Dix

Le lendemain, Geary ne fut donc pas surpris de recevoir un appel de l’amiral Timbal lui demandant de passer à la station d’Ambaru pour une conférence de liaison aux termes très vaguement définis. Timbal vint l’accueillir dans la soute des navettes, congédia d’un geste les fusiliers et les soldats chargés de veiller à leur sécurité, et prit la tête dans les coursives curieusement désertes de la station pour le conduire dans ses entrailles. « Que pensez-vous de la situation en général ? demanda-t-il à Geary pendant le trajet. Il y a quelque chose que je tenais à vous montrer », ajouta-t-il avant que celui-ci eût pu répondre.

Il se fendit ensuite d’un flot de commentaires sur le statut d’Ambaru et des forces de Varandal qui étaient sous ses ordres, mais sans rien divulguer de bien important. Geary s’efforça de refréner sa curiosité, tandis qu’il lui emboîtait le pas dans un secteur de la station qu’il lui semblait reconnaître.

Ils s’arrêtèrent devant une écoutille de haute sécurité que Geary était sûr d’avoir déjà vue. Plusieurs soldats des forces spéciales terrestres se tenaient devant, sans leur cuirasse de combat mais tous armés et sur le qui-vive, comme le sont des hommes et des femmes entraînés à rester à l’affût de leur environnement et de toute menace potentielle.

« Qui y a-t-il là-dedans ? demanda Geary.

— Personne, répondit Timbal. Mais j’aimerais que vous y passiez quelques minutes. » Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille : « Personne, mais celle qui ne s’y trouve pas est venue spécialement pour vous parler.

— Je vois. Je crois que je vais aller jeter un coup d’œil à l’intérieur. » Un des soldats des forces spéciales lui ouvrit l’écoutille en s’abstenant soigneusement de regarder dans le compartiment, et il salua Geary quand celui-ci y entra.

Une femme était pourtant assise dans cette chambre prétendument déserte. Geary se figea quand l’écoutille se fut hermétiquement refermée. « Sénatrice Unruh. Nous nous sommes déjà croisés, mais nous n’avons jamais été officiellement présentés. »

Unruh eut un sourire fugace. « Nous ne nous sommes toujours pas vus. Je ne suis pas ici. » Son regard semblait mettre Geary au défi de la démentir.

L’amiral se borna à hocher de nouveau la tête. Naguère, une telle situation l’aurait sans doute désarçonné, mais, après ses expériences de l’an passé, il avait appris à prendre sans s’émouvoir tout ce qui lui arrivait, du moins jusqu’à ce qu’il ait démêlé l’écheveau. « Vous n’êtes pas ici. Pourquoi les sénateurs Navarro et Sakaï n’y sont-ils pas non plus ?

— Parce qu’on les regarde comme de mèche avec vous, expliqua Unruh en se rejetant en arrière. Oui, le “Matois” Sakaï lui-même, qui, en règle générale, préfère dissimuler soigneusement ses pensées et ses penchants, n’a pu s’empêcher de laisser transparaître une inclination pour l’amiral Black Jack Geary qu’on ne pourrait mieux décrire que comme une sorte de foi en lui. De mon côté, je ne vous ai rencontré en personne qu’une seule fois, lors de votre interrogatoire par les représentants du Grand Conseil, et je n’ai jamais échangé de correspondance avec vous. Personne ne surveille mes faits et gestes par crainte que je me faufile en catimini pour parler au grand Black Jack au lieu de me défiler sournoisement pour aller consolider mon avenir politique en complotant avec de riches et influents donateurs dont il vaut mieux garder l’identité secrète.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas ici au lieu de comploter avec ces riches donateurs ?

— Parce que, dans mon cas, la plupart d’entre eux n’existent pas, et aussi parce que nous… le Sénat, je veux dire… avons créé un monstre et que vous êtes notre seul et dernier espoir de l’arrêter.

— Les vaisseaux obscurs ?

— Oui, les vaisseaux obscurs, comme vous les appelez. Les rejetons d’une structure entièrement clandestine qui a rendu possible le programme de leur construction et lui a permis de rester dissimulé. Structure clandestine qui au demeurant, de manière assez inattendue, s’est révélée particulièrement ingérable. » Unruh fit la grimace. « Oh, il aurait fallu s’y attendre ! Au cours des dernières décennies, le gouvernement de l’Alliance a conçu une arme qui devait opérer de manière invisible. Elle s’est tellement améliorée que nous ne sommes plus certains nous-mêmes de savoir ce qu’elle fait.

— Ils ne rendent de comptes à personne ?

— Des “ils” très différents sont effectivement censés rendre des comptes à diverses “personnes”, admit Unruh. Mais ce n’est que très récemment que divers responsables de haut rang ont pris conscience qu’ils ne disposaient d’aucun moyen de vérifier si ces différentes organisations transmettaient réellement les rapports qu’elles étaient censées pondre. Je sais ce qu’on m’a appris concernant ma propre part de ce gâteau clandestin, mais je n’ai moi-même aucune possibilité de vérifier qu’on m’a bien dit tout ce qu’on aurait dû me révéler, ni même ce qui se passe à l’insu de ma soi-disant “surveillance”.

— Ne pourriez-vous pas exiger des réponses ? demanda Geary. Virer ceux qui refusent de vous les fournir ? »

Unruh se pencha, posa les coudes sur la table et fixa Geary. « J’ai des raisons plus que suffisantes de présumer que certains de ces individus me regardent déjà comme une des ennemis de l’Alliance dont leurs organisations doivent la protéger. Si je me dressais contre eux, j’ignore ce qu’il pourrait en advenir.

— Il y aurait donc déjà eu un coup d’État contre le gouvernement, gronda Geary. Qui commande à Unité ?

