas vers ce système s’ils s’y intéressaient ?

— Vous ne le savez pas ? » Geary dévisagea Charban avec stupéfaction. Mais il comprit peu à peu. « Oh, vous êtes des forces terrestres. Pas un spatial.

— Ni un scientifique. Je réfléchissais au dernier message des Danseurs, voyez-vous. “Observez les nombreuses étoiles.” Et je me suis rendu compte qu’il pouvait avoir un sens différent. Il pouvait aussi signifier : “Observez les étoiles multiples.”

— Les étoiles multiples. » Telles que les binaires, les ternaires et au-delà. « Pourquoi devrions-nous les observer ?

— Pourquoi ne les visitons-nous jamais ?

— Parce que nous ne le pouvons pas. Pas avec la propulsion par sauts. Vous en connaissez le principe ?

— Vaguement. Ça a trait à des points fins de l’espace que leur propulsion fait traverser aux vaisseaux pour les projeter dans un ailleurs où les distances sont bien plus courtes.

— Grosso modo. Je ne suis pas non plus un scientifique, mais c’est fondé sur l’hypothèse que l’espace-temps n’est pas rectiligne mais courbe. La gravité le contraint à se courber ou à se creuser, comme un drap quand on pose un objet lourd dessus. Les gros objets engendrent de grandes fosses. Les étoiles sont assez massives pour courber ou étirer l’espace-temps jusqu’à former des points fins. Ce sont les points de saut, par où cette technologie de nos vaisseaux les fait passer dans l’espace non conventionnel pour en ressortir à l’étoile suivante. Il n’y a strictement rien dans l’espace du saut, à part une grisaille infinie…

— Et les lumières, ajouta Charban.

— Et les lumières », concéda Geary. Nul ne savait ce qu’elles étaient. Elles s’allumaient et s’éteignaient à des intervalles aléatoires sans aucune raison discernable. Les matelots étaient enclins à les regarder d’un œil empreint de superstition, mais, dans la mesure où leur nature restait inexpliquée, le mot « superstition » était peut-être un tantinet préconçu. Les lumières pouvaient raisonnablement être considérées comme la manifestation de n’importe quoi ou de n’importe qui. « Les distances dans l’espace du saut sont bien plus courtes que dans l’espace conventionnel de notre univers, comme si l’espace du saut ne correspondait qu’à une petite fraction de l’univers. C’est peut-être d’ailleurs le cas, mais, puisque nous n’y distinguons pas les distances, nous ne savons pas s’il a des limites ni n’avons la première idée de ses dimensions. Mais, en moyenne, il ne faut qu’une ou deux semaines pour passer d’une étoile à sa voisine, alors que le même voyage dans l’espace conventionnel exigerait au minimum dix ou vingt ans avec notre technologie la plus performante. Pour répondre à votre question, le plus important à savoir, c’est que les points fins – les points de saut – restent stables autour de chaque étoile, si bien que nous pouvons les retrouver et que nous savons qu’ils seront là à notre arrivée à destination et lorsque nous voudrons rebrousser chemin.

— Je vois, dit Charban en opinant, le front plissé, plongé dans ses pensées. Mais pourquoi renoncer à visiter les systèmes binaires ? Deux étoiles si proches l’une de l’autre devraient présenter de nombreux points de saut.

— Oui et non. » Geary fit pivoter ses mains l’une autour de l’autre. « Quand deux masses stellaires ou davantage sont étroitement accolées, les fosses qu’elles creusent dans l’espace-temps interagissent constamment. Leurs points de saut deviennent instables. L’un d’eux peut subitement disparaître puis réapparaître ailleurs. Si l’on en détecte un menant à une étoile binaire, il peut s’évanouir avant qu’on ne l’ait emprunté. Pire, celui de l’étoile double que vous visez risque de disparaître avant qu’on ne l’ait atteinte et, quand ça se produit, plus question de sortir de l’espace du saut. »

Charban frissonna. « Comme l’homme dont les Danseurs ont rapatrié la dépouille sur la Vieille Terre ?

— Oui, peut-être bien, en effet. Le vaisseau trouvera tôt ou tard un autre point d’émergence, mais on aura séjourné dans l’espace du saut. Ce n’est pas un environnement naturel pour l’homme, vous le savez, et on ne peut guère y rester plus de deux semaines sans connaître de très sérieux problèmes.

— Cette étrange sensation de démangeaison, par exemple, qui donne l’impression de n’être plus tout à fait dans sa peau ? demanda Charban. Le plus long saut que j’ai effectué a duré deux semaines, et je ne jurerais pas que j’en aurais supporté une troisième. Je peux comprendre que personne ne tienne à prendre le risque d’y rester coincé. Ce serait pour cette raison que nous n’avons jamais visité ce système binaire ?

