Quinze

Castries semblait encore plus interdite que Geary. « Nous captons des signaux indiquant que des sources d’énergie s’activent en de multiples emplacements à bord de l’Invincible.

— En de multiples emplacements ? s’étonna Desjani.

— Oui, commandant. Je ne…

— L’Invincible dispose de plusieurs cœurs de réacteur, expliqua Geary. Nous ne savons pas exactement pourquoi les Bofs l’ont conçu ainsi, mais les ingénieurs émettent l’hypothèse qu’en raison de l’immensité de ce bâtiment il serait plus compliqué de l’alimenter en énergie à partir d’une seule source que d’une multiplicité. Mais ces réacteurs ont été éteints ! Tous sont froids. Toutes les pièces d’équipement bof de ce vaisseau ont été désactivées ou rendues inopérantes.

Quelque chose est en train de réactiver les réacteurs, en tout cas. Il faut exclure les spectres bofs, je présume.

— Les Danseurs nous l’ont expliqué. Il n’y a aucune présence réelle à bord. Rien que l’impression d’une présence.

— Alors quoi d’autre… Nos ancêtres nous gardent ! Ces cinglés auraient-ils transformé l’Invincible en vaisseau obscur ?

— Il n’a aucun mode de propulsion opérationnel, fit observer Geary. Nous avons détruit ses unités de propulsion principale quand nous l’avons capturé, et, manifestement, elles n’ont été ni réparées ni remplacées. À quoi servirait-il de…

— Les systèmes de combat de l’Invincible s’activent, rapporta le lieutenant Yuon, éberlué. D’après ce que nous captons, il ne s’agit pas de ce que des hommes auraient pu réintroduire ultérieurement mais bel et bien de systèmes de combat bofs. Les systèmes de contrôle des tirs et les armes du bâtiment encore opérationnelles après sa capture sont tous en train de s’aligner.

— Les remorqueurs s’allument, annonça Castries d’une voix incrédule. Les remorqueurs lourds de l’Alliance accouplés à l’Invincible activent leurs systèmes.

— À quelle distance se trouve le supercuirassé ? » demanda Desjani. Elle consulta son écran, le front plissé. « Vingt minutes-lumière. Combien de temps faut-il à un remorqueur lourd de la flotte pour faire le plein ?

— Nos données indiquent quinze minutes entre la veille et le branle-bas, répondit Castries. Ils étaient en veille.

— Alors l’Invincible est probablement déjà en route ! Que diable se passe-t-il ? Ces remorqueurs étaient froids et désertés, insista Desjani. Pas d’équipage à bord. Les vaisseaux obscurs en seraient-ils responsables ? »

D’autres alertes résonnèrent tandis que de nouveaux objets s’allumaient en surbrillance dans la même zone. « La propulsion des remorqueurs de l’Alliance accouplés au supercuirassé fonctionne à plein régime, rapporta Yuon. L’Invincible s’est ébranlé. Aucun des supports vitaux des remorqueurs n’est activé.

— Amiral ! Nous recevons à l’instant un message des Danseurs. » Le général Charban s’exprimait à toute vitesse mais en articulant avec précision pour s’assurer que ses paroles soient bien comprises. « Je vous fais grâce de la poésie pour ne vous en livrer que la substantifique moelle. Ils affirment avoir “réveillé” le supercuirassé bof. Ce serait maintenant “notre distraction”.

— Notre distraction ? » répéta Geary. Il comprit subitement. « Oh ! Diversion. Les Danseurs auraient réactivé les systèmes bofs à distance ?

— C’est ce qu’ils voulaient dire, j’imagine, répondit Charban.

— Comment diable s’y sont-ils pris ? demanda Desjani.

— Je n’en sais rien, fit Geary. Je vois mal pourquoi, s’ils en sont capables, ils n’ont pas bidouillé les systèmes bofs quand nous les combattions ensemble.

— Et ils ont aussi réactivé des systèmes de l’Alliance à distance, ajouta Desjani en pointant les remorqueurs du doigt. Ils ont dû outrepasser les codes d’accès, les autorisations et les interfaces de sécurité des remorqueurs. Et maintenant ils ont rallumé à distance la propulsion des remorqueurs et leur ont fixé une trajectoire. Ce sont peut-être nos alliés, mais depuis quand ont-ils acquis cette compétence ?

— Amiral, tous les vaisseaux obscurs se retournent », annonça le lieutenant Yuon, le souffle coupé.

Le regard de Geary se reporta sur les formations de vaisseaux obscurs, et, de stupéfaction, il fixa son écran en clignant des paupières : leurs vecteurs commençaient à largement bifurquer. « Ils viraient pour revenir intercepter nos formations. Et, maintenant, ils se retournent aussi vite qu’ils le peuvent pour adopter de nouvelles trajectoires.

— Toutes plus ou moins identiques… Elles visent l’Invincible, affirma Desjani en scrutant son propre écran, les sourcils froncés. C’est sur elles qu’ils vont se stabiliser, j’en mettrais ma main au feu. Ils vont s’en prendre au supercuirassé.

— Aux yeux des vaisseaux obscurs, bien qu’il soit pratiquement désarmé, l’Invincible doit passer pour une gigantesque menace, dit Geary. Une menace littéralement colossale, qui, pour eux, prend la priorité sur toutes les autres cibles. Une diversion. Les Danseurs nous ont fourni une diversion. De quoi nous soulager du fardeau des vaisseaux obscurs pendant une brève période.

— Une période mieux que brève, rectifia Desjani. Ils ne se trouvent qu’à vingt minutes-lumière environ de l’Invincible, qui s’éloigne de nous et d’eux. En raison de la seule distance, il leur faudra à peu près une heure et demie pour le rattraper et davantage encore pour le détruire. »

La remarque porta. Le supercuirassé n’était pas seulement une diversion mais aussi un sacrifice. « Nos ancêtres nous pardonnent ! Le savoir que recèle ce bâtiment, tout ce qu’il aurait pu nous apprendre…

— Un autre crime à imputer aux imbéciles responsables de ce foutoir, cracha Desjani d’une voix sourde et rageuse. Qu’allons-nous faire de ce répit que nous offrent les Danseurs et l’Invincible ?