— Le Sénat, très bientôt, comme nous aurions tous dû le faire tout du long. Pourquoi croyez-vous que le gouvernement ne tenait pas seulement à réquisitionner la plupart de vos transports d’assaut, mais aussi la majeure partie de vos fusiliers, amiral ? Ce n’est nullement parce que nous cherchions à vous désarmer. » Unruh eut un sourire sans humour, un rictus qui dévoila ses incisives. « Bien au contraire. Un nombre conséquent de responsables de haut rang se sont enfin aperçus que ceux qu’ils redoutaient, ces combattants de première ligne qui, il y a belle lurette, ont décidé que le gouvernement de l’Alliance était pour beaucoup dans les problèmes qu’ils affrontaient, font en réalité partie des gens à qui nous pouvons faire entièrement confiance. Vous avez formidablement donné l’exemple de ce que devait être le soutien au gouvernement. Nous savons que vos fusiliers obéiront à ses ordres.

— Aux ordres légitimes, laissa tomber Geary.

— Absolument, convint Unruh. Pour parler crûment, nous voulons que ces fusiliers protègent le gouvernement contre certaines forces que nous avons créées nous-mêmes au nom de la protection de l’Alliance. Quand nous nous dresserons contre ceux qui nous ont trompés sur les programmes que nous avons approuvés et qui, sous le sceau complaisant du secret, ont bénéficié d’une latitude excessive, ces fusiliers devront nous garder, nos officines et nos personnes.

— Vous avez finalement compris qu’ils n’étaient pas vos ennemis ? demanda Geary. Que moi-même je n’étais pas votre ennemi ?

— Nous venons de traverser un siècle de guerre, amiral. Un siècle de terreur, d’attaques et de représailles, contre un ennemi capable de tout et de n’importe quoi, sauf de cesser les hostilités. Au bout d’un certain temps, tout et tout le monde vous paraît dangereux. Je veux que vous me promettiez, que vous me donniez votre parole d’honneur que vous vous plierez aux ordres légitimes et que vous ne vous dresserez pas contre le gouvernement. »

Geary fixa la sénatrice en fronçant les sourcils. « Pourquoi devrais-je le faire ? Combien de fois l’ai-je répété, tant aux représentants du gouvernement qu’en public ? Combien de fois ai-je donné la preuve que j’étais prêt à lui obéir et à le soutenir ?

— Certes, concéda Unruh. Vous l’avez fait. Mais, si je vous demande de le confirmer une nouvelle fois, c’est parce que d’aucuns continuent à vous craindre. Pardonnez-moi cet affront implicite à votre honneur. J’en demande pardon à vos ancêtres, qui pourraient se sentir insultés par cette insistance suggérant que vous pourriez vous conduire de manière déshonorante. M’accorderez-vous cette déclaration ?

— Je vous l’accorderai. M’écoutera-t-on cette fois ?

— Espérons-le. » Unruh se frotta les lèvres puis reporta son attention sur Geary. « Il faut que vous l’arrêtiez. La Flotte Défensive.

— C’est la désignation officielle des vaisseaux obscurs ?

— Oui. Y arriverez-vous ? J’ai visionné les rapports de Bhavan.

— Ma Première Flotte y a frôlé l’anéantissement. » Il vit briller une lueur d’inquiétude dans les yeux de la sénatrice. « Les vaisseaux obscurs y étaient supérieurs en nombre, flambant neufs alors que mes propres vaisseaux ont subi de nombreux dommages, que l’argent, le temps et les moyens de procéder à des réparations complètes m’ont toujours manqué, qu’on n’a remplacé que très partiellement les pertes dont la flotte a souffert, et que les IA des vaisseaux obscurs sont spécifiquement programmées pour me combattre personnellement. Depuis Bhavan, j’ai été incapable de pondre un scénario de simulation de combat où ma flotte triomphait d’eux sans être pratiquement éradiquée elle-même.

— Vous avez certainement un plan. Vous êtes Black Jack.

— Je n’ai jamais été le héros imaginaire que le gouvernement a créé de toutes pièces pour inspirer du courage à la population, rétorqua Geary. J’ai bien un plan, mais il est très risqué. Nous allons tenter de détruire la base des vaisseaux obscurs, leur ôter les moyens de se réparer et de se réapprovisionner, puis nous efforcer de repousser d’autres attaques jusqu’à ce que leurs cellules d’énergie soient épuisées. Mais, pour que ça marche, il faudrait déjà savoir comment gagner cette base, puis la frapper en leur absence.

— Vous savez où elle se trouve ?

— Nous en sommes pratiquement sûrs. Une confirmation serait la bienvenue. Ainsi que le moyen de s’y rendre. »

Unruh tendit la main et effleura quelques touches qui activèrent une carte céleste entre eux deux. Elle désigna le système binaire de l’index. « Ici. »

Geary opina. « Nous l’avions deviné.

— Vous avez trouvé Unité Suppléante ? Impressionnant. Je m’attendais à devoir soutenir une longue et pénible discussion pour vous convaincre de cette destination.

— J’ai déjà eu cette discussion. Sinon, vous auriez sans doute le plus grand mal à m’en persuader. Pour être honnête, ce sont les Danseurs qui nous l’ont montrée.

— Les Danseurs. » La sénatrice Unruh le dévisagea plusieurs secondes. « Vous savez pourquoi ?

— Non. Comment mener ma flotte à Unité Suppléante ?

— Par l’hypernet. » Unruh tendit l’autre main, qui contenait une disquette de données. « Le code du portail d’Unité Suppléante. Il autorisera les clés de vos vaisseaux à y accéder. »

Geary prit la disquette et l’étudia. « On m’avait dit qu’une fois une clé créée on ne pouvait plus la modifier. Comment ceci pourrait-il ajouter un nouveau portail ?

