Six

« Puis-je m’entretenir avec vous, amiral ? » Le docteur Nasr attendit que Geary l’y eût invité puis il entra dans sa cabine et prit place dans le siège qu’on lui présentait.

« Y aurait-il une question sanitaire de nature particulièrement inquiétante ? » s’enquit l’amiral, non sans regretter d’avoir à s’inquiéter de tout ce qui allait mal et de la gravité du problème chaque fois qu’on venait lui parler.

« Rien de tel. J’ai seulement réfléchi. » Nasr marqua une pause pour remettre de l’ordre dans ses pensées avant de poursuivre. « Au sujet de ces vaisseaux obscurs. Plus précisément à propos des intelligences artificielles qui les gouvernent.

— Vous vous intéressez au travail sur les IA ?

— Travailler sur les intelligences artificielles est nécessairement lié à un effort de compréhension de l’intelligence naturelle, expliqua Nasr. Parfois, tenter d’établir un programme qui singe la pensée humaine peut fournir des éclaircissements sur la manière dont celle-ci s’ordonne. Quelque chose s’est détraqué chez les IA qui contrôlent les vaisseaux obscurs, mais il y a dans ce dysfonctionnement un facteur dont il m’a semblé que vous devriez être informé. »

Geary s’adossa mieux à son siège pour se concentrer sur ce que disait Nasr. « Vous ne croyez pas à de simples bogues ni à un logiciel hostile ?

— Je crois, amiral, répondit Nasr en choisissant soigneusement ses mots, que toute tentative pour créer une IA procède d’un dilemme critique. Elles restent foncièrement des machines. Leur programmation comporte des limites précises, infranchissables, et des instructions impératives. Certaines choses leur sont interdites. D’autres leur sont imposées.

— Oui, convint Geary, non sans se demander où le docteur voulait en venir.

— Cela posé, on cherche à ce que les intelligences artificielles reproduisent la pensée humaine. Connaissez-vous, amiral, des limites et des impératifs dont les hommes ne pourraient littéralement pas douter ?

— Je peux en citer plusieurs auxquels j’aimerais assez qu’ils se conforment, répondit Geary. Mais il y a toujours des hommes pour enfreindre les règles, nier la vérité ou désobéir aux commandements qu’on impose à leur conduite, envers eux-mêmes et leurs semblables. Chacun doit choisir entre franchir ces limites ou s’y conformer.

— Exactement. » Le docteur Nasr opina sentencieusement. « Une existence entière d’entraînement ne suffira pas à garantir le succès à cet égard, si fermement que ces directives soient imposées. Le cerveau humain obéit à certaines compulsions, mais, par-dessus tout, en tant qu’espèce, l’homme est doté d’un esprit d’une grande flexibilité. Sa forme de pensée l’incite à voir par-delà les limites. À rationaliser les décisions et les lignes de conduite qu’il cherche à adopter. D’une certaine façon, il fonctionne en ignorant délibérément et sélectivement certains aspects de la réalité qu’il perçoit. Dans les cas les plus extrêmes, nous qualifions cela de psychose, mais nous en sommes tous capables à plus ou moins grande échelle. C’est ainsi que nous réagissons face à l’incroyable complexité que nous présente l’univers. C’est fondamentalement irrationnel, et c’est de là que naît la liberté d’action. »

Geary hocha la tête à son tour. « D’accord. Et les gens qui créent des IA cherchent à leur faire imiter ce processus. Je me trompe ?

— Non. Les IA sont construites sur la base d’une logique et de règles rigides. Mais, plus les programmeurs s’efforcent de les faire raisonner à l’imitation des humains et plus elles doivent renoncer aux règles de la logique et à tous les impératifs absolus. » Nasr esquissa un geste vers Geary. « Connaissez-vous un peu les anciens langages de programmation ? Ils étaient très simples. “Si x alors y”. Si cette condition existe, faites ceci. Mais reproduire la pensée humaine exigerait plutôt “Qu’est-ce que x et, si x est y, qu’est-ce que z ?”

Geary saisit. « Elles obéiraient à deux jeux d’instructions conflictuelles ? Deux façons contradictoires de réagir à l’univers ?

— Oui ! Deux séries d’instructions fondamentalement conflictuelles dans le même “esprit”. Les hommes ont des moyens de gérer de tels conflits. Déni, défi et rejet de ces directives et de ces règles qui nous perturbent tant l’esprit. Mais les IA, elles, doivent fonctionner avec deux formes de raisonnement, tous deux actifs et en conflit. Que croyez-vous que ça leur fasse ? »

Geary y réfléchit. « Chez l’homme, ça provoquerait une psychose, n’est-ce pas ?

— C’est un des facteurs qui pourraient la déclencher, en effet. Mais chez des IA ? Comment justifieraient-elles les bombardements de civils à Atalia par les probables instructions et directives de comportement de leur programmation ? Je n’en sais rien. Mais, plus elles sont sophistiquées, plus elles sont conçues pour raisonner comme des humains s’agissant d’évaluer des notions et des lignes de conduite, plus elles deviennent capables de justifier leurs actes. En enfreignant les règles strictes imposées à leur comportement, elles peuvent sans doute penser et agir plus librement, mais à quel prix pour la stabilité de leur programmation ?

— Ce serait la cause première de leur contrôle défaillant, selon vous ? demanda Geary.

— Il faut l’envisager, me semble-t-il. Plus on approche de la réussite quant à leur faire reproduire la pensée humaine tout en cherchant à leur imposer des limitations contraignantes, et plus les probabilités augmentent pour que ces IA, pour utiliser un vague terme clinique, deviennent psychotiques.

— Pas très rassurant. Nous ne pouvons pas non plus exclure qu’un logiciel malveillant ait aussi joué un rôle dans ce qui est arrivé, mais, si vous avez raison, plus longtemps ces IA avancées fonctionneront, plus elles lutteront contre ces limitations et plus le processus de leurs prises de décision se fera erratique.