— Voire aucun système binaire, répondit Geary. Je n’en sais rien. Il fallait courir celui de perdre les vaisseaux qu’on y envoyait, et les probabilités sont élevées, soit les y dépêcher par l’espace conventionnel, ce qui signifierait un très, très long voyage, même avec la technologie de propulsion actuelle. Il y a bien assez d’étoiles simples pour toute l’humanité. Bon sang, nous avons abandonné un tas de systèmes stellaires marginaux au cours des dernières décennies parce que l’hypernet nous permettait de les éviter. L’espace domanial planétaire ne manquant pas, pourquoi se donner la peine de visiter une binaire ? »

Charban opina derechef. « Je comprends. Veuillez me pardonner, amiral, mais je ne vois toujours pas pourquoi. Quel délai exigerait un voyage jusqu’à cette binaire ? »

Geary haussa les épaules. « On peut assez facilement l’évaluer. Voyons voir. L’étoile la plus proche de cette binaire est Puerta. Il ne s’y trouve pas grand-chose. C’est une naine blanche, mais on pourrait la gagner par saut et se retrouver à moins d’une année-lumière et demie de la binaire, ce qui est très peu entre deux étoiles. Embarquez assez de carburant, accélérez au-delà de 0,5 c puis freinez avant de l’atteindre et vous pourriez aisément boucler le périple en dix ans. Peut-être même beaucoup moins.

— Et un portail de l’hypernet ? s’enquit Charban en louchant sur la représentation du système binaire. Fonctionnerait-il dans un système binaire ?

— Il me semble. Je ne vois rien qui s’y oppose. Je peux demander au commandant Neeson de l’Implacable. Les portails reposent sur un principe relevant de l’intrication quantique, totalement différent de la propulsion par sauts. Ils ne devraient pas être affectés par l’interaction des champs de gravité d’une étoile double. Mais il faudrait apporter dans ce système tout ce que requiert la construction d’un portail. Outre que ça prendrait une décennie, construire un portail pour gagner un système qui ne vaut pas la peine d’être visité coûterait effroyablement cher. Pourquoi croyez-vous que les Danseurs s’y intéressent ?

— Parce qu’ils ont tout bonnement placé ce système binaire dans le mille de la cible qu’ils ont tracée. Mais vous n’avez aucune idée de ce qui les a poussés à faire ça ?

— Non. Eux-mêmes n’ont manifestement pas pu s’y rendre.

— Sommes-nous certains qu’il ne s’y trouve pas un portail de l’hypernet ? demanda Charban.

— Aucun n’est prévu pour ce système dans nos clés de l’hypernet, déclara Geary. Je ne crois pas, tout du moins. » Il effleura son panneau de com pour appeler Desjani dans sa cabine. « Tanya, existe-t-il des portails de l’hypernet près de systèmes binaires ?

— Des quoi ? » L’image de Tanya, assise à son bureau, dévisageait Geary comme si elle cherchait à savoir s’il parlait sérieusement. « Pourquoi construirait-on un portail près d’une étoile double ? Comment pourrait-on bien faire une chose pareille ?

— En envoyant ses composants par l’espace conventionnel et en les faisant monter sur place par des robots, répondit Geary, non sans se demander pourquoi il s’échinait à justifier cette idée extravagante. Sans doute aurait-on besoin de personnel humain pour surveiller et finaliser les travaux et le calibrage, mais, s’ils ne tenaient pas à s’appuyer un voyage d’une décennie, on pourrait les congeler en sommeil de survie et les réveiller à l’arrivée. Une fois l’ouvrage achevé, ils rentreraient ensuite de la même façon.

— Pourquoi ferait-on cela ? s’enquit Desjani. Vous faites-vous au moins une idée du coût et de la complexité de l’opération ?

— Je n’en sais rien, Tanya. Mais les Danseurs ont apparemment cherché à attirer notre attention sur un système binaire spécifique, non loin d’une naine blanche qui aurait pu servir de base de lancement à un transit par l’espace conventionnel jusqu’à cette étoile double. »

Tanya poussa un soupir de martyre, entra quelques commandes puis secoua la tête. « Non, il n’y a aucune binaire dans les destinations disponibles de notre clé de l’hypernet. Ni parmi celles de la clé de l’hypernet que nous avons confisquée aux Syndics.

— Voyez-vous pour quelle raison les Danseurs voudraient attirer notre attention sur un tel système ? »

Nouveau soupir. « Peut-être cherchaient-ils quelque chose qu’ils y croyaient caché. »

Charban laissa échapper un clappement ironique. « Si l’on voulait cacher quelque chose, une étoile binaire serait à coup sûr la planque idéale, me semble-t-il. »

Geary le dévisagea. « Hein ?