— Sauver quelques vies, du moins pour le moment. » Geary donna des ordres pour affecter des dizaines de vaisseaux à la récupération des capsules de survie lancées par ses cuirassés, croiseurs et destroyers détruits ou hors de combat, et recueillir les survivants. « Dès qu’on aura récupéré tout le monde, nous rejoindrons le Mistral et nous gagnerons les franges extérieures du système. Un autre point de saut apparaîtra tôt ou tard. Nous ne pouvons pas l’emprunter, parce qu’il ne faut laisser ici aucun vaisseau obscur en mesure d’attaquer l’Alliance. Mais le Mistral, lui, le pourra. »

Desjani le dévisagea puis hocha sombrement la tête. « Le Mistral doit rentrer. Cela dit, pour contraindre le capitaine Young à nous abandonner, il vous faudra peut-être ordonner à quelques fusiliers de pointer une arme sur sa tempe. »

L’image de ce à quoi ressemblerait plus tard la vie de Young si on lui ordonnait… si on la forçait à les laisser en plan traversa fugacement la tête de Geary : on se souviendrait à jamais d’elle comme de la seule à avoir quitté Unité Suppléante, la seule dont le vaisseau aurait survécu à cette bataille désespérée. La perspective de la condamner à vivre un tel cauchemar, en qui d’aucuns verraient un sort pire que la mort, l’épouvanta. Il se demanda si elle pourrait y survivre bien longtemps.

Mais il s’y savait contraint.

Il appela le Mistral. « Commandant Young, la flotte va se repositionner à proximité de l’installation gouvernementale. À compter du moment de cette transmission, vous disposerez de quatre-vingt-dix minutes avant notre arrivée. Tenez-vous prête à quitter le hangar à cet instant précis pour nous rejoindre. Ne laissez personne, je répète, ne laissez personne à bord de l’installation. »

Déjà quelque peu amoindries par les pertes qu’elles avaient encaissées, les formations de la Première Flotte s’étaient dispersées en un essaim de vaisseaux opérant individuellement et filant tous azimuts pour retrouver les modules de survie et procéder au sauvetage de leurs occupants. Geary n’avait nullement besoin de superviser cette activité. S’agissant de décider du vaisseau le mieux placé pour récupérer telle ou telle capsule, de tenir le compte de la capacité d’un bâtiment à recueillir des survivants à son bord sans le surcharger et de conseiller chaque commandant sur la meilleure marche à suivre, les systèmes automatisés de la flotte ne rencontraient aucun problème.

« Ce n’est pas dépourvu d’ironie, commenta-t-il en observant le processus. Nos systèmes automatisés nous permettent de récupérer tous les rescapés aussi vite et efficacement que possible. C’est à cette efficience que beaucoup d’hommes et de femmes doivent leur sauvetage. Mais leur vaisseau a d’abord été détruit par d’autres systèmes automatisés, qui les abattraient sans hésiter s’ils le pouvaient.

— Soit c’est vous qui donnez des ordres en vous fondant sur ce que vous apprennent les systèmes, soit ce sont les systèmes qui vous donnent des ordres, que ça vous plaise ou non, répondit Desjani. Le problème n’a rien de compliqué.

— Il ne devrait pas », convint Geary.

La récupération des survivants achevée, Geary ordonna à ses vaisseaux de reprendre la formation puis de gagner l’installation gouvernementale en laissant les capsules de survie abandonnées à la dérive.

Les vaisseaux obscurs fondaient toujours sur l’Invincible. L’énorme supercuirassé extraterrestre s’éloignait lentement et poussivement de ses poursuivants, tracté par des rangées de remorqueurs lourds de l’Alliance, qui, au demeurant, ne lui fournissaient qu’une fraction de la puissance de ses unités de propulsion principale désormais sans emploi.

Le spectacle chagrina étrangement Geary. Point tant qu’il ne regrettât pas amèrement que toutes les connaissances que recelait le vaisseau extraterrestre capturé fussent perdues, mais surtout parce que la perspective d’assister au sacrifice du géant – sacrifice qui n’avait d’autre but que de permettre à la Première Flotte de détruire les vaisseaux obscurs jusqu’au dernier avant que son dernier bâtiment ne fût lui-même anéanti – lui inspirait une grande tristesse. Par sa détermination à courir à sa propre destruction pour le salut de vaisseaux de guerre humains, ce colosse lui semblait plus humain, plus proche d’un être vivant que les vaisseaux obscurs et leurs IA programmées pour singer le raisonnement de l’homme.

Sur l’écran virtuel de son fauteuil de commandement, les graphiques étaient saturés de marqueurs rouges et jaunes indiquant, parmi de trop rares marqueurs verts signalant les bâtiments à peu près intacts, le degré des dommages subis par ses vaisseaux. La diversion fournie par l’Invincible ne leur accorderait que quelques heures de répit, tandis que la flotte avait besoin d’un séjour de six mois dans un grand chantier spatial équipé de nombreux hangars.

De ceux qu’ils avaient été contraints de détruire dans ce système même.

« Nous avons un peu de temps devant nous, dit-il à Desjani. Je vais tenir une conférence stratégique. »

Elle s’assura que les champs d’intimité étaient activés puis Geary appela ses officiers supérieurs. Leurs images, assises dans leur fauteuil de commandement sur la passerelle de leur propre vaisseau, apparurent tout autour de lui : Duellos, Jane Geary, Badaya, Armus. Desjani (en chair et en os). Puissant rappel de l’absence du regretté capitaine Tulev.

Geary consacra une seconde à se calmer et raffermir sa voix puis : « Vous connaissez tous la situation. J’aimerais entendre votre opinion et vos recommandations.

— Comme l’a fait récemment remarquer un excellent officier qui n’est plus des nôtres, il ne nous reste plus qu’une seule option : combattre jusqu’au dernier, répondit Duellos d’une voix grave qui ne lui ressemblait guère.