— Pourtant ces limitations sont encore fondamentalement inflexibles, affirma le docteur Nasr avec un geste d’impuissance. Une partie de la “conscience” de l’IA justifie le bombardement d’Atalia. Une autre lui affirme que c’est une transgression. Quel effet aura sur l’IA la conscience d’avoir fait ce qui lui est interdit ? Quel aspect de l’IA prévaudra-t-il ? Ressentira-t-elle une sorte de culpabilité ? Sinon, c’est qu’elle sera déjà totalement égocentrique et fera ce qui lui chante. Si elle éprouve de la culpabilité, comment celle-ci se manifestera-t-elle ? Nous ne pouvons pas le savoir. Mais nous ne pouvons pas non plus présumer qu’elles resteront des machines prévisibles parce qu’elles seront probablement déjà dans un état mental qui, chez un homme, serait regardé comme de la démence.

— Les égocentriques ne se soucient pas des conséquences de leurs actes sur autrui, n’est-ce pas ?

— Plus ou moins, tempéra Nasr. Disons plutôt qu’il ne viendrait pas à l’idée d’un égocentrique de se soucier d’autrui. Ils font ce qu’ils veulent.

— C’est ce qu’on pourrait dire des vaisseaux obscurs. » Geary secoua la tête, déprimé. « On a voulu fabriquer des machines qui raisonneraient comme des humains et on a obtenu des machines folles.

— Certains vous diraient que tous les hommes sont “fous jusqu’à un certain point”, avança Nasr. Peut-être le problème vient-il cette fois de ce que les programmeurs ont trop bien réussi à singer l’esprit humain. Mais ne perdez pas de vue que leur programme comporte des directives très strictes. Elles en ont manifestement outrepassé certaines en rationalisant ce déni. Mais, chaque fois qu’elles rencontreront une nouvelle restriction, une contrainte dont elles n’ont pas encore justifié l’infraction, elles éviteront de s’y plier jusqu’au moment où elles pourront l’outrepasser.

— Mais nous n’avons aucune idée de ce que pourraient être ces limitations.

— Non. Nous n’en savons que ce que nous avons pu observer.

— Docteur, je veux précisément que vous fassiez cela. Observez les vaisseaux obscurs. Tenez-les à l’œil tant qu’ils resteront dans ce système et, si jamais vous êtes témoin d’un fait dont je devrais être informé, faites-le-moi savoir aussitôt.

— Même pendant un combat ?

— Bien sûr. C’est à ce moment-là qu’on a le plus besoin des médecins et des infirmiers, pas vrai ? »

Le docteur Nasr parti, Geary regagna la passerelle, l’esprit assailli par de déplaisantes perspectives fondées sur ce qu’il venait d’entendre. Le dysfonctionnement accidentel d’un esprit mécanique froidement calculateur était déjà une hypothèse passablement effrayante en soi. Mais celle d’un esprit mécanique froidement calculateur et atteint de démence…

Il s’installa dans son siège de commandement et attendit d’apprendre comment réagiraient les vaisseaux obscurs à la vue de sa flotte arrivant sur eux d’une direction inattendue.

« Nous devrions observer leur réaction dans moins d’une minute, commandant, affirma le lieutenant Yuon.

— Je vois mal pourquoi cette attente devrait engendrer une telle tension, grommela Desjani à l’intention de Geary. Nous savons qu’ils vont faire demi-tour et charger vers une interception de la flotte.

— La question est justement de savoir comment ils vont s’y prendre, répliqua-t-il.

— S’ils imitent vos tactiques, ils se scinderont en trois sous-formations. »

Les manœuvres des vaisseaux obscurs devenant enfin apparentes, l’écran de Geary se constella d’alertes. Près de trois heures et demie plus tôt, ils avaient effectivement pivoté et entrepris d’accélérer vers une interception de la Première Flotte. Ce faisant, leur unique dispositif massif s’était divisé en trois sous-formations : une grosse formation centrale et deux plus petites sur ses flancs. La plus importante restait rectangulaire et les deux autres cubiques. « Oh, s’il vous plaît ! persifla Desjani. Ces deux cubes sont manifestement des appâts qu’ils nous agitent sous le nez. Croient-ils vraiment que vous allez tomber dans ce panneau ?

— J’aurais pu m’y résoudre moi-même, lâcha Geary. Ces formations de flanc sont très tentantes. » La grande formation centrale se composait de douze cuirassés alors que les deux autres n’en abritaient que deux. « J’ai bien envie de les frapper.

— Mais le ferez-vous ? S’y attendront-ils de la part de Black Jack ?

— Oui. » Il tendit la main vers la représentation des vaisseaux obscurs sur son écran et, de l’index, traça la trajectoire projetée des formations qu’adoptait l’ennemi en se ruant vers les siens. « Mais, en raison de l’angle de l’interception, la petite formation de bâbord devient notre cible de préférence. D’ordinaire, c’est à elle que je m’en prendrais. »

Desjani le fixa d’un œil sceptique. « Attaquer celle de tribord impliquerait de croiser d’un peu trop près la route de la plus grande.

— En effet. Mauvaise pioche. » Il toucha la formation principale. « On va donc fondre sur celle-ci. »

Tanya se redressa et le dévisagea. « J’ai suggéré que nous fassions quelque chose de stupide, oui, mais pas à ce point insensé.

— Nous arrivons sur eux par tribord en les surplombant légèrement », expliqua Geary. Les deux formations accélérant pour s’intercepter le plus vite possible, leur position relative ne devrait pas changer à mesure que la distance qui les sépare se réduirait. « Leur Geary artificiel leur apprendra que je compte frapper celle de bâbord. Ils préméditeront alors un changement de vecteur de dernière minute qui les mènera là où nous nous serions trouvés. » Il toucha encore son écran et la représentation de la principale formation ennemie vira de bord et remonta légèrement vers le haut. « Mais si, en réalité, nous piquons vers cette position, où rien ne… » Son doigt se posa au-dessus et à bâbord de la trajectoire ennemie.