— Ceci n’en fait rien. Depuis la construction du portail d’Unité Suppléante, toutes les clés de l’hypernet de l’Alliance ont contenu ses données. Mais elles étaient bloquées, verrouillées par les contrôles des clés. Le code que je vous remets permet simplement à vos clés d’en prendre connaissance et vous ouvre sa destination en option. » Elle gesticula dans la direction générale de l’espace syndic. « Il fallait que ce soit ainsi conçu. Si le gouvernement s’était un jour replié vers Unité Suppléante afin d’y poursuivre la guerre, tous les vaisseaux rescapés de l’Alliance devaient être en mesure de s’y rendre aussi. Cette capacité était incorporée, dormante, quitte à l’activer en cas de besoin.

— Et le besoin se présente, conclut Geary en rangeant soigneusement la disquette. Mais pas à cause des Syndics.

— Non. » Unruh eut un geste courroucé. « De mutilations auto-infligées.

— Que pouvez-vous me dire d’Unité Suppléante ? Qu’y trouve-t-on exactement ? »

Cette fois, Unruh écarta le sujet d’un geste puis : « Je n’en sais rien. Il y avait, cachés dans le budget du programme clandestin, des projets de chantiers de construction pharaoniques. D’autres travaux ont été effectués avant mon époque et enterrés depuis sous une masse de données classifiées qui menace d’engloutir l’Alliance tout entière. Il doit y avoir aussi des installations orbitales permettant à un gouvernement restreint d’opérer. De quelle taille ? Tout dépend de ce qui était exigé des décennies plus tôt. Peut-être une cité orbitale. Probablement de taille plus réduite mais toujours assez conséquente. Une de vos missions, si vous pouvez la mener à bien en dépit de la menace des vaisseaux obscurs, sera de découvrir à quoi a servi et sert encore cette installation orbitale, et de répertorier les informations disponibles dans ses banques de données.

— C’est si moche que ça ? demanda Geary. Le gouvernement ignore ce qui se passe là-bas ?

— Nous ne sommes pas sûrs de le savoir, amiral. » La sénatrice Unruh avait l’air gênée de l’admettre. « C’est une immense galaxie, et, bien que l’Alliance n’en occupe qu’une toute petite partie, cette partie reste colossale à l’échelle humaine. Le gouvernement de l’Alliance s’est dispersé très tôt sous la pression de la guerre. Compte tenu du nombre incalculable de responsables, d’organisations, de services, d’officines et autres centres de commandement dans tant de systèmes stellaires constamment attaqués ou sous la menace d’attaques des Syndics, et des délais incontournables dans la coordination et la gestion des situations sur de si nombreuses années-lumière, la bulle a depuis longtemps éclaté. Nous allons tenter de la rafistoler, mais c’est une tâche monstrueuse.

— Je comprends, dit Geary. Je dois seulement me soucier de ces installations orbitales ? Il n’y a ni planète habitable ni installations au sol dans ce système stellaire ?

— Pas selon mes informations. Mais celles-ci ne sont en rien exhaustives. » La sénatrice imprima à ses lèvres un sourire sarcastique. « En réalité, j’ai rencontré un individu qui refuse mordicus de confirmer ou d’infirmer l’existence de planètes habitables à Unité. »

Geary la dévisagea d’un œil incrédule. « Il est de notoriété publique que le système d’Unité dispose de deux planètes habitables. Tout le monde le sait. C’est dans tous les guides interstellaires.

— Ce qui n’impressionnait pas le moins du monde notre bonhomme, amiral. Que tout le monde connaisse une information censément confidentielle ne suffit pas à interdire qu’on songe à la reclassifier. » Unruh donna un instant l’impression d’avoir envie de frapper quelqu’un, puis son visage s’éclaira et elle reporta son attention sur Geary. « Seuls nos ancêtres savent quelles autres informations ont aussi été classées top secret. Maintenant, pour en revenir au sujet qui nous occupe, par le passé, le gouvernement de l’Alliance aurait donc construit à Unité Suppléante des installations de soutien pour permettre à tous les vaisseaux rescapés de l’Alliance de l’y rejoindre. On y aurait stocké d’importantes réserves. Nous vous avons sciemment laissé un contingent d’infanterie parce que ces fusiliers seraient les mieux qualifiés pour investir ces installations si besoin – ce qui s’est vérifié –, et, croyez-moi, obtenir ce résultat sans trahir nos intentions ne s’est pas fait sans mal. Nous n’avons pas la première idée des défenses dont disposent ces installations, mais nous sommes au moins certains de l’absence de militaires humains. »

Elle marqua une pause. « Nous croyons avoir coupé l’approvisionnement et les informations destinés à la Flotte Défensive, mais, quant à ses autres moyens d’apprendre ce que nous fomentons contre elle, nous ne sommes sûrs de rien. J’aimerais pouvoir vous donner de plus grandes assurances à cet égard, mais ça m’est impossible, du moins jusqu’à ce que nous réagissions à Unité, et je soupçonne ces éventuelles réactions de déclencher une attaque de la Flotte Défensive contre nous. Nous espérons que vous pourrez l’empêcher.

» Dans la mesure où Unité Suppléante est la base d’attache de la Flotte Défensive, vous pouvez être certain que ses installations ont été automatisées autant qu’il est possible. Tout tend à prouver que la Flotte Défensive a été conçue pour opérer de manière entièrement autonome, durant une très longue période, et indépendamment de tout soutien ou intervention humains. »

Geary ravala les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer et les reformula soigneusement. « Savez-vous qui a eu l’idée d’exclure les hommes du circuit ?