— C’est exact, renchérit Badaya. Jusqu’au dernier vaisseau, au dernier homme, à la dernière femme. Nous ne réussirons peut-être pas à éliminer tous les vaisseaux obscurs, mais nous pouvons au moins faire en sorte qu’aucun de leurs croiseurs de combat et de leurs cuirassés ne survive à la bataille.

— Aucun des nôtres n’y survivra non plus, déclara Armus sur un ton laissant entendre que c’était plus inéluctable que déplorable. Nul ne pourra dire que nous ne sommes pas morts honorablement. Ni ne pourra nous accuser de n’avoir pas fait notre devoir. Nos ancêtres sauront nous accueillir.

— La dernière charge des Geary, laissa tomber Jane avec un fantôme de sourire. Je n’aurais jamais cru que je participerais au vrai baroud d’honneur de Black Jack. C’est moins moche que je ne l’aurais imaginé.

— Personne n’a d’alternative à proposer ? » demanda Geary.

Duellos haussa les épaules. « Nous ne pouvons pas éliminer les vaisseaux obscurs sans le payer très cher. Ils sont trop nombreux, plus maniables, leur puissance de feu est supérieure à la nôtre et, si les AI qui les contrôlent ne vous égalent pas, elles n’en sont pas loin compte tenu des atouts des bâtiments.

— Ce n’est pas comme si nous pouvions nous repositionner en empruntant le portail, même s’il n’était pas verrouillé », fit remarquer Badaya.

Après son réveil d’un siècle de sommeil de survie, il avait fallu un bon moment à Geary pour comprendre la raison de cette formulation. Au bout d’un siècle de guerre sans grand espoir de vaincre et confrontée à la perspective d’épouvantables pertes, la flotte de l’Alliance s’était férocement cramponnée à sa fierté : jamais on ne parlait de repli, toujours de « repositionnement ». On pouvait mourir au combat, se « repositionner », mais jamais, au grand jamais, « battre en retraite ». Geary se rendit compte que cette attitude, inculquée à tous ces officiers depuis leur enfance, leur facilitait à cette heure la tâche d’envisager leur dernier combat. Comme le lui avait rappelé Desjani, tous s’étaient attendus à mourir bien avant.

Duellos approuva Badaya d’un signe de tête. » Nous ne pouvons pas leur permettre d’accéder à l’hypernet pour exécuter l’option Armaggedon. Ils ne partiront pas tant que nous resterons ici à les combattre. C’est donc ce que nous devons faire.

— C’est vrai, dit Geary.

— D’un autre côté, je ne répugnerais pas à conduire ces monstres créés par l’homme à Unité, afin qu’ils déchaînent leur Armaggedon sur leurs créateurs.

— Un tas d’innocents mourraient aussi, fit remarquer Jane Geary. Sinon, je serais de tout cœur avec vous.

— Très bien, dit Geary. Nous allons faire un crochet. » Il exposa ses intentions à propos du Mistral. « Si nos fusiliers ont trouvé le moyen de débloquer le portail, nous pourrons expédier le Mistral en lieu sûr par ce biais. Mais je vais partir du principe qu’il nous faudra éviter tout engagement jusqu’à l’apparition d’un point de saut qu’il pourra emprunter.

— Le Mistral va grouiller de mécontents, fit observer Armus, maussade.

— Ils devront faire leur devoir comme nous faisons le nôtre, s’insurgea Desjani.

— Je n’en disconviens pas. Je me félicite seulement de n’être pas le commandant du Mistral.

— Merci, dit Geary. Je suis honoré d’avoir servi avec vous tous, comme avec tous les hommes et les femmes de cette flotte. Capitaine Geary, nous devons discuter d’un problème en tête-à-tête. » Les images des autres officiers disparurent, laissant Jane Geary en train de le fixer, dans l’expectative. Elle ne fit aucune allusion à la présence de Tanya, ce dont il lui fut reconnaissant. « Quand l’amiral Bloch a communiqué avec nous, il a prétendu savoir que votre frère Michael était encore vivant et où il se trouvait. Il a même proposé d’échanger cette information contre le sauvetage de son vaisseau pavillon. »

Jane Geary inspira brusquement puis éclata de rire. « L’amiral Bloch dirait n’importe quoi pour sauver sa peau. Il ment.

— C’est l’effet que ça m’a fait, répondit Geary. Quoi qu’il en soit, il nous est impossible de l’exfiltrer du croiseur de combat obscur qui lui sert de vaisseau pavillon. Le mieux que Bloch puisse espérer, c’est que nous le mettions hors de combat sans le détruire, ce qui lui laisserait une chance de s’échapper. Mais nous ne pouvons pas restreindre nos assauts ni risquer la vie des nôtres pour sauver la sienne.

— J’en conviens. Michael refuserait qu’on passe un tel marché en son nom. »

Jane se tourna vers Tanya. « Il serait heureux d’apprendre que notre famille comprend depuis notre dernier combat une nouvelle sœur très talentueuse.

— Merci. »

Jane Geary les salua, puis son image aussi disparut.

Geary s’accorda un instant pour se donner une contenance puis appela le général Charban. « Il faut apprendre aux Danseurs ce que nous nous apprêtons à faire. » Il exposa au général les projets de la flotte avant de désigner d’un geste la position approximative des Danseurs, dont les vaisseaux collaient de nouveau à ceux de l’Alliance. « Ils ne sont pas tenus de rester combattre avec nous jusqu’à la mort, encore que nous leur soyons infiniment reconnaissants de leur concours. Faites-moi savoir leurs intentions.

— Oui, amiral. Quelles sont nos chances, selon vous ?

— Je crois que la flotte remplira ses objectifs, général. Je n’espère pas y survivre. Rares seront les rescapés. S’il en est.

— C’est bien ce que je pensais. » Charban haussa les épaules. « Au moins puis-je cesser de me demander pourquoi j’ai survécu à tant de batailles quand beaucoup d’autres y ont trouvé la mort. Ça va sans doute me simplifier la vie, sauf que je ne serai plus là pour en profiter. Nous saurons bientôt ce que les Danseurs pensent d’une bataille de ce modèle. »

Sur ces mots, Geary se tourna vers Tanya. « Des regrets ?