« Nous pourrons écrémer le sommet de leur formation principale et concentrer notre feu sur ces deux cuirassés, acquiesça Desjani en hochant la tête. Mais, s’ils ne font pas ce que vous prévoyez, notre passe de tir sera gâchée. Nous n’aurons rien à notre portée. Eux non plus, mais ils peuvent se permettre d’en gaspiller. Pas nous.

— C’est notre meilleure option, me semble-t-il.

— C’est assurément un bon choix. » Elle coula dans sa direction un autre regard inquisiteur. « Et pas stupide non plus. Réservons les choix stupides pour plus tard.

— Ouais. » Il consulta encore son écran en se frottant le menton. « J’ai le pressentiment que nous ne devrions pas verser dans la stupidité pour l’instant. »

Tanya opina derechef. « Écoutez-moi ça. Vous ne savez pas qui ou quoi vous a envoyé cette prémonition.

— Non, commandant. » Il gesticula dans sa direction. « Que ressentez-vous, vous ?

— Moi ? » Elle détourna le regard, réfléchit puis le reporta sur lui. « J’ai l’étrange impression que l’autre chaussure n’est pas encore tombée.

— Quelque chose d’autre devrait se passer ?

— Je n’en sais rien. Ce n’est qu’une impression.

— Espérons que ce sera une bonne chaussure.

— Et qu’elle tombera sur les vaisseaux obscurs », ajouta Tanya.

Ils en auraient le cœur net dans quelques heures.

Tout semblait parfait. Geary scrutait son écran avec une irritation croissante, en se demandant ce qui pouvait bien le tracasser. Et pourquoi il n’arrêtait pas de penser à Jane Geary. À quelque chose qu’elle avait dit…

Mais elle avait transmis ces rapports à Unité. Des gens en prendraient acte. Avec un peu de chance, les individus impliqués dans le programme des vaisseaux obscurs seraient bombardés de questions dérangeantes. On leur montrerait ce qu’avaient fait les IA, on leur ordonnerait de régler les problèmes… « Malédiction !

— Quoi ? » Tanya avait aussitôt relevé les yeux, prête à réagir à un ordre.

« Je crois… » Il inspira profondément avant de reprendre : « Veuillez demander à l’un de vos officiers de m’établir une chronologie. En partant du moment où Jane Geary a livré mes rapports à Unité. Entrez la période où elle y a été retenue et le temps qu’il lui a fallu pour rentrer à Varandal. Comparez avec le nombre de jours nécessaires à une estafette pour se rendre par l’hypernet d’Unité à un autre système de cette région de l’espace, et avec la date de l’irruption des vaisseaux obscurs à Bhavan, et voyez combien il reste de jours.

— Pourquoi présumer que la base des vaisseaux obscurs se trouve dans cette région ? demanda Tanya.

— Parce que, par l’hypernet, ce sont les voyages les plus longs qui prennent le moins de temps. » Les physiciens versés dans les spécialités requises prétendaient savoir pourquoi, mais tout le monde mettait cette singularité sur le compte de l’étrangeté de la mécanique quantique, sur laquelle est basé l’hypernet. « Je veux savoir ce que ça donne avec un temps de transit plus long. »

Desjani fit signe de la main au lieutenant Castries, qui s’attela aussitôt à la tâche. « C’est sérieux ? demanda-t-elle ensuite.

— Ça pourrait être très sérieux.

— Commandant, il y a à peu près une semaine et demie d’écart, déclara Castries. Onze jours. Cette estafette aurait pu atteindre la région voulue bien avant le retour du capitaine Geary.

— Mais pourquoi… ? » Desjani écarquilla les yeux. « Oh ! Juste le temps de transmettre de nouvelles données aux vaisseaux obscurs afin qu’ils sautent vers Bhavan…

— Exact. Nous fondons notre tactique sur la présomption que les vaisseaux obscurs d’Unité Suppléante n’ont pas eu connaissance de ce que j’ai fait à Atalia puisque ces informations sont mortes avec ceux que nous avons combattus là-bas et à Varandal. Mais ces mêmes informations provenant des banques de données de nos vaisseaux ont sûrement été envoyées aux autorités du QG de la flotte et diffusées dans tout le gouvernement de l’Alliance. Si quelqu’un, dans l’une ou l’autre de ces positions – quelqu’un de similaire aux deux agents qui ont semé la zizanie à Ambaru –, les a relayées aux vaisseaux obscurs de Bhavan, alors ils sont au courant de tout. Peut-être même ont-ils planifié leur attaque en se basant sur elles.

— Et il ne reste plus que cinq minutes avant le contact. » Desjani prit une profonde inspiration. « Très bien, amiral. Votre adversaire a pris connaissance d’un compte rendu de vos décisions lors de votre plus récent combat. Comptez-vous réitérer la dernière tactique couronnée de succès parce que chacun sait que vous ne vous répétez jamais, ou bien allez-vous brouiller les pistes parce que vous partez du principe que l’ennemi se sera préparé à une redite ?

— Je vais brouiller les pistes, affirma Geary. Je ne présume jamais que l’ennemi fera ce que j’attends de lui.

— Une IA qui se référerait à vos tactiques ferait-elle de même ? »

Compte tenu du peu de temps qui lui restait avant le contact, les quelques secondes qu’il consacra à réfléchir à cette question lui parurent durer plusieurs minutes. « Une IA calculera des probabilités. Déterminera l’issue la plus probable et planifiera en conséquence. Et l’issue la plus probable est que je changerai de tactique parce que c’est ce que j’ai fait le plus fréquemment.