— Euh… je blaguais, amiral. Mais une binaire ferait effectivement une splendide cachette. Personne n’y va jamais. Nul ne peut s’y rendre. Les explorateurs spatiaux ne leur accordent même pas une pensée ! J’ai dû moi-même vous montrer celle-ci alors qu’elle crevait les yeux sur l’écran. »

Tanya fixait intensément Geary. « À quoi pensez-vous ?

— Que pourraient bien chercher les Danseurs ? lui demanda-t-il. Quelque chose dont nous avons connaissance. Et qui aurait manifestement disparu.

— De grande ou de petite taille ? Nous parlons de quelqu’un, là ?

— Peut-être. Peut-être aussi quelque chose de très gros, ajouta Geary, dont les pensées prenaient forme. Qu’est-ce qui aurait quitté Varandal par l’hypernet et apparemment disparu de l’espace colonisé ? Qu’on ne pourrait pas non plus dissimuler dans un système stellaire normal ? »

Le visage de Tanya s’éclaira brusquement. « L’Invincible ! Le supercuirassé que nous avons pris aux Bofs. Vous croyez que le gouvernement l’aurait conduit là-bas ?

— Où diable pourrait-on le cacher sinon ? Et que pourraient bien chercher d’autre les Danseurs, qui les obnubilerait autant ?

— Les vaisseaux obscurs, répondit-elle judicieusement. Nous devons trouver leur base et nous n’avons pu découvrir aucun indice… » Elle s’interrompit, l’air sidérée.

« Une base secrète ? s’étonna Charban. Un portail secret de l’hypernet ? Je ne crois pas cela possible à cette échelle.

— Personne ne l’aurait cru non plus, lâcha Geary en fixant la représentation de l’étoile double sur sa carte stellaire. Vous l’avez dit vous-même. Nul ne songe aux binaires. Nul ne peut y aller. Ce serait effectivement l’endroit idéal pour établir la base secrète des vaisseaux obscurs et cacher un cuirassé bof. »

Tanya brandit les paumes et secoua la tête. « Minute ! Nous parlons d’un projet qu’on n’a pas pu mener à bien au cours des dernières années. Il a forcément fallu y investir beaucoup de temps et des sommes colossales. On s’y attelle sûrement depuis belle lurette.

— C’est peut-être le cas, admit Geary.

— Et on aurait réussi à cacher à tout le monde l’existence d’Unité Suppléante ?

— Non, répondit Geary en se tournant vers elle. Pas entièrement. Des rumeurs ont circulé. Les gens en ont parlé. Mais personne ne l’a jamais trouvée, si bien qu’au bout d’un certain nombre d’années on l’a classée parmi les chimères, les projets qui n’ont jamais abouti. »

Le regard de Tanya croisa le sien. « Unité Suppléante ? Les ancêtres nous gardent ! Vous parlez d’Unité Suppléante.

— Oui. Ce projet gouvernemental prétendument mythique visant à construire une base de repli secrète au cas où Unité tomberait aux mains des Syndics. Assez important pour justifier d’énormes dépenses et un chantier de plus d’une décennie.

— Là où personne ne songerait à aller regarder, conclut-elle pour lui. Un système que les Syndics ne trouveraient jamais et qu’ils ne pourraient jamais atteindre même s’ils réussissaient à le localiser…

— Voire bien davantage, souffla Geary. Un repaire où fomenter les projets les plus ésotériques, où cacher les gens que le gouvernement – ou au moins une partie – aimerait mettre au vert, et qui pourrait servir de port d’attache à une flotte secrète.

— Comment s’y rendent-ils ? demanda Desjani. Il y a forcément un moyen. Les vaisseaux obscurs empruntent l’hypernet. L’Invincible a disparu après y être entré. Il doit exister des clés permettant d’accéder à un portail de ce système binaire.

— Si elles existent, nous les trouverons », affirma Geary. Il se tourna vers Charban. « Général, vous venez de nous fournir l’information la plus importante qu’il nous fallait. Je vous suis redevable. »

Charban avait toujours l’air aussi hébété. « Comment les Danseurs ont-ils su qu’elle se trouvait là ? Ce sont eux qu’il faut remercier, amiral. C’est positivement incroyable. D’abord Black Jack revient et triomphe des Syndics exactement comme le voulait sa légende, puis on découvre qu’Unité Suppléante existe vraiment. Mythes et légendes semblent se réaliser autour de nous.

— Je n’ai jamais été un mythe, dit Geary. Et Unité Suppléante non plus, apparemment. Tout cela est aussi réel que les vaisseaux obscurs, et maintenant nous savons où ils se cachent. »

Desjani eut un rictus féroce. « Détruire leur base ?