— Je fais ce que j’aime, amiral. » Elle le dévisagea puis sourit. « Et en bonne compagnie.

— Pareil pour moi. »

« J’ai besoin de plus de temps, amiral, insista l’image de Rione avec une sauvage véhémence à cent lieues de sa désinvolture coutumière. Je crois pouvoir trouver ce que nous cherchons. Mais il me faut plus de temps que vous ne m’en accordez. C’est impératif. »

L’Indomptable se trouvait encore à deux minutes-lumière de l’installation gouvernementale. Le délai de quatre minutes entre question et réponse rendait sans doute la conversation malcommode mais restait supportable. « Je ne peux pas vous en accorder davantage, répondit Geary. Si vous n’avez encore rien déniché, c’est probablement qu’il n’y a rien à trouver. Peut-être l’amiral Bloch a-t-il les codes et refuse-t-il de les cracher. Vous pouvez toujours essayer de l’en convaincre. Son vaisseau obscur a survécu jusqu’ici, et, bien qu’il se soit déclaré prêt à prendre le risque d’emprunter une navette pour rejoindre la flotte, il n’a rien tenté dans ce sens lors de nos engagements précédents.

» L’accès à ce portail serait sans doute bienvenu puisque nous pourrions mettre le Mistral à l’abri séance tenante, mais le recours à l’hypernet n’a rien de critique. Ce qui devient critique, en revanche, c’est que, pendant que les vaisseaux obscurs s’emploient à détruire l’Invincible, le Mistral en profite pour se replacer sous la protection de nos vaisseaux. Pour faire court, si nous voulons l’arracher à Unité Suppléante, il devra s’ébranler à mon signal. Avec votre mari et vous à son bord. »

Rione ne répondit pas. Sans doute était-elle furieuse, mais Geary n’avait plus de tension nerveuse à consacrer à de tels soucis.

Environ une heure plus tard, les formations de l’Alliance passaient au ras de l’installation gouvernementale. Les vaisseaux obscurs avaient probablement rattrapé l’Invincible entre-temps, mais les images n’en étaient toujours pas parvenues à Geary. Celles, vieilles d’une heure, que captaient les senseurs de l’Alliance ne montraient encore que l’ennemi en train de se rapprocher du supercuirassé extraterrestre. Il y avait de bonnes chances pour qu’ils en eussent fini avec lui ; ils devaient déjà rebrousser chemin pour en découdre de nouveau avec les forces de Geary.

Le Mistral jaillit du hangar puis accéléra autant qu’il le pouvait pour rejoindre les autres vaisseaux. « Mission exécutée conformément aux ordres », déclara l’image de Young.

Près d’elle, le colonel Rico opina. Il donnait l’impression d’avoir porté sa cuirasse de combat des heures durant. D’ailleurs, il l’avait encore sur lui, la visière relevée. « Nous détenons de multiples copies de tout ce que contenaient les enregistrements des banques de données de cette installation, amiral. Il y avait aussi des papiers.

— Des papiers ? s’étonna Geary. De quelle sorte ?

— Des papiers portant des mémos, des ordres et des informations.

— Vraiment ? Je ne crois pas avoir jamais rien vu de tel.

— Mes décrypteurs pensent qu’on se servait de copies papier au lieu de dossiers numériques pour limiter les possibilités de fuite ou de duplication, expliqua Rico. Nous avons découvert une autre de leurs précautions en matière de sécurité quand nous nous sommes servis de leurs senseurs. Ceux-ci montrent un système stellaire d’une seule étoile, Alpha. Bêta y est complètement occultée, effets gravitationnels et tout et tout. Je parierais qu’il en allait de même pour les vaisseaux chargés d’amener des gens ou de les rapatrier. Seules quelques-unes des personnes affectées à Unité Suppléante devaient savoir qu’il s’agissait d’un système binaire.

— Malin, fit Geary.

— Oui, amiral, dit Young. Certains se sont un peu trop habitués à l’idée de ne montrer au reste du monde que ce qu’ils veulent bien lui faire voir.

— Nous avons embarqué les vigiles de la société de surveillance privée, y compris le corps de celui que nous avons abattu, ajouta Rico. Ces gardes sont prisonniers mais ils ne nous posent aucun problème. Ils se rendent compte que nous les avons sauvés. Nous avons aussi enfermé les gens qui étaient retenus prisonniers à bord de l’installation. Nous ne connaissons pas la raison de leur détention, aussi ne prenons-nous aucun risque.

— Ça peut attendre. Qu’en est-il des “civils” ? demanda Geary.

— Détenus dans les cellules de haute sécurité du Mistral, répondit Young. Les fusiliers, mes maîtres d’équipage et mon personnel médical les ont d’abord soigneusement examinés pour s’assurer qu’ils ne portaient sur eux ni en eux aucun dispositif suicidaire. J’ignore si tous représentent une menace. Quelques-uns de ces civils semblaient déjà se poser des questions avant notre apparition.

— Et s’agissant des codes d’accès au portail ? » s’enquit Geary. Dans la mesure où nul n’avait encore avancé cette information, il connaissait déjà la réponse probable, mais, mû par un vain espoir, il n’avait pu s’empêcher de poser la question.

« Rien, amiral. Nous ne les avons pas trouvés. L’ex-sénatrice Rione croyait avoir une piste, mais nous n’avions plus le temps.

— Où est-elle ? »

Young consulta un de ses écrans. « Dans sa cabine avec son mari. Il est en très mauvais état, amiral. Ça l’a salement secouée, je crois. Elle a bloqué toutes les communications avec sa cabine, mais je peux forcer le blocus si vous voulez lui parler.