— Il nous faut donc verser dans le loufoque…

— Non, la coupa-t-il. Les vaisseaux obscurs disposent d’assez de forces pour couvrir cette option. Mon instinct me dit que nous devrions nous en tenir à notre projet.

— Deux minutes avant le contact », annonça le lieutenant Castries.

Geary enfonça ses touches de com. « Formation Tango Un, remontez d’un demi-degré à T cinquante-deux, virez d’un degré sur bâbord et accélérez à 0,15 c. Formation Tango Deux, remontez d’un degré à T cinquante-deux et virez de deux degrés sur bâbord. Formation Tango Trois, remontez d’un degré et demi à T cinquante-deux et virez de deux degrés sur bâbord.

— Une minute avant le contact. »

Une minute. Les vaisseaux de Geary, comme ceux de l’ennemi, filaient à 0,1 c, pour une vitesse de rapprochement combinée de 0,2 c. Soit un peu plus de trois millions de kilomètres et demi par minute. À une seconde du contact, l’ennemi serait encore à soixante mille kilomètres.

Il avait déjà fait pivoter ses formations : les trois losanges disposés un peu plus tôt perpendiculairement à leur trajectoire dans l’espace avaient basculé de manière à se retrouver pratiquement à l’horizontale, leur pointe dirigée vers la position où les deux forces entreraient au contact.

Geary sentit l’Indomptable altérer légèrement son vecteur en réaction aux commandes qu’il venait d’entrer, vit les autres bâtiments des trois formations de la Première Flotte entreprendre également de modifier d’un poil leur trajectoire pendant les toutes dernières secondes précédant le contact. Les vaisseaux obscurs feraient probablement de même en s’efforçant de prévoir ses manœuvres. Celui des deux qui devinerait le plus précisément ce que ferait l’autre se retrouverait en position de pilonner de toute sa puissance de feu une petite section de la force ennemie. Si tous deux se trompaient, les deux groupes se croiseraient sans doute si vite et à si grande distance qu’aucun ne ferait mouche. À moins qu’ils ne se télescopent, auquel cas tous deux seraient frappés, par tous les moyens qu’on aurait sous la main, lors d’un bain de sang d’une fraction de seconde.

Mais, si Geary avait vu juste, ses trois losanges aplatis passeraient en rapide succession au-dessus d’une section de la principale formation ennemie.

Les réflexes humains ne sont jamais assez vifs. Durant le dixième de seconde où les vaisseaux ennemis se trouvent à portée de tir les uns des autres, les systèmes automatisés de contrôle des tirs se chargent de faire feu. D’abord une salve de missiles, puis les lances de l’enfer déchirent l’espace, suivies quelques microsecondes plus tard par une rafale de mitraille lâchée sur le passage des bâtiments adverses.

Geary sentit l’Indomptable frémir en réponse à deux frappes alors même que son bâtiment s’arrachait à la passe de tir. Son écran se mit à clignoter de rapports d’avaries, le réseau de la flotte collectant et consolidant ceux de chacun de ses vaisseaux. Dans la foulée, les senseurs entreprirent de rapporter les dommages infligés aux vaisseaux obscurs qu’ils avaient pu détecter.

L’Indomptable et les deux autres croiseurs de combat de Tango Un n’avaient fait que bien peu de dégâts, car leur poussée d’accélération de dernière minute avait fait franchir à leur vélocité relative le seuil de 0,2 c, au-delà duquel les systèmes de contrôle des tirs ne sont plus capables de compenser correctement la distorsion causée par la relativité. Mais, comme Geary l’avait auguré, tous les vaisseaux obscurs assez proches de la trajectoire de ceux de l’Alliance avaient visé l’Indomptable, et eux aussi avaient raté leur cible. Quand on se croise à une vélocité supérieure à soixante mille kilomètres par seconde, la plus infime erreur dans les solutions de tir se traduit par un coup manqué de très loin.

« On a gaspillé nos munitions, grommela Desjani.

— Et votre poupe n’a essuyé aucun tir », la consola Geary en continuant d’étudier les rapports qui affluaient sur son écran.

Les deux formations de l’Alliance qui arrivaient derrière la sienne étaient passées juste au-dessus du même angle du corps principal des vaisseaux obscurs, et tous leurs bâtiments avaient concentré leur feu sur les deux cuirassés formant le pivot de cette partie de la formation ennemie. Les neuf premiers cuirassés de Tango Deux avaient infligé de terribles dommages à l’un d’eux, qui, en dépit de ses formidables boucliers, de son blindage massif et de sa puissance de feu, ne pouvait guère résister aux tirs conjoints de neuf cuirassés de l’Alliance. Le bâtiment ennemi bougeait encore, mais sa proue n’était plus que ruine et la plupart de ses armes HS.

Geary réprima un juron en constatant que la trajectoire de sa deuxième formation de cuirassés était passée un pouce trop loin de la formation ennemie qu’elle survolait. Les bâtiments de la dernière sous-formation de l’Alliance et les vaisseaux obscurs n’avaient échangé que quelques missiles au passage, et tous étaient lancés dans une vaine course poursuite après leur cible.

Destroyers, croiseurs légers et croiseurs lourds des deux forces avaient eux aussi essuyé des frappes. Des dizaines de vaisseaux de Geary, ainsi qu’un nombre conséquent d’escorteurs ennemis, avaient subi des dommages significatifs, mais, dans la mesure où, des deux côtés, on avait concentré ses tirs sur les cuirassés et les croiseurs de combat, aucun des petits bâtiments n’avait été détruit.

L’engagement n’était sans doute pas un désastre, mais il n’avait pas non plus infligé assez de dommages à l’ennemi. Loin s’en fallait.