— Exactement. C’est leur talon d’Achille. Détruisons leur base, leur source de réapprovisionnement en cellules d’énergie, et ils se retrouveront impuissants dès que les leurs seront épuisées. Nous avons un moyen de l’emporter, Tanya. »

Du moins s’ils en trouvaient le chemin. Et s’ils atteignaient leur base en l’absence des vaisseaux obscurs qui la gardaient.

« Nous reprendrons le combat contre les vaisseaux obscurs une prochaine fois », expliqua Geary à ses commandants de vaisseau rassemblés dans la salle de conférence. Tanya lui avait rappelé qu’il devait leur parler, leur faire savoir qu’ils n’étaient pas vaincus. « Nous croyons avoir identifié leur base. Je ne sais pas exactement quand nous livrerons l’assaut, mais tous vos vaisseaux devront être prêts à partir.

— Dans quel délai ? demanda le capitaine Badaya. Pourquoi pas tout de suite ?

— Cette base n’est pas facilement accessible et nous devons encore trouver le meilleur moyen de nous y rendre. Il faut aussi présumer que les vaisseaux obscurs s’y trouvent actuellement pour s’avitailler et se réparer. Laissons-leur le temps de mener tout cela à bien et de repartir, probablement pour nous tendre un nouveau piège. Nous en profiterons pour aller leur couper les jarrets.

— Pourquoi n’a-t-on pas construit ces vaisseaux obscurs pendant la guerre pour les lancer contre les Syndics ? » grommela le capitaine Armus. Un sourd murmure d’approbation fit écho à ses paroles.

Ce fut le capitaine Smyth qui répondit : « L’ironie de l’affaire, c’est que notre victoire a donné au gouvernement le temps de souffler pour entreprendre ce projet. Sous la pression constante d’attaques syndics, il n’avait jamais pu réallouer des ressources à un projet aussi risqué que les vaisseaux obscurs. Mais nous avons soulagé cette pression, lui donnant ainsi l’occasion de vérifier que nous étions remplaçables.

— Et notre victoire a laissé orphelines de puissantes forces de l’Alliance, désormais en quête d’un ennemi de substitution à celui que nous avions finalement vaincu.

— Pourquoi faisons-nous cela ? demanda le capitaine Parr, l’air déprimé. Pourquoi recommencer à nous battre, pourquoi perdre encore des nôtres à cause d’erreurs commises par des gens qui n’en paieront jamais le prix ? »

Tous les yeux se posèrent sur Geary, comme quémandant sa réponse. « Si vous voulez mon avis, c’est parce que nous sommes meilleurs qu’eux, répondit-il. Et, si des gens comme nous ne résolvaient pas les problèmes causés par leurs pareils, si des gens comme nous ne défendaient pas les principes fondamentaux et la population de l’Alliance, qui le ferait ? Ceci est mon combat, mais il ne devrait pas l’être. Je suis “mort” il y a un siècle. J’aurais pu m’en laver les mains. Sauf que ça m’était impossible. Parce que, comme certaines personnes n’ont pas hésité à me le rappeler, poursuivit-il sans regarder Desjani mais en la voyant sourire du coin de l’œil, Black Jack a un devoir envers l’Alliance puisque sa population dépend de lui. Tout comme elle dépend de vous tous et de vos équipages. Ouais, devoir recommencer est mortifiant, mais c’est notre boulot. Et je continuerai de m’y atteler jusqu’à ce qu’il soit achevé parce que je crois que ça en vaut la peine.

— Même maintenant ? demanda Parr avec un sourire désabusé.

— Même maintenant.

— Je n’avais pas demandé un discours, mais j’imagine qu’une réponse convenable en exigeait un. Très bien, amiral. Allons de nouveau nettoyer ce foutoir. »

La perspective n’avait sans doute pas l’heur de plaire à tout le monde. Beaucoup semblaient s’y résigner mais personne n’avait l’air réticent quand Geary mit fin à la réunion et regarda les images de ses officiers disparaître dans un remous général, en même temps que les dimensions apparentes de la salle de conférence se réduisaient en fonction du nombre de ses occupants virtuels. Voir l’immense salle se transformer en un petit compartiment, c’était le moment de la conférence que préférait Geary.

Une image restait. Celle du capitaine Neeson, ex-commandant de l’Implacable affecté au commandement de l’Inébranlable. « Je vous ai demandé de vous attarder parce que vous êtes mon meilleur expert ès fonctionnement de l’hypernet », déclara Geary. Le meilleur expert survivant, en vérité. Le capitaine Jaylen Cresida avait naguère occupé la première place de ce podium, mais elle avait trouvé la mort dans la destruction du Furieux, son croiseur de combat. « J’ai un travail important à vous confier.