— Non. Si elle avait trouvé quelque chose, elle me l’aurait déjà dit. »

Geary avait envisagé d’ordonner au Mistral de rallier Gamma Un, la formation la plus proche de l’Indomptable, mais il se rendit compte que placer à touche-touche deux cibles aussi précieuses serait tenter le diable ou, tout du moins, les vaisseaux obscurs. Il préféra donc exhorter Young à se joindre à Gamma Trois et à prendre position près de l’Intrépide.

« Nous avons reçu notre réponse des Danseurs, lui apprit Charban. C’est une étrange petite chanson pour l’oreille humaine, mais qui se résume grosso modo à cette déclaration : on les a envoyés arrêter les vaisseaux obscurs, et ils resteront ici pour les affronter jusqu’à ce qu’ils aient rempli cette mission.

— Remerciez-les de ma part. Pouvons-nous leur faire savoir que nous sommes honorés de combattre avec eux ?

— Oui, répondit Charban, l’air songeur. Ça devrait se présenter ainsi, ce me semble : “Nous faisons partie du même motif.” Quelque chose comme ça. Je trouverai une formulation convenable.

— Et qu’ont dit nos honorables compagnons de combat de leur capacité, restée confidentielle jusque-là, à activer à distance les systèmes des vaisseaux bofs et de ceux de l’Alliance ? »

Charban sourit. « Qu’on les ait interpellés à ce sujet a dû légèrement les embarrasser, je crois. La réponse qu’ils ont donnée, c’est que les méthodes dont ils se servent peuvent être aisément outrepassées par des superviseurs humains ou bofs. S’il y a quelqu’un pour prendre la main sur le système ciblé et éliminer ce qui ressemble à un bogue, celui-ci sera trop subtil pour passer pour une intrusion mais aussi beaucoup trop faible pour subvertir un système dont on surveille les dysfonctionnements. Naturellement, je leur ai demandé pourquoi ça ne marchait pas aussi avec les vaisseaux obscurs, et les Danseurs m’ont répondu que leurs IA jouaient le rôle de surveillants ou de superviseurs. Le terme qu’ils ont employé peut en réalité se traduire par “suresprit”. Ça n’en reste pas moins, potentiellement, une capacité précieuse, mais seulement en face d’un système sans administrateur, qu’il soit bof, humain ou artificiel. »

L’image de l’attaque de l’Invincible par les vaisseaux obscurs atteignit finalement la flotte quinze minutes après son passage devant l’installation gouvernementale. En dépit des centaines de millions de kilomètres qui séparaient les vaisseaux de Geary du site de l’agression, leurs senseurs optiques interceptaient, dans le vide, des images claires comme de l’eau de roche.

Geary n’avait pas envie d’y assister, mais il lui semblait que cette responsabilité lui incombait. Il tressaillit quand les vaisseaux obscurs ouvrirent le feu : leurs croiseurs de combat venaient de déchiqueter les remorqueurs lourds de l’Alliance qui tractaient le supercuirassé.

De manière assez stupéfiante, les quelques armes qui restaient à l’Invincible ripostèrent quand l’ennemi s’en approcha. Geary entendit des vivats résonner dans tout l’Indomptable et comprit que son équipage applaudissait la résistance héroïque du supercuirassé. Il ne s’agissait sans doute que de ses systèmes d’armement automatisés, mais il n’en donnait pas moins l’impression d’un vaillant vaisseau mourant en combattant.

Toutefois, dès que les cuirassés obscurs s’en approchèrent assez pour déverser sur lui les faisceaux de particules de leurs lances de l’enfer, ses armes furent très vite réduites au silence.

« Cette fois au moins, ils ont la sagesse d’épargner leurs munitions périssables, déclara Desjani. Ni missiles ni mitraille, ni même projectiles cinétiques. Rien que leurs lances de l’enfer.

— Mouais. Ils n’ont que trop bien retenu la leçon. Dommage. »

Voir tant de lances de l’enfer marteler l’Invincible, alors que le supercuirassé à la dérive continuait de progresser comme pour mériter le nom que lui avait donné l’amiral Lagemann, avait quelque chose d’irréel.

Mais le supercuirassé bof lui-même ne pouvait endurer éternellement une telle punition. Geary vit les vaisseaux obscurs prendre du champ et devina la suite. « Un ou plusieurs de ses cœurs de réacteur ont dû devenir instables à cause des dommages, pressentit-il.

— Les Bofs avaient dû le construire sacrément solide pour qu’il ait résisté si longtemps à ce tir de barrage », fit remarquer Desjani.

Geary tourna le regard vers elle, prit conscience de l’intensité inhabituelle avec laquelle elle assistait au spectacle et comprit qu’elle cherchait à se changer les idées. « Vous allez bien ?

— Non. J’ai encore perdu des amis aujourd’hui. Je surmonterai. Ou je demanderai aux toubibs une ordonnance pour des pilules du bonheur. Ou bien nous mourrons tous bientôt. Quoi qu’il en soit, ça n’aura pas d’incidence. »

Une explosion creusa un énorme trou dans la coque du supercuirassé. La suivante ouvrit une plaie béante dans le flanc du vaisseau extraterrestre. Mais il poursuivit son chemin dans une embardée.

Les vaisseaux obscurs s’en rapprochèrent encore. Leurs tirs étaient si nourris qu’ils durent s’interrompre pour empêcher la surchauffe de leurs batteries de lances de l’enfer.

Des sections de l’Invincible commencèrent de s’en détacher, puis, alors que les vaisseaux obscurs se repliaient de nouveau, trois violentes explosions le réduisirent en morceaux.

Geary soupira en songeant à la perte que représentaient ces explosions. « Il reste beaucoup de très gros débris. Peut-être subsistera-t-il quelque chose d’exploitable.

— Peut-être. »

Plus d’une heure auparavant, les vaisseaux obscurs s’étaient retournés et avaient entrepris d’accélérer pour se relancer aux trousses de ceux de Geary.

« C’est reparti », lâcha Desjani.

Le bruit s’était répandu que la flotte ne survivrait vraisemblablement pas à la bataille d’Unité Suppléante. Tout le monde savait aussi pourquoi il fallait impérativement rester sur place pour combattre, une miraculeuse opportunité de fuite vînt-elle à se présenter.