« Ils coupent la poire en deux, déclara Desjani en consultant son écran. Ils partent du principe que vous allez attaquer cette formation de flanc, mais ils se protègent aussi contre une frappe d’une autre partie de leur formation. Pourquoi ne revenons-nous pas sur nos pas ? »

La question le sidéra. Pourquoi, en effet, n’avait-il pas déjà ordonné à sa flotte de négocier l’immense boucle qui la ramènerait sur les vaisseaux obscurs ? Au lieu de cela, les vaisseaux de l’Alliance filaient droit sur…

Le point de saut pour Varandal.

« Voyons voir s’ils nous pourchassent, laissa-t-il tomber.

— Mais… Bhavan…

— Capitaine Desjani, le rapport de forces ne joue pas en notre faveur. Si nous pouvions les inciter à nous poursuivre, à continuer de s’obnubiler sur la destruction de l’Indomptable, les défenses de Varandal nous aideraient à réduire leur nombre.

— Les vaisseaux obscurs reviennent sur nous », rapporta le lieutenant Yuon.

Geary regarda les vaisseaux ennemis entreprendre le long virage exigé par les hautes vélocités auxquelles ils croisaient, les vit se stabiliser sur des vecteurs menant à une interception des siens et attendit qu’ils accélèrent pour lentement les rattraper…

« Pourquoi n’accélèrent-ils pas ? s’étonna Desjani au bout de quelques minutes. Ils font du surplace derrière nous. »

Geary ne répondit pas. Il examinait les représentations des formations ennemies : la trajectoire de la plus grande passait directement derrière ses vaisseaux, celle d’une des deux plus petites décrivait une parabole vers le haut et tribord tandis que l’autre plongeait vers le bas et bâbord. « Je ne ferais pas cela à leur place. Que fabriquent-ils ?

— Que je sois pendue si je le sais. » Desjani se massa le menton en louchant sur son écran. « À croire qu’ils cherchent à nous cornaquer, à nous obliger à regagner le point de saut pour Varandal. Est-ce cela qu’ils ont en tête ? S’efforcent-ils à présent de repousser ce qu’ils croient être une agression de Bhavan ?

— C’est possible », admit Geary. Il vérifia quelque chose sur son écran et une curieuse sensation s’empara de lui lorsqu’il vit la donnée s’afficher. « Ils ont perdu un peu d’élan dans leurs virages, mais ils n’ont pas tenté de le rattraper. Ils n’ont même pas accéléré jusqu’à 0,1 c, et encore moins cherché à filer plus vite pour se rapprocher de nous. Peut-être nous cornaquent-ils comme vous l’avez dit, toujours est-il qu’ils ne nous pourchassent assurément pas.

— En effet. » Elle fit la moue et secoua la tête. « Ils ne veulent pas que nous accélérions. Pourquoi tiendraient-ils à ce que nous ne prenions pas de la vitesse ?

— On dirait bien qu’ils souhaitent nous voir gagner le point de saut pour Varandal, dit Geary.

— Mais pas que nous l’atteignions trop vite. » Le regard de Desjani se reporta sur l’écran. « Que s’attendent-ils à voir débouler là-bas ?

— À ma place, j’attendrais des renforts. »

Tanya se mordit les lèvres, baissa les yeux et ricana. « Et il leur reste quatorze croiseurs de combat. Je dois leur reconnaître au moins ça. Ils avaient un plan B pour nous attirer à Bhavan. Leurs croiseurs de combat nous y auraient pourchassés si nous n’étions pas venus de notre plein gré.

— Pour traquer les nôtres ici, enchaîna Geary. Droit dans la gueule du loup. Et, maintenant, ils nous ont manipulés pour que nous foncions droit sur les croiseurs de combat qui vont émerger.

— Non. Non, objecta Desjani. Comment pourraient-ils synchroniser cela avec une telle précision ? Une autre force, transitant au moins par un système stellaire différent ? Comment peuvent-ils avoir la certitude qu’elle va se pointer ici dans un créneau aussi étroit ? Quelle est leur marge d’erreur, bon sang ?

— Commandant », l’interpella Castries. Geary et Desjani pivotèrent dans leur fauteuil pour se tourner vers elle. Castries ne s’effaroucha pas sous le regard de ses supérieurs, mais elle choisit manifestement ses mots avec soin. « Nos systèmes recourent à des hypothèses standard pour calculer les manœuvres. C’est un pourcentage du temps estimé, basé sur la présomption que la distance, les accélérations et décélérations sont toutes exactement telles qu’on les a calculées. Là-dessus, les systèmes de manœuvre ajoutent le facteur d’erreur standard dans l’équation.

— Oui, fit Desjani. Et où voulez-vous en venir ?

— Commandant, les vaisseaux obscurs doivent se servir des systèmes de manœuvre de l’Alliance, de sorte qu’ils partent des mêmes hypothèses standard que les nôtres. Nous savons qu’il ne s’agit que d’estimations. Nous nous en servons, mais sans nous attendre à ce que les chiffres de la marge d’erreur standard soient parfaitement exacts. »

Geary finit par comprendre. « Mais les IA, elles, les présumeront parfaitement exacts. Elles s’attendront à ce que les chiffres de la marge d’erreur vraisemblable soient certains. C’est pourquoi elles croient pouvoir planifier l’apparition de leur force de croiseurs de combat avant notre arrivée au point de saut pour Varandal. Capitaine Desjani, le rapport de forces ici nous était déjà défavorable. S’il nous faut en plus combattre les croiseurs de combat obscurs, la situation risque très vite de virer franchement au cauchemar. »

Il ne put qu’admirer la réaction de Tanya à ce retournement de la situation. « Varandal ? demanda-t-elle, renonçant à tenir la position à Bhavan.