— Il semblerait que ce soit le fruit d’un consensus collectif, répondit Unruh. Le projet, assorti de l’assurance que rien ne pouvait mal tourner, a emporté l’adhésion inconditionnelle de divers entrepreneurs. Nous avons appris ce que valait cette assurance quand nos enquêteurs ont découvert les clauses en petits caractères de leurs contrats, qui, une fois traduites du jargon juridique, spécifiaient que, si d’aventure quelque chose tournait au vinaigre, lesdits entrepreneurs ne pourraient en aucun cas être tenus pour légalement responsables. Votre QG de la flotte lui-même semblait pressé de l’adopter. Comme le précisait le document valant prise de décision, des systèmes entièrement automatisés permettraient d’éliminer les problèmes avec les officiers humains, qui refusent parfois d’exécuter les ordres à la lettre.

— On ne peut pas laisser ces officiers réfléchir par eux-mêmes, n’est-ce pas ?

— Non, sans doute. Mais je crois que le plus gros souci était le coût du personnel. Vous n’avez aucune idée de l’énormité de l’enveloppe que doit gérer le Sénat, et des frais faramineux qu’elle inclut.

— Pourquoi dépenser de l’argent en équipement est-il un investissement tandis que le placer dans le personnel est superfétatoire ? s’étonna Geary. J’ai toujours regardé ces derniers frais comme un placement plutôt que comme un surcoût. Les taxer de surcoût tend à produire l’image d’un argent jeté par les fenêtres faute d’une meilleure option. Mais cet argent-là est placé sur des gens qui, en matière d’efficience, d’efficacité et ainsi de suite, peuvent faire toute la différence. »

La sénatrice le fixa en arquant les sourcils. « Intéressante formulation. Et argument recevable pour les budgets à venir. S’agissant des engagements auxquels nous devons faire face, les pensions ne pèsent pas trop lourd dans la balance dans la mesure où le personnel qui a survécu jusqu’à la retraite est relativement peu nombreux, ajouta amèrement Unruh. En revanche, les frais médicaux sont démesurés. Les citoyens de l’Alliance qui appellent à une réduction des dépenses ne se rendent pas compte du montant des débours consacrés à l’assistance de ceux de leurs concitoyens qui ont perdu un membre en les défendant.

— Le leur avez-vous expliqué ? demanda Geary. Quelqu’un est-il allé trouver les citoyens pour leur dire : Voilà à quoi sert cet argent, voilà à qui il va, voilà pourquoi nous leur devons bien ça ? »

La sénatrice fixa Geary puis secoua la tête. « J’en doute. Oh, des sénateurs m’ont bien tarabustée pour savoir où allait l’argent, parce qu’ils n’étaient pas partie prenante dans le programme de la Flotte Défensive et ne connaissaient donc pas l’existence de l’aspirateur à pognon qui avait englouti tous ces fonds. Ces systèmes automatisés ont peu à peu dévoré des parts de budget de plus en plus importantes à mesure que les frais augmentaient au rythme de leurs complications. Mais personne n’est venu frapper à ma porte pour exiger qu’on en consacre davantage aux effectifs. Je vous promets de défendre moi-même cette cause.

— Ici aussi, j’ai besoin d’argent, ajouta Geary. Mes gens s’échinent à trouver les fonds nécessaires aux réparations de mes vaisseaux endommagés, voire seulement pour mener à bien les opérations au jour le jour.

— C’est grotesque. Votre QG n’en a strictement rien dit, mais il a exigé des moyens supplémentaires pour agrandir ses services et financer l’élargissement de ses propres opérations. Il affirme qu’à mesure que les forces se réduisent l’état-major doit au contraire s’étoffer pour faire face aux nouveaux défis. »

Geary inspira profondément et pesa soigneusement ses mots. « Curieuse mise en perspective des priorités », lâcha-t-il finalement.

Unruh sourit. « N’est-ce pas ? Le sénateur Sakaï a suggéré que, si les IA faisaient des substituts efficaces aux officiers sur le terrain, elles risquaient d’en faire de bien meilleurs encore aux galonnés du QG de la flotte. Pour on ne sait quelle raison, les intéressés n’ont pas pris cette proposition avec tout l’enthousiasme requis.

— Je me demande bien pourquoi.

— Ça reste un mystère. Je vous promets que votre flotte se verra attribuer une dotation supplémentaire dès mon retour. »

Geary la scruta. « Puis-je me fier à vous, sénatrice ? »

Elle sourit derechef mais moins largement. « Je l’espère.

— Avez-vous toutes les réponses ?

— Moi ? » Elle s’esclaffa. « Ce serait trop beau. Je les cherche. Je pose des questions. J’essaie de deviner où nous allons.

— Alors je crois pouvoir vous faire confiance, dit Geary. La plupart de mes problèmes viennent de gens qui s’imaginent tout savoir. Avez-vous besoin d’une escorte pour rentrer à Unité ?

— Comme vous avez pu le voir dehors, des gens des forces spéciales m’accompagnent dans ce qui, officiellement, est une mission d’entraînement. Mon vaisseau est vieux, mais, dans l’espace, m’a-t-on dit, il peut distancer pratiquement n’importe quoi. Il a été spécialement conçu pour permettre aux sénateurs et autres hauts dignitaires de décamper en vitesse si nécessaire. Il participe apparemment du programme d’Unité Suppléante, mais plus d’un sénateur, j’imagine, a dû se dire qu’il pouvait aussi se révéler très pratique en d’autres circonstances. Vous ne me proposiez pas de me faire escorter par votre flotte, au moins ? »

Geary secoua la tête. « Black Jack débarquant à Unité avec sa flotte ? L’image serait désastreuse.