— Je ferai de mon mieux, amiral, répondit Neeson en coulant un regard intrigué vers Desjani, qui se contenta de lui désigner Geary.

— Nous avons de bonnes raisons de croire que la base des vaisseaux obscurs se trouve dans un système doté d’un portail de l’hypernet qui n’est mentionné nulle part dans les clés que nous transportons à bord de nos vaisseaux, reprit Geary, qui vit la surprise briller dans le regard de Neeson. Je veux que vous me trouviez ce portail et un moyen de l’atteindre.

— S’il ne s’agit pas de l’hypernet de l’Alliance… » Neeson s’interrompit puis se reprit. « Non. Il en fait nécessairement partie. Nous avons vu les vaisseaux obscurs emprunter nos portails. Mais ça n’exclut pas un mini-hypernet qui serait relié au nôtre. » Il fronça les sourcils. « Non. Ça ne fonctionnerait pas. S’il s’agissait d’un réseau désolidarisé du nôtre, il leur faudrait disposer d’un endroit où ils pourraient gagner un portail séparé après avoir quitté le nôtre. Laissez-moi chercher, amiral. S’il existe quelque part un portail appartenant à notre hypernet, on devrait en distinguer les signes.

— Faites tout ce que vous pouvez et informez-moi si jamais vous rencontrez des obstacles. »

L’image de Neeson disparue, Tanya Desjani sourit à Geary et applaudit lentement des deux mains. « Joli laïus, amiral.

— Merci, commandant. Mon public m’inspirait. » Il se tourna vers elle en affichant un sourire contrit. « Serait-il malvenu de dire qu’en dépit de tout ce qui se passe je regrette que nous ne puissions pas embarquer tous les deux sur une navette, quitter ce satané vaisseau au moins un petit moment et nous conduire en mari et femme plutôt qu’en capitaine et amiral qui ne peuvent même pas se toucher ?

— Ordre et discipline exigent des sacrifices, amiral. Et ayez l’obligeance de ne pas parler de l’Indomptable comme d’un “satané vaisseau”. Et j’ai les mêmes regrets. Mais nous avons tous les deux un devoir à accomplir et, sous nos ordres, des gens à mener, qui ne verraient certainement pas d’un œil bienveillant que nous nous accordions du bon temps pendant qu’eux s’adonnent tout entiers à la tâche.

— Faut-il que vous ayez toujours raison ? demanda-t-il en ouvrant l’écoutille du compartiment pour sortir.

— Non. C’est seulement que je tombe souvent juste. »

Quelque peu vanné après la réunion, il entra dans sa cabine en s’efforçant de décider du problème auquel il devait se colleter ensuite, mais il se raidit aussitôt à la vue d’une femme assise dans une des chaises. Sa cabine était protégée par diverses mesures de sécurité, dont des verrous censés ne laisser pénétrer personne sans son approbation.

La femme en question se leva et se tourna vers lui. « Amiral. »

Geary répondit d’un signe de tête, stupéfait mais, en même temps, à peine surpris par l’identité de son interlocutrice. « Victoria.

— Joli laïus », déclara Victoria Rione. Quand Geary avait fait sa connaissance, elle était encore co-présidente de la République de Callas et sénatrice de l’Alliance. Après avoir perdu une élection précipitée de l’après-guerre, elle avait été nommée émissaire de l’Alliance et avait travaillé un temps pour ses anciens collègues du Sénat. Mais Geary savait que cette affectation avait officiellement pris fin. Travaillait-elle encore en sous-main pour Navarro et ses pareils, ou bien était-elle désormais une opératrice indépendante qui poursuivait ses objectifs personnels en évitant les ennemis qu’elle s’était faits au service du gouvernement ?

« Vous écoutiez ? demanda Geary. Pendant une conférence stratégique à sécurité maximale ?

— Oh, vous voyez le mal partout. » Elle fit signe à Geary de prendre un siège comme si cette cabine était la sienne. « Détendez-vous. »

Il s’assit en face d’elle et la scruta. Rione révélait rarement ses sentiments profonds, mais ses yeux cernés et ses traits plus creusés que dans son souvenir trahissaient son épuisement. « Vous semblez avoir été sous pression. »

Elle s’adossa mieux à son siège et haussa les épaules. « Je suis encore en vie et libre.

— Comment êtes-vous montée à bord de l’Indomptable sans déclencher aucune alarme ?