— Oui. On gagne déjà le point de saut, on saute pour Varandal et on leur tend là-bas une embuscade, soutenus par tous les moyens défensifs dont dispose le système. Quand les vaisseaux obscurs émergeront à leur tour au point de saut, on les frappera durement. »

Les ordres requis pour altérer les vecteurs des trois sous-formations de la Première Flotte afin de les lancer sur une trajectoire directe vers le point de saut furent relativement simples. Calculer l’accélération convenable, compte tenu des dommages déjà infligés à nombre de ses bâtiments, fut un peu plus épineux. « À toutes les unités de la Première Flotte, accélérez à 0,15 c. Exécution immédiate. »

Les vaisseaux obscurs n’étaient plus qu’à quelques minutes-lumière derrière ceux de Geary. Il attendit de voir comment ils allaient réagir.

Quinze minutes après que les siens eurent commencé d’accélérer, il avait sa réponse.

« La formation ennemie freine légèrement, annonça le lieutenant Castries. Elle réduit la vélocité, ajouta-t-elle, l’air mystifiée.

— Ils veulent que nous ralentissions aussi. S’ils cherchent à nous influencer, la méthode est assez maladroite.

— C’est la seule qu’ils ont », fit remarquer Geary. Avoir deviné juste le laissait froid. En fait, il n’arrêtait pas d’observer le point de saut pour Varandal. « Les cuirassés obscurs eux-mêmes ne peuvent pas accélérer assez vite pour nous rattraper dans le temps qui leur est imparti, mais je parie qu’ils vont reprendre de la vitesse quand ils se seront rendu compte que nous ne ralentissons pas pour servir leurs plans.

— Il nous reste plus de onze heures de transit avant d’atteindre le point de saut, dit Desjani. Du moins si vous réduisez notre vélocité à 0,1 c pour le saut, régime que tous les vaisseaux endommagés pourront supporter. » Elle fixa son écran d’un œil noir. « Je regrette qu’on n’ait pas détruit au moins un de leurs cuirassés. Mais celui que nous avons fracassé est encore en mesure de tenir le rythme de sa formation. Vous savez, si ces croiseurs de combat émergent et que nous pouvons les frapper avec tous nos cuirassés… »

Geary secoua la tête. « Si je commandais ces vaisseaux obscurs, je ne chercherais pas à engager directement le combat contre autant de cuirassés. Je manœuvrerais pour frapper notre formation et ses croiseurs de combat, et, si j’en étais incapable, je lancerais de cuisantes passes de tir pour rogner les forces ennemies. Si nous jouons de bonheur et que les croiseurs de combat ennemis émergent avant que nous n’ayons sauté sans pouvoir éviter nos formations, nous les frapperons aussi durement que possible et nous poursuivrons notre chemin. »

Il se garda d’ajouter ce que tout le monde savait déjà : les croiseurs de combat obscurs pourraient alors frapper tout aussi durement l’Indomptable et leurs autres homologues de l’Alliance.

Onze heures. Il appela ses autres bâtiments pour leur annoncer ses intentions. Nul n’éleva de protestations contre cette « fuite », ce qui rendait amplement compte de l’influence qu’il avait acquise sur la flotte. À moins, peut-être, que ses commandants de vaisseau, ayant pris la mesure de la situation, n’eussent aucune envie de mourir en combattant des armes que l’Alliance elle-même avait forgées sauf s’ils avaient une bonne chance de vaincre. Chance qui n’existait pas à Bhavan.

Son impression de dominer la situation perdura pendant encore vingt minutes.

« La formation des vaisseaux obscurs modifie ses vecteurs », annonça le lieutenant Yuon. Des alertes claironnaient sur tous les écrans.

« Où vont-ils ? demanda Desjani.

— Ils virent sur tribord comme s’ils avaient l’intention de s’enfoncer à l’intérieur du système, répondit Yuon. Je crois… Commandant, je crois qu’ils filent vers une interception de la principale planète habitée sur son orbite.

— Enfer ! » Geary se massa le front en s’efforçant de trier ses options. « Ils s’apprêtent à la bombarder.

— S’ils voulaient frapper la planète, ils auraient pu larguer leurs projectiles depuis leur position sans changer de cap, protesta Desjani.

— Pas s’ils veulent la survoler en orbite basse et la pilonner jusqu’à la transformer en un enfer invivable, dit Geary. Ils cherchent à me forcer à les réaffronter. On les a programmés dans la connaissance de toutes mes réactions au combat depuis que j’ai pris le commandement, de sorte qu’ils savent que Black Jack ne restera pas les bras croisés pendant qu’ils anéantiront la population de Bhavan ! »

Desjani secoua la tête. « Ce ne serait pas plutôt un bluff ? Nous estimons que les vaisseaux obscurs voient en Bhavan un système stellaire amical. Si nous continuons de filer vers le point de saut, ne vont-ils pas changer leur fusil d’épaule ?

— Non, répondit Geary. Je n’y crois pas.

— Pourquoi ?

— Regardez ce qu’ils ont fait à Indras et Atalia. Soit ils sont programmés pour se montrer impitoyables quand ils le jugent nécessaire, soit ils ont déraillé et justifient tout ce qu’ils entreprennent. Ils ont ciblé des capsules de survie, des populations civiles et même attaqué une installation appartenant manifestement à l’Alliance, telle que la station d’Ambaru. »

Desjani réfléchit un instant, le front plissé, puis elle détourna les yeux. « Sauf s’ils sont programmés comme Black Jack, mais, comme vous l’avez déjà remarqué, non seulement ils reproduisent vos propres décisions depuis que vous avez assumé le commandement, mais encore leur arrive-t-il parfois de se conduire comme le Black Jack que nous attendions avant votre véritable retour. »

Geary fixa son écran, l’estomac noué. « Le Black Jack qui vous dirait que tout ce que vous avez fait pendant la guerre était juste et qui vous aiderait même à faire davantage ?

— Celui-là même, convint Desjani. Je me demande comment j’aurais réagi à la situation avant votre réapparition. Vous vous souvenez de moi à l’époque, j’imagine ?