Les officiers, matelots et fantassins prirent la nouvelle comme l’avaient prise leurs commandants. Ils s’y étaient depuis longtemps résignés.

Des queues ne tardèrent pas à se former à l’entrée des compartiments de culte. Hommes et femmes profitaient du peu de temps qui leur était encore imparti pour faire la paix avec eux-mêmes, prier ou mendier un miracle.

Geary, à moitié assoupi d’épuisement, ressassait encore leur absence de choix quand, en revenant s’asseoir dans son fauteuil de commandement, Tanya Desjani le réveilla en sursaut.

« Étiez-vous allée saluer vos ancêtres ?

— J’aurai sans doute l’occasion de le faire sous peu, répondit-elle. Non. Des gens qui pressentent qu’ils feraient mieux de légaliser dès maintenant leur situation s’ils y tiennent vraiment m’ont demandé de manière pressante de procéder à leur mariage. Je viens d’en expédier six sans autorisation ni approbation appropriées.

— Vous pourriez avoir de gros ennuis si le QG de la flotte l’apprenait, fit remarquer Geary, sarcastique.

— J’en prends le risque. Je me suis seulement donné la peine de demander à chaque couple s’il ne regretterait pas sa décision demain au cas où nous serions encore en vie. Tous m’ont dit non. On ne le saura probablement jamais. » Elle lui décocha un regard en biais. « Les lieutenants de Charban formaient un de ces couples. »

Geary se redressa brusquement, de nouveau pleinement attentif. « Iger et Jamenson ?

— Ouais. Un de ces quatre, on aurait pu entendre trottiner de futurs petits officiers du renseignement aux cheveux verts. » Elle le dévisagea de nouveau. « C’est un caractère dominant, ces cheveux verts, vous savez ? Les ancêtres du lieutenant Jamenson y ont veillé, et je suis bien certaine qu’elle le sait. Mais ça n’a pas eu l’air d’effrayer Iger.

— Content que vous ne soyez pas originaire d’Eire, déclara Geary. Cela étant, nous n’avons pas de grandes chances de nous reproduire. »

Une mise en garde pétillait cette fois dans le regard de Tanya. « Oh, amiral ! Sur cette passerelle, on reste professionnel jusqu’au bout, d’accord ?

— D’accord. » Il se redressa. Ils avaient progressé d’une heure-lumière vers l’extérieur du système, en s’écartant délibérément du portail pour éviter d’inciter les vaisseaux obscurs à le débloquer avant même d’avoir achevé la flotte de Geary, afin de quitter Unité Suppléante pour enclencher l’option Armaggedon. L’installation gouvernementale se trouvait à présent à six heures de transit derrière eux. « Les vaisseaux obscurs sont à deux minutes-lumière, lancés à notre poursuite. Je devrais aller me reposer pendant que je le peux encore.

— En effet, amiral. Vous devriez. » Elle lui sourit. « Faites de beaux rêves. »

Geary avait craint que ses appréhensions quant à la suite de la bataille et la tristesse que lui inspiraient les dernières pertes de la flotte ne lui interdisent de trouver le sommeil, mais il était sans doute plus exténué qu’il ne l’avait cru. Il sombra presque aussitôt dans un sommeil profond.

Il fut de nouveau brutalement réveillé par l’alarme la plus sonore et pressante que pouvait émettre son panneau de com. Vaseux, il appuya sur la touche ACCEPTER. « Quoi ?

Cette femme est toujours à bord de l’installation ! » glapit Desjani.

Il dut reprendre ses esprits avant de comprendre de quoi elle parlait. « Rione ? Elle est… Elle est sur le Mistral.

— Elle envoie des messages depuis la station, amiral.

— Quels messages ? » Il avait encore un peu de mal à saisir ce qu’on lui disait.

« Je ne sais pas. Vous seul pouvez les ouvrir.

— Transférez-les à ma cabine et visionnez-les en même temps que moi », ordonna Geary. Un très mauvais pressentiment commençait à se substituer à sa désorientation antérieure.

Il gifla la touche virtuelle commandant l’ouverture du message, attendit impatiemment que le système eût vérifié son identité – affaire de quelques secondes – puis vit l’image de Victoria Rione lui apparaître. Debout dans le centre de commandement que Geary avait aperçu un peu plus tôt, elle se trouvait indubitablement à bord de l’installation gouvernementale. Il y régnait une atmosphère d’abandon précipité, de départ hâtif, à l’exception bien sûr de Rione elle-même et, à l’arrière-plan, d’un homme allongé dans un fauteuil entièrement incliné. Il avait l’air de dormir ; sa poitrine se soulevait et retombait.

Les traits de Rione étaient encore plus creusés, la peau de son visage tirée sur ses os, et les yeux qui fixaient Geary trahissaient à la fois son effroi et sa terrible détermination. « Amiral Geary, je dois d’abord vous dire que vos gens ne sont en rien responsables de ma “désertion”. Vous ne devez pas leur en tenir rigueur. Le même type de logiciel qui peut faire accroire aux systèmes de la flotte que ma présence est autorisée à bord peut aussi leur donner l’impression que je suis là où je ne suis pas. Ceux du transport d’assaut ont appris à tout son équipage que je me trouvais encore dans ma cabine. »

Elle s’interrompit, comme hors d’haleine. « J’avais raison. C’est ce qui importe. J’ai trouvé les codes d’accès au portail. Pas ceux qui permettent de le débloquer. Ça dépasse mes compétences. Mais j’ai pu utiliser un logiciel officiel, que je ne suis pas censée détenir, pour reprogrammer le dispositif de sauvegarde du portail. J’ai inversé sa fonction et, lors de son effondrement, il déclenchera désormais une explosion maximale, de l’ordre de 8 sur l’échelle de Schneider des novæ. »