— Désastreuse, en effet. Nous cherchons à prévenir un coup d’État en puissance, pas à donner l’impression qu’il est en train d’ouvertement prendre place. En outre, pour une mission censément très discrète, tous vos vaisseaux donneraient à mon retour un relief excessif. Une dernière chose : nous pensons que les vaisseaux obscurs se focalisent sur vous.

— Je l’avais remarqué. Leurs tactiques à Bhavan en ont donné la confirmation. Ils cherchent à détruire la Première Flotte, mais ils veulent aussi ma mort. »

Unruh secoua la tête à son tour et détourna les yeux. « J’ai des raisons de croire que vous avez été personnellement désigné comme cible prioritaire dans un programme qui s’est activé sans autorisation adéquate, mais je subodore aussi des raisons plus privées à cette désignation.

— L’amiral Bloch ?

— Il a pris le commandement de la Flotte Défensive, répondit-elle. Comme vous le savez sans doute déjà. Bloch jouit encore de puissants soutiens politiques. Mais je n’ai pas pu me faire confirmer sa situation présente.

— Croyez-vous qu’il ait encore le contrôle effectif des vaisseaux obscurs ? J’ai été témoin de leur part d’agissements que, selon moi, Bloch n’aurait pas pu leur ordonner.

— Je crois qu’il les a influencés dans une certaine mesure. Mais j’ai la conviction qu’il n’est plus aux commandes, du moins s’il les a jamais contrôlés. » La sénatrice regarda Geary droit dans les yeux. « Il existe plus d’une façon de désamorcer cette menace, amiral. Des gens cherchaient à placer Bloch à un certain poste parce qu’ils espéraient en tirer profit. Mais d’autres, parmi nous, comptaient depuis le tout début le neutraliser en lui donnant ce à quoi il croyait aspirer. Il est peut-être toujours en vie, mais, si c’est le cas, il est probablement encore plus malheureux que lorsqu’il était prisonnier des Syndics. N’est-ce pas ironique ? Il jouit sans doute de toute la place disponible à bord de son vaisseau, mais ses quartiers doivent lui faire l’effet d’une toute petite prison dont il ne pourra jamais s’échapper. »

Geary lui rendit son regard, épouvanté. « Et si vous aviez raison ? Bloch lui-même mérite-t-il un tel sort ? »

La sénatrice Unruh se leva en soupirant. « Il a obtenu ce qu’il voulait, amiral. Si ça ne correspond pas à ses espérances, la faute lui en incombe entièrement. Et c’est aussi une bonne leçon pour tous ceux qui confondent conquête du pouvoir et poursuite du bonheur.

— Où mène la quête du pouvoir ? » demanda Geary alors qu’ils attendaient l’ouverture de l’écoutille.

Unruh lui décocha un regard amusé. « Vous voulez savoir ce que je pense ? Très bien. Viser un objectif exigeant d’acquérir du pouvoir conduit sans doute à la concrétisation de cette ambition. Mais la conquête du pouvoir comme fin en soi ne mène nulle part. C’est comme de marcher sur une bande de Mœbius. On monte, on descend, on passe par-dessus, par en dessous, et on revient à la case départ sans avoir atteint aucune destination. On continue à l’arpenter en se demandant pourquoi, si longtemps et si vite qu’on marche, on n’arrive nulle part.

— Merci, sénatrice.

— De quoi ? De vous avoir exposé l’étendue de nos errements et avoué à quel point nous comptions sur vous pour rétablir la situation ? »

Geary secoua la tête. « Non. De m’avoir administré la preuve que je ne me fourvoyais pas entièrement en faisant confiance au gouvernement. »

Unruh sortit rejoindre les soldats des forces spéciales, qui formèrent aussitôt une escorte autour d’elle. Mais la sénatrice se retourna une dernière fois vers Geary, la mine sombre. « C’est trop d’honneur, amiral. Je ferai mon possible pour me montrer à la hauteur de votre confiance. »

L’amiral Timbal attendit qu’Unruh et son escorte eussent tourné l’angle d’une coursive pour couler vers Geary un regard interrogateur. « Comment s’est passé ce tête-à-tête ?

— Quel tête-à-tête ?

— D’accord. » Les deux hommes s’éloignaient de conserve dans la direction opposée à celle empruntée par la sénatrice et son escorte. « Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? » reprit Timbal.

Geary réfléchit à ce qu’il lui était loisible de répondre. « Nous ne sommes pas seuls.

— Que recouvre exactement ce “nous” ?

— Les gentils. » Geary eut un sourire en biais. « N’est-ce pas ?

— Je l’espère. » Timbal fit encore quelques pas. « Les deux agents dont vous m’avez parlé se trouvent-ils encore à bord de l’Indomptable ?

— Oui. Pourquoi ?

— Je tiens toujours à ce qu’ils soient fusillés, vous vous souvenez ? » Timbal regarda autour de lui puis consulta un petit dispositif de sécurité à son poignet pour s’assurer qu’on ne pouvait pas les entendre. « J’ai été avisé de certains signes subtils laissant entendre que quelqu’un fouine un peu partout pour chercher à découvrir ce qu’ils auraient pu nous apprendre.

— Nous renforcerons la sécurité autour de leurs cellules, répondit Geary. Autre chose ?

— J’ai reçu des ordres confidentiels m’intimant de localiser l’ex-sénatrice de l’Alliance Victoria Rione. Certaines personnes aimeraient lui parler.

— Qui ça ?

— Je ne saurais le dire. Ces ordres laissent ce détail dans le vague, expliqua Timbal. Au demeurant, leur origine exacte reste elle aussi passablement floue. Raison pour laquelle je ne me suis pas trop mis la rate au court-bouillon pour rechercher Rione.

— D’autres personnes, en revanche, semblent s’en inquiéter.