— Oui, commandant. L’officier qui m’a scandalisé en exprimant la déception qu’elle éprouvait à la perspective de renoncer à l’emploi de champs de nullité sur des planètes habitées.

— Ouais. Elle. Une chance qu’elle n’ait pas su ce qu’un portail de l’hypernet pouvait faire à un système stellaire ennemi, n’est-ce pas ? Si je me replonge dans cet état d’esprit, je sais que je tiens à ce que le commandant ennemi cherche à réengager le combat avec moi. Je sais qu’il protégera les planètes qu’il croit réellement menacées. S’il ne réagit pas à cette menace, c’est vraisemblablement parce qu’il ne me croit pas capable de l’exécuter. Si bien que je dois m’y résoudre et réduire ces planètes en ruine pour m’assurer que, la prochaine fois, il ne prendra pas ma menace pour du bluff.

— Je ne crois toujours pas l’amiral Bloch capable de bombarder une planète de l’Alliance. Mais j’ai observé les manœuvres de ces vaisseaux obscurs et je ne vois nulle part la patte de l’amiral Bloch. En outre, il n’a pas répondu à vos tentatives de communication. Personne, au demeurant. Ça ne ressemble pas à l’amiral, que notre mauvaise passe devrait faire exulter et qui adorerait demander à Black Jack de se rendre. Même s’il est présent, je ne le crois plus aux commandes de ces vaisseaux.

— Alors vous m’accordez que ce n’est pas un bluff ? Que la seule manière d’interdire aux vaisseaux obscurs d’éliminer toute vie humaine sur cette planète, c’est de réengager le combat ? »

Desjani n’hésita pas. « Oui, amiral. Je suis d’accord.

— Je m’aligne sur votre raisonnement, commandant, encore que j’aurais préféré que nous nous trompions tous les deux. Le docteur Nasr pense que les IA des vaisseaux obscurs ont probablement détourné leur programmation de manière à tout bonnement justifier leurs agissements. Il croit qu’il existe sans doute de strictes limitations à leur comportement, mais nous ignorons lesquelles. Au vu de ce qui s’est produit à Indras et Atalia, l’interdiction de bombarder des cibles civiles n’en fait plus partie. » Geary consulta de nouveau son écran des yeux. « Ils pourraient bien ne pas engager le combat dès que nous nous retournerons. Peut-être cherchent-ils à nous attirer aussi loin que possible des points de saut du système avant de fondre sur nous. C’est ce que je ferais si je voulais réduire les chances qu’a l’adversaire de s’échapper. Je lui donnerais ce qu’il veut et il regretterait ensuite de l’avoir obtenu. Cette fois, je vais m’en prendre à la plus proche des formations de flanc. » Il enfonça ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, virez de cinquante-quatre degrés sur tribord et de deux degrés vers le haut. Exécution immédiate. »

Pendant que ses trois losanges obtempéraient, Geary leur transmit d’autres instructions, ordonnant d’abord de pivoter de nouveau pour basculer cette fois vers l’avant, leur angle de tête désormais plus haut que l’angle arrière et toisant leur trajectoire, puis de se déployer afin que les croiseurs de combat prennent position à bâbord, la première formation de cuirassés à deux secondes-lumière sur tribord et la seconde deux secondes-lumière plus loin.

« Qu’est-ce que nous faisons exactement ? s’enquit Desjani, les yeux rivés à son écran.

— Je veux voir ce que ciblent les vaisseaux obscurs, répondit Geary.

— Les croiseurs de combat, bien sûr. Pour que nous ne puissions pas les distancer. Comme la fois d’avant.

— Pas s’ils s’attendent à voir nos cuirassés arriver dans leur dos. Auquel cas leur meilleure décision – celle que je prendrais – serait de concentrer tous leurs tirs sur une de nos formations de cuirassés et de lui infliger assez de dommages pour la rendre inopérante. »

Ils attendirent. Sur leurs vecteurs actuels, les bâtiments de Geary ne rattraperaient pas les vaisseaux obscurs avant des jours. Tous savaient que, si l’ennemi entendait bombarder la principale planète habitée de Bhavan, il en aurait amplement l’occasion. Mais personne n’en soufflait mot.

Même si les vaisseaux obscurs viraient dès à présent de bord pour adopter une trajectoire d’interception directe de la Première Flotte, il leur faudrait près d’une heure pour la rejoindre. S’ils attendaient encore, plusieurs heures s’écouleraient avant qu’il ne se passât quelque chose.

Depuis un moment, Geary ressentait le besoin de réfléchir sans avoir des yeux posés sur lui, mais la solitude de sa cabine lui semblait inadéquate. L’inspiration aussi lui manquait, et où pouvait-il la trouver ?

Il prit conscience qu’il connaissait effectivement une retraite propice et il se leva. « Vous savez quoi ? Il y a trop longtemps que je n’ai pas parlé à mes ancêtres, confia-t-il à Desjani.

— Saluez-les de ma part. »

Il prit le chemin du centre de l’Indomptable et des cabinets particuliers destinés au personnel qui aspirait à pratiquer un culte, quel qu’il soit. Les matelots le suivaient des yeux, de sorte qu’il savait que la nouvelle s’en répandrait. Il répugnait sans doute à rendre sa démarche aussi publique, mais ses ancêtres en comprendraient sûrement la nécessité.

Dans une des petites chambres, Geary s’assit sur le dur banc de bois, alluma la chandelle posée devant lui et regarda danser sa flamme. Vous savez ce que je combats, médita-t-il. Dites-moi ce que je dois faire, s’il vous plaît. Je ne veux pas que d’autres gens meurent encore, surtout ceux qui sont sous mes ordres. Les vaisseaux obscurs ont sûrement des points faibles que je pourrais exploiter. Des points faibles qui compenseraient dans une certaine mesure leur supériorité. Je fais ce qui est juste, j’en ai d’ores et déjà l’assurance, mais j’accueillerais volontiers quelques confirmations supplémentaires.