— J’avais implanté quelques applications dans les systèmes de ce vaisseau avant de le quitter, répondit-elle nonchalamment. Rien à voir avec le matériel Énigma ni avec cette ineptie dont s’est servi le gouvernement pour rendre les bâtiments et le personnel invisibles aux senseurs. Diamétralement opposé, même. Ces applis affirment à tous les dispositifs qui peuvent déceler ma présence qu’elle est autorisée à bord, que je ne suis pas une menace et qu’il est donc parfaitement inutile d’en faire mention. Laissez-moi vous dire qu’une apparente habilitation à se trouver partout est de loin préférable à l’obligation de se cacher.

— Des matelots ont dû vous apercevoir…

— Bien sûr. Et ils savaient qui j’étais, que j’avais déjà séjourné à bord et que j’étais une alliée de leur bien-aimé Black Jack qui avait toute sa confiance. Sans doute nourrissent-ils certains soupçons à mon encontre puisque je fais partie de ces détestables politiciens, mais ils ont dû se dire que mon retour s’était fait dans des conditions officielles, avec des barres à tous les t et des points sur les i. » Elle inclina la tête pour le dévisager. « Alors, comment se porte le grand héros ?

— J’ai connu des jours meilleurs, avoua Geary. J’ai parfois l’impression que des gens allument des incendies uniquement parce qu’ils savent que je vais accourir les éteindre.

— C’est un spectacle divertissant, en effet. Nul à part vous n’aurait pu ramener la flotte de Bhavan en un seul morceau, vous savez ?

— Êtes-vous toujours celle qui croyait autrefois que je la menais à sa ruine ? N’oubliez pas que c’est moi qui ai conduit la flotte à Bhavan, lui rappela-t-il, conscient lui-même de l’amertume de sa voix.

— Vous avez pris ce qui vous semblait la bonne décision. Vous fustiger serait stupide. Croyez-moi sur parole. Je suis la première à me reprocher mes mauvaises décisions. C’est ma spécialité. » Rione baissa la tête puis releva les yeux pour le fixer, les sourcils froncés. « À propos de mauvaises décisions que vous n’auriez pas encore prises, vous n’allez pas le faire, n’est-ce pas ?

— Faire quoi ? demanda-t-il, encore qu’il sût très bien ce qu’elle voulait dire.

— Résoudre tous nos problèmes en débarquant à Unité à bord d’un vaisseau d’argent, expliqua-t-elle. Vous pouvez sauver l’Alliance en un clin d’œil rien qu’en annonçant que vous prenez provisoirement le pouvoir, le temps de tout remettre à plat. Non seulement les civils et les militaires l’accepteraient dans leur grande majorité, mais encore vous feraient-ils fête.

— Sauver l’Alliance ? répéta Geary sans cacher sa colère. Pour moi, ce serait plutôt sonner son glas au nom de son salut.

— Je suis bien d’accord. » Elle haussa derechef les épaules et détourna les yeux. « C’est votre dilemme. Le problème serait aisément résolu, mais la solution risquerait d’être pire. Et vous refusez d’ailleurs de suivre cette simple et dévastatrice ligne d’action.

— Bon sang, ne me reste-t-il donc aucune option favorable ?

— Vous me posez la question ? La même qui a toujours existé : les citoyens prennent la responsabilité d’élire ceux qui œuvreront pour le bien commun et pas seulement dans leur propre intérêt. Je vous souhaite bonne chance, toutefois, si vous comptez là-dessus. Ils préféreraient de loin voir débarquer sur son destrier d’argent un cavalier blanc qui leur épargnerait cette peine. »

Il s’apprêta à répondre puis éclata brusquement de rire. « On prend toujours le problème à rebours, n’est-ce pas ? »

Rione le fixa en arquant un sourcil. « Qu’est-ce qu’on prend à l’envers ?

— La démocratie. Le scrutin. Les gens parlent sans cesse d’exiger de meilleurs et de plus grands efforts de la part de leurs élus, mais, si on y réfléchit sérieusement, la démocratie ne devrait-elle pas en exiger davantage des électeurs ? S’ils faisaient correctement leur travail, leurs dirigeants seraient conséquemment de meilleure qualité.

— J’imagine. » Elle secoua la tête, morose. « Mais pas entièrement vrai. Les dirigeants doivent être méritants, capables d’éviter les tentations du pouvoir et intègres même si le peuple ne tient pas à l’intégrité. La démocratie est un sport collectif, amiral. Si tous ne jouent pas à leur poste, toute l’équipe en pâtit. »

Geary s’était cru épuisé jusque-là, mais il se leva et se mit à faire les cent pas. « C’est pour cela que vous êtes venue ? Pour me dire qu’il n’y a rien que je puisse faire sans aggraver encore la situation ?

— Non. D’ailleurs, ce dont vous vous abstenez a toujours son importance. Ce qui veut dire que vous faites ce qu’il faut. Il me semblait que vous aimeriez vous l’entendre dire. » Elle entortilla ses doigts et contempla ses mains. « Je ne l’ai pas trouvé.