Rione toucha une commande et désigna les chiffres qui s’affichaient. « Je viens de transmettre au portail l’ordre de s’effondrer à cette heure précise. Vous pouvez calculer à quel moment le signal l’atteindra et aussi à quel moment l’onde de choc consécutive touchera chaque objet du système stellaire. Je me souviens de ce que vous avez fait à Prime quand vous avez dû affronter une même menace, en conduisant la flotte dans l’ombre de l’étoile pour la protéger de l’onde de choc. Vous pouvez faire de même ici. Mais les vaisseaux obscurs ne sauront que le portail est en train de s’effondrer que quand il commencera à le faire. Et ils n’apprendront que le dispositif de sauvegarde a été inversé qu’au moment où l’onde de choc les frappera. »

Bien que ce message eût été envoyé des heures plus tôt, Rione donnait l’impression de le regarder droit dans les yeux. « J’ai beaucoup appris sur les batailles spatiales depuis que je vous ai rencontré, amiral, poursuivit-elle. Assez pour savoir que vous ne pouvez remporter celle-ci qu’en le payant très chèrement. Vous pourriez même la perdre, avec des retombées catastrophiques pour l’Alliance. J’ai donc pris la seule décision qui assurera l’anéantissement des vaisseaux obscurs. J’avoue m’être prise d’affection pour les hommes et les femmes que vous commandez.

» Ne perdez pas votre temps à tenter de m’arracher à cette installation. Je sais assez clairement lire un écran de manœuvre pour comprendre que vous n’auriez aucune chance d’y parvenir dans le temps qui vous reste.

» Je ne suis pas seule. Comme vous pouvez le constater, Paol Benan, mon époux, est avec moi, sous forte sédation. » Elle ravala sa salive avant de pouvoir continuer. « Selon les archives que j’ai trouvées ici, on a reporté à huitaine et de manière répétée, pour des “raisons de sécurité”, le traitement destiné à réparer les dommages causés par son blocage mental, tant et si bien qu’à la longue ils ont été déclarés irréversibles. Paol représente maintenant un danger pour lui-même et pour les autres, moi comprise. Il doit rester constamment sous puissants sédatifs… une sorte de mort-vivant. On m’a pris mon mari, amiral. On lui a refusé une mort honorable. Et, le pire, c’est que je ne crois pas un instant qu’on en ait eu quelque chose à faire. »

Rione marqua une nouvelle pause pour prendre une profonde inspiration. « Finissez le boulot, amiral. Ramenez vos vaisseaux dans l’Alliance. Ramenez le Mistral. Les informations contenues dans les dossiers et tout ce dont peuvent témoigner les gens que nous avons trouvés ici suffiront à faire rendre gorge à ceux qui, par étroitesse de vue, cupidité, ignorance, couardise ou tout bonnement ambition effrénée, ont failli détruire l’Alliance. D’autres ont sans doute pris leurs désirs pour des réalités ou agi par ignorance délibérée et, s’ils ne méritent pas de subir le même sort que les premiers, ils doivent malgré tout répondre de leurs actes. Certains ont peut-être les mains propres, autant du moins qu’elles peuvent l’être en ayant trempé dans cette affaire, et ces dossiers suffiront à les blanchir, en dépit des tentatives des vrais coupables pour leur faire porter le chapeau. Il est amplement temps que la population de l’Alliance cesse de rejeter le fardeau de ses propres erreurs sur le gouvernement, se regarde dans le miroir et se rende compte que le gouvernement, c’est elle-même.

» Sauvez l’Alliance, amiral. Comme je vous l’ai dit à notre première rencontre, je suis prête à mourir pour son salut. C’est ma dernière exigence. Vous me devez bien ça. »

Rione s’interrompit plus longuement, comme si parler lui coûtait. « Merci pour les services que vous m’avez rendus, amiral. Merci d’avoir toléré ma présence, d’avoir écouté mes conseils et de croire encore à tous ces principes essentiels dont nous avions oublié l’importance. Je ne vais pas feindre d’affronter une mort certaine avec la plus sereine des résolutions. Je ne me suis jamais prétendue de cette trempe. Je suis terrifiée. Dès la fin de cet appel, je prendrai un sédatif, je m’allongerai auprès de mon mari et, quand le couperet s’abattra, ni lui ni moi ne le sentirons tomber. Toutefois, nous franchirons ensemble l’ultime porte, par-delà laquelle j’espère que nos ancêtres nous accueilleront et me pardonneront toutes les décisions que j’ai cru devoir prendre. »

Une lueur de son ancienne ardeur brilla dans les yeux de Rione. « Peut-être aurai-je finalement mérité le respect d’hommes et de femmes tels que ceux qui sont présentement sous vos ordres et que nous autres politiciens avons trop longtemps envoyés à la mort sans leur accorder une pensée ni se soucier de leur sort. Après tout, les gens admirent autant les politiciens morts qu’ils les exècrent vivants.

» Adieu, amiral Geary. Sauvez l’Alliance. Puissiez-vous survivre, le capitaine Desjani et vous, et connaître une vie longue et heureuse. En l’honneur de nos ancêtres, Rione, terminé. »

Geary regarda disparaître son image en inspirant une chevrotante goulée d’air, puis son cerveau entra en action. « Tanya, je remonte sur la passerelle. Commencez à établir les manœuvres et voyez si nous pouvons gagner l’autre côté de l’étoile dans le temps qui nous reste. »

Il gagna la passerelle au pas de gymnastique et se laissa tomber dans son fauteuil. Desjani s’activait déjà furieusement sur son écran de manœuvre, le visage crispé de rage. « Ce sera juste, râla-t-elle. En tenant compte des limites imposées à la propulsion de nos bâtiments les plus sévèrement endommagés, nous avons une chance convenable de passer derrière Bêta juste avant que l’onde de choc ne frappe. Qu’elle soit maudite ! Elle savait que j’allais désormais devoir honorer sa mémoire ! »

Geary vérifia rapidement le travail de Tanya. « Nous retournons vers l’intérieur du système sur une trajectoire visant apparemment l’installation gouvernementale…