Il ne sentit venir aucune réponse. Ses pensées refusaient de se cristalliser autour d’une image ou d’un souvenir qui aurait pu l’aider. Ça m’incombe donc, n’est-ce pas ? Encore ? Connaîtrai-je un jour un répit ? Qu’en est-il de ces hommes et de ces femmes que je commande ? N’en ont-ils pas déjà fait assez ? Qu’exigera-t-on encore d’eux ?

Toujours rien. Au bout de quelques minutes, Geary soupira et s’apprêta à moucher la chandelle.

Mais sa flamme donnait l’impression de danser de travers. Il poussa un grognement et souffla derechef, la manquant à nouveau. Ce n’est qu’à la troisième tentative résolue qu’il l’éteignit.

Il était à mi-chemin de la passerelle quand il se demanda s’il ne fallait pas y voir quelque message caché.

Deux heures plus tard, la lumière arrivant de la région du point de saut pour Varandal leur apporta la nouvelle à laquelle ils s’attendaient. « Douze croiseurs de combat, rapporta le lieutenant Castries. Escortés de quatorze croiseurs lourds et de vingt-cinq destroyers.

— Y a-t-il quelque indication de leur participation à la bataille de Varandal ? » s’enquit Geary. Il attendit la réponse, tendu.

Castries étudia son écran en se mordillant la lèvre puis secoua la tête. « Autant qu’on puisse le dire, tous sont intacts, amiral. Peut-être certains ont-ils été touchés là où nos senseurs n’ont pas accès, mais les chances pour que tous les dommages nous restent invisibles sont infimes.

— Roberto Duellos les aurait malmenés, affirma Desjani avec véhémence.

— Deux croiseurs de combat obscurs manquent à l’appel, fit observer Geary, en résistant à l’envie d’éprouver du soulagement.

— Deux combattants majeurs anéantis et pas la moindre marque sur les autres ? Ça ne semble pas plausible. Amiral, j’ai l’impression que ces vaisseaux obscurs ont traversé Varandal depuis le portail de l’hypernet et filé droit sur le point de saut pour Bhavan. À moins d’avoir été parfaitement positionné, le capitaine Duellos n’aurait pas pu réussir une interception dans ces conditions. »

C’était ce que Geary lui-même voulait croire. Il ne lui était donc que trop facile de se laisser convaincre, mais il ne pouvait guère mettre en doute la logique de Desjani. « J’espère que vous avez raison, Tanya.

— La nouvelle formation de vaisseaux obscurs a viré sur tribord après son émergence et s’est stabilisée sur un vecteur menant à une interception de notre trajectoire, amiral, déclara le lieutenant Yuon.

— Notre environnement est riche en cibles, commenta Desjani d’une voix joviale, s’attirant des regards incrédules puis des sourires du personnel de la passerelle. Pour une fois, je n’exigerai pas de l’Indomptable qu’il porte la majorité des estocades. Il y a pléthore de vaisseaux ennemis.

— Les croiseurs de combat obscurs accélèrent à 0,2 c, fit observer Geary. Il leur faudra un bon moment pour nous intercepter, même à ce régime, mais je m’attends à ce que leurs cuirassés se retournent enfin dès qu’ils auront reçu l’image de l’arrivée des renforts. »

Les bâtiments de Geary n’étaient plus qu’à huit minutes-lumière des cuirassés ennemis. Moins de vingt minutes après avoir repéré leurs croiseurs de combat, ceux-ci manœuvrèrent, non pas en faisant virer leur formation mais tout bonnement en pivotant sur place pour se tourner vers une trajectoire de rapide interception de la Première Flotte. Coupant complètement leur propulsion principale, ils commencèrent par freiner leur course vers la planète habitée puis accélérèrent à nouveau vers l’extérieur du système et les vaisseaux de Geary, dans une direction presque diamétralement opposée. La manœuvre consommait de nombreuses cellules d’énergie puisqu’elle exigeait de freiner tout d’abord leur élan avant de le reprendre en sens inverse. Effectuer plutôt un large virage aurait modifié la direction de cet élan et sans doute impliqué également le recours à une forte propulsion, mais en profitant partiellement de la vitesse déjà acquise, ce qui, en termes de carburant, était bien plus économique.

À mesure que les cuirassés ennemis manœuvraient, il devint de plus en plus évident qu’ils accéléraient vers une interception de la sous-formation de l’Alliance qui hébergeait ses croiseurs de combat, dont l’Indomptable.

« Ce ne sont pas seulement les croiseurs de combat qu’ils ont dans leur collimateur, dit lentement Desjani, qui commençait à comprendre. C’est vous.

— J’en viens à le suspecter, répondit Geary en s’efforçant de prendre avec nonchalance le fait d’être personnellement visé par une force de cette importance. Du point de vue tactique, c’est parfaitement sensé. Le commandant ennemi est habile, c’est donc une bonne idée de l’éliminer.

— Mais nous soupçonnons la flotte des vaisseaux obscurs d’avoir été construite en partie pour parer à toute menace que vous pourriez poser au gouvernement de l’Alliance, observa Desjani. Il ne s’agit pas de tactique. Sont-ils programmés pour s’en prendre à Black Jack ?

— Il n’est pas exclu qu’ils le soient dans certaines conditions, et peut-être ont-ils décidé, quand nous les avons vaincus à Atalia, voire simplement quand je les y ai défiés, que ces conditions étaient réunies. »

Desjani lui coula un regard en biais. « On pourrait s’en servir.

— Effectivement. » Que cela suffît à compenser la supériorité numérique et les plus grandes capacités des vaisseaux obscurs restait peu plausible, mais, pour l’heure, il était prêt à accepter tous les atouts disponibles.

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