— Je m’inquiéterais aussi si j’étais responsable de ce qui est arrivé à son époux. » Timbal se massa l’arête du nez. « Au fait, mes responsables de la sécurité, ceux du moins auxquels je fais confiance, affirment avoir découvert d’étranges anomalies dans nos routines : du rajout de discrètes applications, de celles qui auraient pu être autorisées à Victoria Rione pour passer par Ambaru, pas plus tard qu’hier ou avant-hier, sans déclencher aucune alarme.

— Vraiment ?

— Oui. Si elle débarquait de nouveau sur la station, elle serait très vite repérée. » Timbal fixa Geary d’un œil impavide. « Je me suis dit que vous aimeriez le savoir.

— Merci. Je crois que, de votre côté, vous devriez savoir qu’un tas de questions seront bientôt réglées.

— De manière satisfaisante ?

— Peut-être. » Geary marqua une pause pour faire face à Timbal et reprendre sur un ton plus officiel. « Si nous ne nous revoyons plus, je tiens à vous dire que servir avec vous a été un honneur et un plaisir.

— Tout l’honneur et le plaisir sont pour moi, répliqua Timbal sur le même ton. Merci, amiral. Cela signifie-t-il que c’est en train ?

— Ça ne saurait tarder. »

Tanya l’attendait dans la soute de la navette de l’Indomptable quand il en descendit. « J’espère que votre visite à Ambaru valait la peine de prendre ce risque, déclara-t-elle.

— En effet. Et, quoi qu’il en soit, je ne peux pas vivre à bord de l’Indomptable.

— Pourquoi ? »

Au lieu de répondre, il brandit la disquette qu’Unruh lui avait remise. « Nous avons reçu des ordres du gouvernement et nous avons désormais les moyens de gagner Unité Suppléante.

— Des ordres ? s’enquit Desjani, instantanément soupçonneuse à la mention du gouvernement. De faire quoi ?

— De prendre Unité Suppléante.

— Le gouvernement vous aurait donné l’ordre d’investir sa capitale de repli clandestine ?

— C’est une longue histoire, déclara Geary. Mais, fondamentalement, exactement comme les militaires de l’Alliance, son gouvernement a adopté, au nom de la victoire, certaines pratiques qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la volonté de gagner la guerre ni avec ce que devrait représenter l’Alliance.

— Nous allons donc sauver l’Alliance ? » demanda Desjani.

Conscient qu’elle faisait allusion au mythe selon lequel Black Jack reviendrait « sauver l’Alliance », il la fixa d’un œil morne. « Oui.

— Parfait. Je tenais seulement à en avoir le cœur net. Quand partons-nous ?

— Je dois d’abord vérifier où en sont nos réparations et notre réapprovisionnement, répondit Geary. Mais les mêmes précautions prévalent. Il faut laisser aux vaisseaux obscurs le temps de réparer et de quitter à nouveau leur base. Au moins encore une semaine, me semble-t-il. »

Tanya le prévint d’un regard : « Ils reviendront vous traquer. Si nous attendons tout ce temps, ils risquent même de se pointer ici. »

Hideuse perspective. « Vous avez raison. Voyons si nous ne pouvons pas plutôt nous mettre en route dans le courant de la semaine. »

De retour dans sa cabine, Geary appela le capitaine Smyth. « Une semaine maximum. Je veux que tous les vaisseaux soient sortis des bassins de radoub et prêts à partir.

— Amiral, j’aimerais… Peu importe. Ça peut se faire, mais tous les problèmes ne seront pas réglés. Vous serez toujours confronté à d’éventuels dysfonctionnements des systèmes de vos vaisseaux, tels que cette panne de l’unité de propulsion principale du Téméraire à Bhavan.

— Je comprends. Faites au mieux.

— À vos ordres, amiral. S’agissant des fonds…

— Je tiens d’une source autorisée que les fonds dont nous avons besoin devraient se matérialiser très bientôt, affirma Geary. Par des canaux officiels. »

Smyth eut l’air impressionné. « Comment y êtes-vous arrivé ?

— J’ai demandé poliment. »

En dépit de la mise en garde de la sénatrice Unruh le prévenant que les vaisseaux obscurs pouvaient encore s’informer de ses faits et gestes, Geary n’avait aucun moyen de dissimuler les préparatifs exigés par une offensive impliquant toutes les forces subsistantes de la Première Flotte. Il prit néanmoins la précaution d’en cacher au moins un aspect en convoquant personnellement, au lieu de recourir à des coms qui risquaient d’être écoutées, deux officiers dans sa cabine de l’Indomptable.

En chair et en os, le colonel d’infanterie Rico arborait la même mine sérieuse que sur son portrait officiel. Le commandant de la troisième brigade se tenait au garde-à-vous, donnant l’impression de n’être jamais réellement détendu. Ce n’était pas une tension nerveuse, mais plutôt une manière de vigilance de chaque instant, comme si quelque chose d’important risquait de lui échapper s’il baissait sa garde ne fût-ce qu’une seconde. Chez un homme manquant de confiance en soi ou n’en accordant que peu à autrui, cela aurait sans doute donné un chef agité, perpétuellement craintif, qui ferait vivre un enfer à ses subordonnés. Mais Rico transpirait une solide assurance qui rendait cette attitude plus réconfortante qu’inquiétante.

Le capitaine de corvette Young, commandant du transport d’assaut Mistral, était plantée à ses côtés. D’un comportement bien plus nonchalant que celui de Rico, elle donnait l’impression d’avoir eu affaire aux fusiliers assez souvent pour éprouver à leur égard une sorte de lassitude teintée d’exaspération.