— Puis, quand les vaisseaux obscurs se rapprocheront pour nous intercepter, nous modifierons notre vecteur pour viser l’ombre de Bêta. Mais ce sera d’un cheveu. Si jamais l’effondrement du portail se fait trop vite, nous risquons d’être pris dans l’onde de choc. Nous n’avons pas une seconde à perdre. Mais, si nous y arrivons trop tôt, nous ferons des cibles faciles pour les vaisseaux obscurs. »

Geary frappa ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, ici l’amiral Geary. Exécution immédiate des manœuvres jointes. Que toute unité persuadée que les dommages à sa propulsion grèveront sa capacité à les exécuter me contacte séance tenante. »

Ses unités de propulsion principale s’allumant pour le pousser sur un nouveau vecteur dans la direction opposée à celle d’où venait la flotte, l’Indomptable entreprit de pivoter. Pas à plein régime, mais en se conformant plutôt aux meilleures performances des vaisseaux les plus handicapés. « Ne pourrions-nous pas transférer les équipages…

— Ça prendrait trop de temps, le coupa Tanya. Il faudrait réduire encore plus l’accélération pour permettre aux navettes de les transborder afin d’abandonner ces bâtiments. Mieux vaut les conduire tous à l’abri de l’étoile. Maudite soit cette femme ! »

Geary se renversa dans son fauteuil pour tenter de faire le tri dans ses émotions. « Elle nous a sauvés. Peut-être.

— Pourquoi fallait-il que ce soit elle qui me sauve ? » Tanya secoua rageusement la tête et refoula des larmes. « Elle est plus courageuse que je ne le croyais. Vous avez vu à quel point elle était terrifiée ? Pourtant elle a persévéré.

— Avait-elle raison de dire qu’on ne pouvait plus l’atteindre ?

— Oui. Tout vaisseau que nous lui aurions envoyé se rangerait le long de l’installation gouvernementale à l’arrivée de l’onde de choc. Toute tentative dans ce sens serait futile et suicidaire.

— Commandant ? » Ils se retournèrent et virent le lieutenant Castries les fixer. « Que s’est-il passé ? »

Geary soupira. Il venait de se rendre compte qu’il allait devoir annoncer à tout le monde leur soudaine embellie. Il enfonça ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, ici l’amiral Geary. Une petite chance de l’emporter et de survivre vient de se présenter. L’ex-présidente de la République de Callas, ancienne sénatrice et émissaire de l’Alliance Victoria Rione est restée à bord de l’installation gouvernementale et a réussi à s’emparer des commandes du portail de l’hypernet et à lui ordonner de s’effondrer. La violence de l’explosion sera de 8. Nous nous dirigeons à l’allure la plus rapide que nous puissions adopter vers l’autre côté de l’étoile Bêta afin de nous abriter derrière de l’onde de choc qui devrait anéantir les vaisseaux obscurs. Mais, en chemin, il nous faudra aussi éviter d’être rattrapé et retardé par eux. » Il dut lui-même reprendre sa respiration avant de poursuivre. « Victoria Rione n’a aucune chance de s’en tirer. On ne peut pas l’exfiltrer de l’installation avant le passage de l’onde de choc. Elle s’est sacrifiée pour le salut de l’Alliance en s’assurant de la destruction des vaisseaux obscurs. Si nous survivons, ce sera grâce à elle. Honorez sa mémoire. Geary, terminé. »

Il entendit quasiment le silence gagner tout l’Indomptable juste après cette annonce.

Une minute plus tard, le Mistral transmettait un message frénétique : « Amiral, nos systèmes nous ont affirmé qu’elle se trouvait à notre bord ! Nous venons d’essayer de pénétrer dans sa cabine et nous avons trouvé toutes les serrures de sa porte verrouillées par des blocages infranchissables. Des matelots cherchent à la fracturer, mais des informations en provenance de son compartiment continuent de confirmer la présence de la sénatrice Rione.

— Elle m’a dit avoir piraté les systèmes du Mistral précisément dans ce but, répondit Geary. Vous n’y êtes pour rien, commandant. » Il se demanda s’il apprendrait jamais au capitaine Young quel destin lui avait épargné Rione ce faisant. « Maintenant, nous allons tous devoir vérifier à deux fois ce que nous disent nos systèmes, j’imagine.

— Le capitaine Benan se trouve peut-être encore à bord. Nous cherchons à nous renseigner, amiral.

— Il n’est pas non plus sur le Mistral. Ils sont restés ensemble. Vous avez fait tout ce que vous pouviez, commandant. » Young réconfortée, Geary fixa son écran quelques instants, la tête assaillie de souvenirs, sans vraiment voir les informations qui s’y affichaient.

Desjani scrutait le sien d’un œil morne. « Nous allons passer les prochaines heures à espérer que l’onde de choc, les vaisseaux obscurs ou les deux à la fois ne nous anéantiront pas. Il n’y a rien d’autre que nous puissions faire.

— C’est déjà mieux que ce qui nous attendait une demi-heure plus tôt, dit Geary. Tanya…

— Amiral, avec tout le respect qui vous est dû, je ne suis pas disposée pour le moment à aborder un sujet la concernant.

— Entendu.

— Amiral… » Le général Charban appelait du compartiment des trans, l’air sidéré. « J’ai informé les Danseurs de la situation, ce qui a exigé une bonne dose d’inspiration poétique. On peut affirmer avec certitude, me semble-t-il, qu’ils resteront à nos côtés jusqu’au passage de l’onde de choc. Vous vous rappelez sans doute qu’un Danseur a embrassé la sénatrice Rione. Ce geste lui a conféré une sorte de statut bien particulier et… Bon, je ne sais pas si le terme revêt le même sens pour eux, mais ils m’ont dit que “le motif la pleurerait”.

— Dites-leur que nous les en remercions.

— Ai-je raison de penser que notre survie n’est pas encore assurée, amiral ?

— Effectivement, général. Nous devons encore franchir le barrage des vaisseaux obscurs. Et, si le portail s’effondre aussi vite que ça lui est possible, nous ne nous trouverons pas à temps dans l’ombre de Bêta. S’il met plus longtemps, ça ira.

— Alors je vais prier pour qu’il ne le fasse qu’après mûre réflexion. »

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