— Votre époux ?

— Aucune trace. Paol a disparu. »

Geary refoula une poussée de colère. « Ils avaient promis de le guérir. De lever le blocage mental qu’on lui avait imposé pour des raisons de sécurité, blocage au demeurant illégal au regard de la Constitution de l’Alliance, et de réparer les dommages qu’il avait occasionnés à son esprit.

— Les promesses de certains étaient peut-être sincères. D’autres mentaient. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’a été impossible de trouver la moindre indication sur le sort réservé à mon mari. Même si on l’avait tué, j’aurais dû au moins retrouver quelques indices. » Elle serra les poings. « Qu’on ait fomenté ma disparition n’est certainement pas une coïncidence, j’en suis persuadée. Quelque clique gouvernementale ne tient pas à ce qu’on pose des questions, ni à ce que certaines informations soient divulguées.

— Nous avons rencontré quelques agents de cette clique, déclara Geary. J’en ai deux en détention. »

Rione lui décocha un regard aigu. « Et personne n’est intervenu pour exiger leur relaxe ?

— Ils ne sont pas censés exister, visiblement. De sorte que nul ne les a réclamés ni même ne consent à admettre leur existence.

— Ça doit poser un rude dilemme à quelqu’un. » Rione eut un rire âpre. « Qu’allez-vous faire, amiral ? Continuer de vous plier aux ordres comme un bon petit soldat ?

— C’est cela ou remettre ma démission, dit Geary. Mais, jusque-là, les ordres se font plutôt rares. Je n’ai aucune certitude à cet égard, mais j’ai l’impression que, s’agissant des vaisseaux obscurs, le gouvernement s’est refermé comme une huître. Il refuse de reconnaître qu’il a construit les vaisseaux obscurs, que ceux-ci sont devenus fous, que la flotte dont je dispose est moins puissante que la force ennemie. Il n’élève sans doute pas d’obstacles, ne m’interdit pas de faire le nécessaire pour les empêcher de nuire, mais il a l’air d’espérer que je m’y attelle dans le seul cadre de mes ordres conventionnels et de la défense normale de l’Alliance. »

Rione sourit. « N’est-il pas étonnant que tant de puissants se retrouvent incapables de réagir quand ils sont confrontés à l’adversité ? Qu’ils se déclarent subitement impotents ? Vous allez donc arrêter les vaisseaux obscurs. Comment ? »

Au tour de Geary de hausser les épaules. « Vous venez d’avouer que vous aviez écouté la conférence.

— Oui. Une base secrète. Apparemment hors d’atteinte. » Rione réfléchit. « Je dois admettre que votre plan est meilleur que le mien. Je sais que je finirai par retrouver mon mari et que je ferai payer les responsables, mais, quant à la manière précise dont je devrai m’y prendre, je suis complètement perdue. » Elle regarda autour d’elle. « Vous ne gardiez pas du vin, naguère, dans cette cabine ?

— Pas pour le moment. » Geary l’observa longuement, le menton en appui sur ses mains entrelacées, puis il décida de se confier entièrement à elle. « Que savez-vous d’Unité Suppléante ? »

Rione resta coite un instant puis coula un regard vif dans sa direction. « J’ai d’abord cru à un mythe, mais certains programmes et autres dépenses classifiées dont j’ai eu connaissance pendant la guerre m’ont amenée à reconsidérer la question.

— On ne s’en est jamais ouvert à vous ?

— À moi ? J’étais peut-être sénatrice de l’Alliance, co-présidente de la République de Callas et brièvement membre du Grand Conseil, mais aussi la citoyenne d’une puissance alliée, pas de l’Alliance. On ne m’informait pas officiellement de certains projets, mais j’étais au courant malgré tout. De tout ce qu’on m’a caché et que je n’ai jamais découvert de mon côté, je n’ai aucune idée. Êtes-vous en train de me dire que vous avez réellement trouvé Unité Suppléante ?

— Nous croyons savoir où elle est et pourquoi personne ne l’a jamais découverte, mais pas tout ce qui s’y trouve. Toute suggestion de votre part nous serait bien utile », ajouta-t-il.

Rione s’accorda une minute de réflexion, le regard perdu. « Sans doute de quoi permettre au gouvernement et à l’armée de continuer à fonctionner si d’aventure Unité tombait aux mains des Syndics. Quoi qu’il en soit, cette légende court depuis longtemps. Mais quel que soit le volume des effectifs prévus en cas de malheur, il ne peut pas être très élevé de façon régulière. Si des masses de gens devaient être acheminés et rapatriés par navette, on ne pourrait pas garder très longtemps le secret.