À l’instar de nombreux officiers de Geary, ils avaient l’air bien trop jeunes pour leur grade. Un siècle plus tôt, il avait connu une armée en temps de paix où les promotions n’arrivaient que très lentement et où l’on servait plusieurs années dans le même grade. Mais cette longue guerre, qui n’avait que très récemment pris fin, avait imposé ses exigences : le rythme élevé de décès des officiers supérieurs réclamant, pour boucher les trous, l’avancement accéléré des plus fraîchement émoulus.

L’amiral fit signe à Rico et Young de prendre un siège. « Nous faisons face à un problème compliqué.

— Qu’attendez-vous de l’infanterie spatiale, amiral ? demanda Rico en s’asseyant dans une posture tout aussi rigide que la précédente.

— Et où devons-nous les conduire pour faire leur boulot ? » s’enquit Young, s’attirant un regard en biais amusé de Rico.

Geary s’assit face à ses deux officiers. « Vous venez tous les deux de faire très exactement ce que j’attendais de vous, en me prouvant que vous étiez dans les meilleures dispositions possibles. Que savez-vous des vaisseaux obscurs ?

— Tout ce que vous nous en avez exposé, amiral, mais rien par expérience personnelle. Nous n’avons pas participé aux batailles d’Atalia et de Bhavan, et nous n’avons été témoins que partiellement de celle de Varandal. » Rico désigna l’espace extérieur d’un coup de menton. « Et nous avons entendu les rumeurs qui ont circulé.

— Et qui ne sont guère optimistes, ajouta Young. J’ai discuté avec des amis présents à bord de bâtiments qui ont livré combat aux vaisseaux obscurs, amiral. Tous s’accordent à dire qu’ils sont plutôt coriaces.

— C’est exact, convint Geary. Néanmoins, nous avons découvert leur base et nous savons comment y accéder. »

Les yeux de Young se rivèrent sur lui. « Et c’est pour cela qu’il vous faut un transport d’assaut. » Ce n’était pas une question mais une affirmation.

« Une grosse installation conçue pour le contrôle et le commandement devrait orbiter autour de l’étoile depuis laquelle ils opèrent. Elle abrite sans doute une forte population et doit répondre à une grande variété de fonctions.

— Abordage d’une installation orbitale, opina Rico. C’est dans les cordes de la troisième brigade. Une seule ?

— Il y aura probablement un tas d’autres structures orbitales, mais celles-là serviront à la seule logistique des vaisseaux obscurs. Surtout des hangars et des entrepôts. Il n’est pas exclu que des gens encore en place y soient toujours coincés. Ça pourra ressembler à une opération de sauvetage d’otages ou à une évacuation en cas d’incendie. Ce sera aussi une mission de collecte d’informations, consistant à recueillir tous les renseignements disponibles dans les bases de données de ces installations. Le général Carabali affirme que la troisième brigade est la mieux qualifiée, quoi qu’on lui oppose. »

Rico opina derechef. « Quel genre d’informations cherchons-nous, amiral ?

— Tout ce qui nous tombera sous la main. Ça ne m’est pas destiné. Le gouvernement a construit ces installations, il en a perdu le contrôle et il aimerait savoir ce qui s’est produit.

— Oui, amiral. » Que le gouvernement ignorât ce qui s’était passé dans une de ses propres installations n’avait pas l’air d’étonner le fusilier.

« Combien d’évacués, amiral ? s’enquit Young. Si le Mistral est déjà chargé de troupes d’assaut, il ne restera plus beaucoup de place pour de nouveaux passagers.

— Je ne sais pas, répondit Geary. J’aurais aimé disposer d’un second transport d’assaut, vide celui-là. Mais je n’ai que le Mistral. »

Young resta quelques secondes silencieuse, à fixer le vide avec intensité. « Tout dépend du nombre, amiral. Il y a des moyens d’entasser des gens en surnombre et de donner temporairement aux supports vitaux un coup de pouce suffisant pour prendre en charge la charretée. Ça ne fera plaisir à personne, mais, du moment que ça ne dure pas trop longtemps, nous pouvons doubler la capacité du transport.

— Ce qui exigerait de réduire le contingent de fusiliers à son bord, objecta Rico.

— Les places dans le bus sont limitées, déclara Young. Même si tout le monde restait debout, je ne pourrais pas continuer à entasser des passagers sans surcharger les supports vitaux et rendre l’atmosphère irrespirable. Vous autres troufions tenez à pouvoir respirer, j’imagine ?

— Nous en sommes assez friands, admit Rico.

— Je sais que nous aimerions emmener autant de fusiliers que nous pourrions en embarquer, intervint Geary, mais nous ne prendrons avec nous que deux de vos bataillons, colonel. La place restée libre sur le Mistral sera réservée à une évacuation d’urgence. Il y a de bonnes chances pour que le nombre des évacués excède malgré tout la capacité du Mistral, auquel cas nous transférerons ensuite les gens sur de plus gros vaisseaux.

— Sous le feu ? demanda Young.

— Peut-être. Je sais que les conditions ne sont pas idéales, loin de là.

— Certains de mes pilotes de navette se porteront volontaires pour procéder aux transferts sous les tirs », déclara Rico.

Young renâcla. « Bizarre comme les fusiliers n’ont jamais aucun problème à trouver des volontaires.

— Nos sergents sont très persuasifs. Amiral, j’aimerais sincèrement avoir une idée plus précise de la menace que nous devrons affronter. Je sais ce que les vaisseaux obscurs peuvent nous balancer, mais à quelle espèce d’infanterie aurons-nous affaire ?

— Je ne pense pas que nous devrons affronter des troupes régulières, dit Geary. Peut-être des paramilitaires ou des forces de sécurité lourdement armées.

— Des forces de sécurité lourdement armées ? Comme des équipes d’intervention de la police, voulez-vous dire ? Ou quelque chose d’équivalent aux Vipères des Syndics ? avança Rico en citant les forces spéciales fanatisées qui travaillaient pour le SSI des Mondes syndiqués.