— Une gestion par équipage restreint ?

— C’est ce que je crois.

— Il m’est venu à l’idée qu’en dehors des vaisseaux obscurs d’autres choses, d’autres gens pouvaient aussi se cacher à Unité Suppléante », lâcha Geary.

Rione inspira lentement et profondément, seule réaction visible à cette annonce. « Des gens dont la présence ailleurs pourrait poser des problèmes ? Très perspicace de votre part, amiral. C’est probablement là qu’est mon mari. Le seul endroit où je ne l’ai pas cherché, puisque j’ignorais son existence.

— Nous croyons que l’Invincible s’y trouve également. Lui aussi a disparu sans laisser de traces.

— Le cuirassé extraterrestre ? Un objet aussi massif serait très, très difficile à dissimuler. Bon, dois-je vous supplier ? Où est-ce ?

— Dans un système stellaire binaire. Pas très loin d’ici en termes de distances interstellaires. »

Elle soutint son regard et laissa échapper un petit rire. « Oh, très futé. Comment l’avez-vous deviné ?

— Les Danseurs ont pratiquement dessiné une cible autour. À notre intention.

— Je leur en dois une. » Rione lui adressa un sourire conquérant. « Vous y allez ?

— Nous y allons. Pour détruire la base des vaisseaux obscurs.

— Et comment comptez-vous justifier une attaque d’Unité Suppléante, Black Jack ? »

Geary écarta les bras. « Autant que nous puissions en juger, Unité Suppléante est occupée et utilisée par une force hostile. Le seul moyen de la sauver…

— … est de la détruire ? » Rione sourit de nouveau. « Permettez-moi de vous accompagner et de vous assister dans cette tâche. »

Il lui retourna son sourire. « Vous m’accompagneriez que je le veuille ou non, n’est-ce pas ?

— Je trouverais un moyen, en effet.

— En ce cas, je préfère vous savoir officiellement présente afin de pouvoir vous tenir à l’œil. J’informerai sa commandante de votre retour à bord de l’Indomptable et du fait qu’il vous faut une cabine.

— Elle sera sûrement ravie de l’apprendre.

— En fait, elle s’inquiétait pour vous et votre époux », répondit Geary.

Rione fit la moue et détourna le regard. « En dépit de tout ?

— Tanya ne vous aime pas et ne vous fait pas entièrement confiance, mais elle déteste qu’on fasse du mal aux gens.

— Sauf quand elle y pourvoit elle-même, n’est-ce pas ? Avec un gros canon. » Rione poussa un soupir. « Je suis une garce éhontée. Je manipule les gens. Je vois mal pourquoi quelqu’un se soucierait de ce qui m’arrive.

— Vous avez quelques qualités qui vous sauvent. Je sais que vous méritez mieux que ce que l’Alliance vous a réservé jusqu’ici. Et j’entends bien faire mon possible pour redresser la situation.

— L’Alliance… L’Alliance est bien davantage que les gens qui prétendent représenter ses intérêts. Je vais m’employer moi aussi à rectifier certaines choses, amiral. Contentez-vous de me conduire là où je trouverai mon mari et où je serai à portée de certains de ceux qui se sont octroyé le droit de jouer au démiurge avec son existence et la mienne.

— Je ferai de mon mieux, promit Geary. Si vous disposiez d’informateurs qui pourraient nous aider à découvrir le moyen d’accéder au probable portail de l’hypernet d’Unité Suppléante, ça nous avancerait beaucoup.

— Je ferai tout mon possible. » Rione se leva, les yeux baissés. « J’ai renoncé depuis longtemps à l’idée que les gens, dans leur grande majorité, pouvaient faire preuve d’un minimum de correction et je… ne me lie pas aisément. Je ne sais pas exactement pourquoi vous m’aidez, mais je vous en suis reconnaissante. Merci. »

Bien qu’il fût sensible à la souffrance qui émanait de Rione, Geary eut un sourire sardonique. Il était conscient qu’elle ne voudrait pas de sa commisération, ni d’aucune manifestation laissant entendre qu’elle s’était montrée vulnérable. « Pour être franc, madame la co-présidente, sénatrice et émissaire de l’Alliance, vous vous faites parfois des amis. Pas facilement, certes, mais à l’occasion en dépit de tous vos efforts. »

Rione éclata de rire. « Nous revenons de loin, amiral. Maintenant, allons à Unité Suppléante. Mais, avant tout, il se trouve que je sais que vous allez recevoir un autre visiteur qui devrait arriver demain.

— Qui ça ?

— Quelqu’un de très haut rang. Qui pourrait même détenir ce à quoi nous aspirons le plus en ce moment, vous et moi. »

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