— Je n’en sais rien, répondit Geary. Y a-t-il dans l’Alliance quelque chose qui ressemble aux Vipères ?

— Des bruits circulent, amiral, mais je ne connais personne qui ait vu leurs pareils.

— Tant mieux. Je ne crois pas qu’on aurait pu garder entièrement secret un tel service. Si nul n’en a vu la trace, c’est probablement qu’il n’existe pas. » Geary prit brusquement conscience que ce dernier argument était pour le moins faiblard dans le cours d’une discussion portant sur une attaque d’Unité Suppléante, mais il préféra ne pas soulever ce point. « Voici l’autre aspect le plus difficile : les gens que nous rencontrerons croiront peut-être défendre les intérêts de l’Alliance. »

Les deux officiers le dévisagèrent. Rico se reprit le premier. « Nous allons devoir combattre des forces de l’Alliance ?

— Peu probable, répondit Geary. Comme nous l’avons vu à Ambaru, les soldats de nos forces terrestres ont refusé d’engager le combat contre des fusiliers de l’Alliance même quand on les a gavés de données fallacieuses. Et, selon les informations dont je dispose, on ne devrait pas trouver de troupes régulières à la base des vaisseaux obscurs. Toutefois, une force paramilitaire pourrait l’occuper et avoir reçu l’ordre de nous résister. Si nous rencontrons une telle situation, colonel Rico, je dois savoir au plus vite que vous êtes capable de la désamorcer, faute de quoi vous devrez éliminer tous ceux qui tenteront activement de s’opposer au succès de votre mission. »

Il se tourna vers Young. « Et, si d’aventure quelques vaisseaux obscurs se trouvent encore sur place quand nous frapperons leur base et s’avisent de nos intentions, ils chercheront à vous liquider. Ce sera formidablement risqué. S’ils décident de faire de vous leur cible prioritaire, j’aurai le plus grand mal à les en dissuader. Vous devez en être informée. »

Young sourit largement. « Nous avons l’habitude, amiral. Connaissez-vous cette blague, comme quoi TA ne veut pas dire transport d’assaut mais Tirez À vue ?

— Nous ferons le boulot, amiral, affirma le colonel Rico. Il s’agit bien de défendre l’Alliance, n’est-ce pas ?

— Vous avez ma parole, dit Geary. J’ai reçu des ordres du plus haut niveau pour cette opération.

— Alors nous ferons le travail, du moment que le bus nous conduit là-bas. »

Le capitaine Young lui décocha un regard de travers. « Le bus amènera vos resquilleurs là-bas, promit-elle. Après, ce sera à vos fusiliers de payer l’ardoise.

— Nous la gagnerons haut la main. C’est entendu, amiral.

— Excellent, lâcha Geary. Certaines réparations d’urgence doivent encore être finalisées sur quelques vaisseaux, si bien que la date du départ n’est fixée que pour dans une petite semaine. Que votre vaisseau et vos soldats se tiennent prêts.

— Nous pourrions lever le camp dans les vingt-quatre heures, amiral, affirma Young. Dès que les fusiliers seront prêts à embarquer. Nous avons déjà chargé le plus gros de leur équipement.

— Vingt-quatre heures », concéda Rico.

Après leur départ, Geary consulta les dernières mises à jour relatives à l’entretien et au réapprovisionnement. Le Formidable restait le dernier croiseur de combat immobilisé et il faudrait expédier les travaux en urgence dans les prochains jours. Tous les systèmes de propulsion principale du Téméraire seraient en état de marche dans trente-six heures, résultat obtenu sous la menace de le laisser à quai au départ de la flotte. Cette honteuse perspective (être le seul cuirassé à manquer le prochain combat) avait poussé son équipage et le personnel de maintenance qui collaborait avec lui à fournir des efforts surhumains pour achever les réparations.

L’amiral Timbal était en train de vider les réserves de Varandal de toutes les cellules d’énergie disponibles. En un si bref délai, ça ne suffirait pas à remplir à ras bord tous les vaisseaux, mais seuls les cuirassés et les croiseurs de combat seraient à moins de cent pour cent au départ. On faisait également face à une exaspérante pénurie de missiles spectres, et on était même, étonnamment, à court de mitraille. « Ce ne sont que des billes ! avait protesté Geary. De petites sphères métalliques ! En fabriquer davantage ne devrait pas être compliqué ! » Mais d’autres priorités s’étaient présentées entre-temps, de sorte que quelques vaisseaux partiraient les poches aux trois quarts vides.

La bonne nouvelle en matière de réserves de vivres, c’était qu’on avait chargé à bord des vaisseaux une énorme quantité de barres énergétiques susceptibles de servir de repas en situation de combat. La mauvaise, en revanche, c’était que presque tous les cartons étaient remplis de ces infectes Danaka Yoruk, manifestement stockées pour nourrir les prisonniers de guerre syndics qui, de manière assez inattendue, avaient ensuite été confiés à la garde de représentants du système de Midway. Geary envisagea sérieusement de prendre au mot la suggestion de Desjani : se servir des Danka Yoruk comme d’un substitut à la mitraille manquante.

Fatigué de consulter les rapports de situation, d’expédier ou de remettre à plus tard ce qui devait l’être, de s’assurer que les bonnes personnes occupaient le poste qui convenait, de planifier ce qu’on devrait faire à Unité Suppléante et de coordonner les interventions, Geary réussit enfin à trouver le sommeil.

« Amiral ! »

Il se réveilla en sursaut, secoué par le caractère d’urgence de l’appel. Il s’assit sur sa couchette et écrasa de la paume le plus proche panneau de com. « Ici ! Que s’est-il passé ?

— Ils… Ils sont revenus, amiral ! »

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